1Le supportérisme au sein du football français est aujourd’hui au centre de nombreux débats de société. Il ne cesse de susciter des prises de position assez clivantes de la part, à la fois, des différents acteurs du milieu (Ligue de football professionnelle, présidents de clubs, entraîneurs, joueurs, supporters…), mais également auprès de l’opinion publique et des mass-médias. Entre les incidents (notamment l’épisode des chants et banderoles homophobes lors de la saison 2019-2020), les lois ciblées (loi no 2016-564 du 10 mai 2016 renforçant le dialogue avec les supporters et la lutte contre le hooliganisme), l'organisation sécuritaire, les associations nationales supportéristes en plein essor (création de l’Association nationale du supportérisme, du Conseil national des supporters de football, et de l’Association de défense et d’assistance juridique des intérêts des supporters en 2014), les batailles juridiques, on observe que le football français et l’organisation de ses événements baignent dans un contexte polémique.
2Historiquement parlant, le supportérisme n’est pourtant sujet de société que depuis le tournant des années 1980. Durant la première moitié du xxe siècle, le public assistant aux matchs de football ne semble pas développer de singularité par rapport aux autres publics sportifs, il n’est qu’une masse uniformisée qui vient se divertir, notamment vis-à-vis de la presse. À l’époque « le “public” s’écrit le plus souvent au singulier, comme si on était en présence d’un rassemblement d’éléments indifférenciés dont la composition n’est pas vraiment connue, les comportements pas toujours compréhensibles et encore moins prévisibles » (Mignot, 2014 : 136). En parallèle, le football se développe et prend une place importante au sein du sport français mais n’a pas encore sa position hégémonique actuelle. Le premier tournant opère dès les années 1960 où le concept de spectacle se développe de manière globale, et au sein du football qui devient de plus en plus médiatisé (George, 2018). Il connaît des transformations structurelles qui poussent à sa spectacularisation et à son européanisation (avec la création des coupes d’Europe de clubs), les audiences explosent en France (ibid.). Puis, lors du passage aux années 1980, la France des spectateurs-consommateurs laisse progressivement sa place à la « France tous-supporters, […] de sorte que les représentations médiatiques des publics semblent désormais se confondre avec celles des supporters » (Mignot, 2014 : 179). C’est désormais l’occurrence « supporter » qui est la plus présente au sein de la presse française pour désigner les individus peuplant les tribunes des stades. Le contexte de « mondialisation de la plupart des activités sociales et donc de la configuration médiatico-sportive pousse fortement dans cette direction » (ibid. : 179). Effectivement, le processus de mondialisation impacte le football plus que tout autre sport, puisqu’il devient directement (et de manière avant-gardiste) concerné par des événements à l’échelle mondiale ainsi que par la circulation exponentielle des joueurs professionnels, des entraîneurs et des capitaux (Bromberger, 1995). C’est suite à cette nouvelle exposition du football et de ses supporters que les problèmes liés au hooliganisme vont prendre une place importante au sein du paysage médiatique.
- 1 Loi no 93-1282 du 6 décembre 1993 relative à la sécurité des manifestations. Elle instaure un cadr (...)
- 2 Loi no 2006-64 du 23 janvier 2006 relative à la lutte contre le terrorisme.
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3Depuis près de 30 ans, un des points de crispation majeur se situe au niveau des interdictions subies par les supporters de football. Des sanctions rendues possibles grâce à l’entrée en vigueur de lois pensées généralement en réaction à certains incidents proches provoquant un emballement médiatique (Bodin et al., 2005). En 1993, l’interdiction judiciaire de stade est créée par la loi Alliot-Marie1 à la suite des graves incidents qui avaient éclaté en tribune Boulogne entre supporters et CRS lors du PSG-SM Caen du 28 août de la même année. Cette loi représente pour la France un point de départ en matière de législation du supportérisme, ainsi qu’une première véritable prise de conscience des médias vis-à-vis des problématiques liées au supportérisme (ibid.). En 2006, l’interdiction administrative de stade est créée par la loi Sarkozy2 de 2006 à la suite de nombreuses affaires de violence3. Depuis 2011, et c’est là que se concentrera notre étude, il existe également l’interdiction collective de déplacements de supporters. Elle peut être provoquée par arrêté préfectoral ou par arrêté ministériel. En effet, l’entrée en vigueur de la loi Loppsi 24 permet au ministre de l’Intérieur d’interdire « le déplacement individuel ou collectif de personnes se prévalant de la qualité de supporter […] sur les lieux d’une manifestation sportive et dont la présence est susceptible d’occasionner des troubles graves pour l’ordre public5 ». De plus, cette loi donne la possibilité aux préfets français de « restreindre la liberté d’aller et de venir des personnes se prévalant de la qualité de supporter6 ». La Ligue de football professionnel (LFP) quant à elle a la capacité de fermer la tribune d’accueil des supporters visiteurs depuis la création de sa commission de discipline. Une mesure motivée notamment par les affrontements récurrents entre supporters du PSG et de l’Olympique de Marseille lors des matchs les opposant, ainsi que par la mort d’un supporter parisien aux abords du parc des Princes un soir de février 2010.
- 7 Les chiffres concernant la saison 2011-2012 ont été divulgués par le ministère de l’Intérieur aprè (...)
4Au départ, le sujet semble relayé de manière distante par la presse française. Cependant, l’augmentation exponentielle du nombre d’interdictions collectives de déplacement, faisant passer ces arrêtés de mesures « exceptionnelles » à « fréquentes » (5 la première année lors de la saison 2011-2012 ; 104 durant la saison 2015-20167), et les débats autour de leurs justifications vont peu à peu amener les différents organes de presse français à se pencher sur les polémiques autour de ces interdictions collectives. Le sport, depuis son émergence, a toujours représenté un « sujet idéal pour les médias – il avait une grande popularité qui attirait une audience large et fidèle, sa couverture pouvait à la fois remplir les fonctions d’information et de divertissement » et « contribuer de façon significative aux identifications collectives nationales » (Rowe, 2006 : 2). En parallèle, les médias représentent pour le sport un « gisement financier » et une plateforme d’exposition colossale (Nys, 2000 : 5), en France principalement depuis l’introduction en 1986 de « la pratique de l’appel d’offre » pour l’achat des droits de retranscription télévisuels du football (George, 2018 : 18).
5Le sport et la presse entretenant des « relations de complicité, de connivences et d’intérêts », il est aujourd’hui impossible d’analyser « ce que les médias doivent au sport, sans s’interroger sur ce que le sport doit aux médias » (Mignot, 2014 : 23). Il est donc pertinent de parler d’une « configuration médiatico-sportive au sein de laquelle chaque sphère joue une partition commune » (ibid. : 27). À la vue de cette complicité, nous allons ici questionner le positionnement de la presse face aux interdictions de déplacement, ce qui nous permettra par association de questionner son rôle au sein du contexte polémique de celles-ci. La place traditionnellement importante donnée au sport et a fortiori au football dans les différentes presses de l’Hexagone8 va donc pouvoir nous permettre une analyse au niveau global mais également au niveau méso et micro-médiatique des variations du registre utilisé par les médias. Pour appréhender correctement ce registre médiatique, il faut d’abord préciser que la compréhension de la communication média se décline selon une multitude de registres, directement dépendants du ton du discours médiatique. Des registres médiatiques qui peuvent bien évidemment se subdiviser en plusieurs sous-registres, notamment par rapport au choix de l’énonciation utilisée pour transmettre l’information (à ce sujet, voir Garcin-Marrou et Hare, 2019) : registre déclaratif, « registre de la dérive9 », « registre de la dramatisation10 », registre polémique, « registre protestataire » (Ollitrault, 1999 : 178)… De surcroît, comme le rappelle Nicolas Hubé (2007), la une d’un journal (et par extension ses différents articles) assure deux fonctions : l’information et l’attraction. L’existence ou non d’articles sur les interdictions collectives de déplacement de supporters (et le registre choisi pour en parler) peut donc déjà donner une indication du positionnement de la presse vis-à-vis de la valeur attractive de ceux-ci, ainsi que du degré d’importance d’information qui leur est rattaché. Dans cette optique, notre étude porte sur l’analyse du traitement médiatique du supportérisme au prisme des interdictions de déplacements. La variation du registre utilisé par la presse pour en parler, la disparité entre les différents types de presse et le rôle joué par les médias au sein du débat rendent ce sujet tout à fait singulier, tant d’un point de vue médiatique que d’un point de vue sociohistorique.
6Anastassia Tsoukala (2004 : 356), dans son article sur la construction médiatique de la figure du hooligan dans la presse française, explique que les médias français se sont toujours attelés à façonner une image menaçante des supporters de football. Cela s’exprime par l’utilisation d’un registre sensationnaliste souvent via des termes à « connotation guerrière », ainsi que par des articles prenant la forme de « prophéties autoréalisatrices » (Merton, 1968), c’est-à-dire anticipant les actes hooligans avant même qu’ils n’aient lieu (articles focalisés sur les matchs à risque, ou sur les antagonismes entre certains supporters rivaux). Le phénomène y est présenté comme particulièrement menaçant car l’image du hooliganisme en France véhicule « deux phénomènes contemporains fort contestables, la spectacularisation de la vie sociale et le fanatisme de la vie politique » (Tsoukala, 2004 : 355). Concernant l’action des pouvoirs publics, la presse française approuve « en général l’adoption d’une politique de répression ferme du hooliganisme » tout en ne mettant « jamais en cause son bien-fondé juridique, lequel reste, pourtant, assez souvent fragile » (ibid. : 358). A. Tsoukala révélait même en 2004 n’avoir « trouvé aucun commentaire sur les dangers qu’implique pour les libertés publiques l’établissement d’un large contrôle de la déviance à travers la généralisation de nombreuses pratiques policières » (ibid. : 359). Tout cela entraînant une absence de « contrepoids critique face au durcissement croissant du dispositif de contrôle social et aux dangers que cela implique pour les principes de l’État de droit et les libertés publiques » (ibid. : 360).
7Patrick Mignot (2014), dans son étude diachronique des représentations médiatiques des publics du football, révèle que le traitement réservé aux supporters par la presse sportive française est tributaire d’éléments extérieurs à la simple transmission de l’information. Lors d’études concernant la presse, il est important de partir du postulat que « le positionnement de l’énonciateur ne doit pas être évalué à la seule aune des marques d’énonciation explicites qu’il emploie » (Charaudeau, 2006 : 24). D’autres éléments, instables, entrent en considération comme le rapport à « l’objet journal » (Marty, 2010 : 5), ainsi que « le positionnement du journal et des journalistes dans la configuration médiatico-sportive, l’évolution de la profession » (Mignot, 2014 : 211). Des éléments qui ont un impact direct sur la construction médiatique des publics du football. Historiquement, la presse nationale et sportive souffre d’une certaine méconnaissance des mouvements supportéristes et plus largement de la « culture supporters » (Bromberger, 1995). Une méconnaissance entraînant un traitement des activités supportéristes en majeure partie centré sur la (et les) violence(s), couplée à une quête du sensationnel pour répondre à l’urgence, et permettre une couverture événementielle qui assure de l’audience (Bodin et al., 2005). En participant aux différents épisodes de « scandalisation » (Lascoumes, 2016), voire de « panique médiatique » (Frau-Meigs, 2010) lors d’événements ayant marqué l’opinion publique, les médias ont en conséquence joué un rôle « amplificateur, multiplicateur et catalyseur » vis-à-vis des incidents (Bodin et al., 2005 : 79). La presse possède cette double fonction de thermomètre et de thermostat qui lui permet d’être à la fois actrice et relai des phénomènes supportéristes. « Thermomètre », car à travers ses positionnements rédactionnels, elle prend la température vis-à-vis d’une information et communique dessus. « Thermostat », car à travers sa posture, la presse influence directement son lectorat et est tributaire en bonne partie de la construction de l’opinion publique. Elle peut même prendre le rôle d’un acteur à part entière lorsqu’elle impacte directement ou indirectement le milieu concerné par sa communication. Les médias ont par exemple provoqué des situations de « panique morale » (Cohen, 1972 ; Ogien, 2004), voire de véritables « campagnes périodiques » (Becker, 1985) aboutissant à des décisions politico-légales de plus ou moins grande envergure (Bodin et al., 2007). C’est aussi essentiellement à travers la presse sportive française que se sont créées de véritables représentations collectives du supporter de football (via certains stéréotypes et clichés), aboutissant à la création de profils sociaux figés – construits par le social et co-construits par la presse –, ainsi qu’à une image publique très négative du supportérisme (Ehrenberg, 1986 ; Bodin et al., 2005). Par ailleurs, les différents médias sont progressivement devenus des moyens pour les supporters d’exister publiquement, en devenant des lieux de visibilité pour ceux-ci. L’émergence de nouvelles formes de prise de parole des publics sportifs, nouvellement considérés comme d’authentiques « communautés de connaisseurs » (Mignot, 2014 : 254) est de plus en plus relayée selon des prises de position argumentées, ce qui revient d’une certaine manière à la légitimer vis-à-vis du savoir sportif et de sa capacité d’analyse. Progressivement, les supporters ont des paroles qui dépassent la simple mise en contexte d’un match de football pour devenir des outils de compréhension permettant de construire le récit journalistique, dans un modèle type où le journaliste les organise dans un « ensemble fictionnel et qui les structure » (ibid. : 237). Les entités supportéristes, désireuses de se faire entendre, apparaissent donc progressivement « dans les médias et par les médias » (ibid. : 258).
8Les interdictions de déplacement de supporters entraînent des discours très hétérogènes de la part des différents acteurs concernés. Face à cela, quels sont les choix de traitement pris par la presse ? L’instance médiatique française est-elle dans cette situation précise : « un pervers simulacre d’agora ? […] Ou bien est-elle le moyen de rendre compte au mieux, dans les conditions d’un discours réglé, d’une variété de points de vue ? » (Krieg, 2000 : 34). La presse se cantonne-t-elle à une position très lisse vis-à-vis de ce type de politique sécuritaire, comme l’histoire semble le démontrer (Tsoukala, 2004) ? Ou bien le registre médiatique employé pour aborder ces interdictions collectives se place-t-il aujourd’hui en rupture par rapport aux positions traditionnelles de la presse française ? Un questionnement qui amène à nous interroger : de quelles manières et avec quels arguments la presse se positionne-t-elle vis-à-vis des interdictions collectives de déplacement de supporters au sein du football français ? Justement, l’analyse du discours de presse permet d’observer comment certains bouleversements sociaux s’accompagnent de changements dans le lexique employé par les journaux. Ce type d’analyse permet d’identifier « les différents schémas argumentatifs développés dans la presse à l’occasion de débats provoqués » et, par un jeu de rebond, « l’analyse du discours de presse peut constituer un des modes d’accès privilégiés à la matière même de l’histoire en train de se faire » (Krieg, 2000 : 41).
9Afin de détecter les différentes variations de l’angle de traitement des interdictions de déplacement par la presse française, nous avons décidé de faire appel à Europresse, base de données d’articles de presse effectuant une veille et de l’analyse média. Nous y avons recherché l’ensemble des articles français (corpus exhaustif) contenant précisément à la fois la forme « Interdiction de déplacement » (au singulier et au pluriel, [interdiction(s)]) ainsi que le mot « supporters ». Ces premiers résultats ont ensuite été filtrés : nous avons sélectionné exclusivement les articles contenant « interdiction(s) de déplacement » dans leur titre ou dans leur premier paragraphe, afin de conserver les textes dont le sujet constitue une thématique centrale. La période sélectionnée est celle de 2010 à juin 2019, ouverte par la première apparition d’un article de presse français relatant une interdiction de déplacement concernant le football français. L’application de ces conditions nous a amené à un résultat de 368 articles.
10Nous avons ensuite déversé l’ensemble de nos articles dans le logiciel Prospéro (voir Chateauraynaud, 2003) qui permet de construire des stratégies d’indexation correspondant à notre objectif de recherche. Ce logiciel permet d’atteindre un niveau fin d’analyse en matière de registre d’énonciation au sein de n’importe quelle production textuelle. Il travaille sur les aspects lexicaux et sémantiques d’une langue qui permettent d’effectuer divers types de regroupement de données. Ceux-ci prennent la forme d’êtres fictifs (groupes de synonymes), et de catégories (regroupant des images métonymiques). Ce logiciel a déjà été utilisé plusieurs fois dans le cadre de recherches en sociologie du sport, par exemple pour l’étude des « controverses comme grille de lecture des dossiers sportifs » (Collinet et Terral, 2013 : 13) ou pour l’étude des modalités de traitement de la presse vis-à-vis d’affaires sportives sensibles (dopages et flux migratoire de footballeurs étrangers ; Rodas et Trabal, 2007).
- 11 Les autorités publiques concernées sont ici : la DNLH, le ministère de l’Intérieur et les préfectu (...)
- 12 Les autorités footballistiques concernées sont ici : la LFP et la Fédération française de football (...)
11Afin de baliser l’ensemble de notre contenu en matière de registre d’énonciation, nous avons décidé de créer différentes catégories d’entités en plus de celles, plus « classiques », déjà présentes au sein du dictionnaire par défaut du logiciel. Nous avons donc créé les catégories « modes de protestation » et « modes de dénonciation officiels », en dédoublant la catégorie « mode de dénonciation » préexistante. Cela a été réalisé dans un but précis : séparer les critiques des supporters et associations de supporters envers les autorités publiques11 et footballistiques12 (les « modes de protestation ») des critiques des autorités publiques/footballistiques envers les entités supportéristes (les « modes-de-dénonciation-off »). Cela a permis d’observer les différences d’écho que pouvaient avoir ces catégories d’entités dans la presse française. Une séparation facilitée par l’emploi d’un champ lexical différent de la part des deux camps lors de leur déclaration à la presse pour dénoncer un comportement qui leur semble inapproprié. Parmi l’ensemble des représentants de la catégorie « modes de protestation », nous retrouvons par exemple les mots « acharnement », « amalgame », « colère », « ras-le bol ». A contrario, les représentants de la catégorie « modes de dénonciation officiels » se retrouvent être des mots d’un registre différent, plus officiels, comme « agissements », « rébellion », « irresponsables », « sanctions ».
- 13 Rappel : entrée en vigueur des interdictions de déplacement de supporters par arrêté préfectoral e (...)
12Nous avons ensuite subdivisé le corpus en deux périodes temporelles distinctes (articles publiés de mars 2010 à octobre 2015 ; articles publiés de décembre 2015 à mai 2019) afin de permettre un travail de comparaison vis-à-vis du registre d’énonciation médiatique entre une première période suivant l’entrée en vigueur des interdictions de déplacement jusqu’à leur installation dans le paysage administratif13, et une deuxième période marquée par les conséquences de leur utilisation dans un contexte post-terrorisme. La justification du bornage gauche (mars 2010), si l’on adopte la convention usuelle d’une flèche du temps allant de gauche à droite (Chateauraynaud et Doury, 2010), s’explique par l’utilisation d’un point d’origine : le premier article à faire référence à une interdiction de déplacement de supporter sur le sol français. Pour finir, une subdivision encore plus fine a été effectuée : nous avons classé les articles en fonction de leur type de support, c’est-à-dire en fonction du type de presse dans laquelle ils avaient été publiés (nationale, régionale, sportive), ce qui nous a permis d’observer les phénomènes de modulation de discours de manière plus précise que dans l’ensemble de l’entité « presse française ». Il s’agit ici d’une analyse lexicométrique, l’analyse des différents journaux se fera donc « à plat » au sein de chacune des trois entités de presse classifiées comme précisé ci-avant.
13Quand on observe le registre d’argumentation le plus utilisé par l’ensemble de la presse française lors de la première période étudiée (2010-2015), on constate qu’il tourne autour d’un champ lexical violentogène autour de catégories d’entité comme « violences », « discours sécuritaire », « inquiétude » et « enquête-investigation » (voir tableaux 1 et 8 en annexe). Les articles concernent essentiellement les deux rivalités historiques du football français que sont les PSG-OM et les OL-AS Saint-Étienne, souvent générateurs d’incidents, impliquant des oppositions qui ont tendance à dépasser le seul cadre du sport (rivalités territoriales, Paris contre la province, décalage culturel… À ce sujet, voir Bromberger et al., 1995). Cela se traduit dans les articles de cette première période par une justification systématique des interdictions de déplacement de supporters par des faits de violences passées, parfois à l’aide de citations tirées de l’arrêté préfectoral ou du communiqué de la Ligue faisant foi. On y retrouve par exemple :
« La décision est tombée. Sans surprise, la commission des compétitions de la Ligue confirme la fermeture des tribunes visiteurs lors des clasicos PSG-OM et OM-PSG, pour motif de sécurité publique. Voici un extrait du communiqué » (20 minutes, 2 novembre 2010).
« La Ligue de football professionnel (LFP) a décidé hier “de fermer les tribunes visiteurs lors des rencontres disputées par Saint-Étienne à l’extérieur jusqu’à la fin de l’année”, à la suite de violents incidents déclenchés par des supporters stéphanois et qui ont fait 8 blessés légers dimanche à Nice. Cette mesure de sécurité spécifique concerne les rencontres de championnat » (Sud-Ouest, 28 novembre 2013).
« Davantage d’interdictions de stade ou de déplacement pour supporteurs violents » (AFP, 25 septembre 2014).
14Un angle de traitement souvent calqué sur des documents officiels, ce qui explique la présence assez haute dans le classement de catégories d’entité comme « formes juridiques » et « logiques judiciaires » (voir tableau 8b en annexe). Le sujet « interdictions de déplacement » est donc relaté majoritairement par le prisme du fait divers et du report d’incidents entraînant une sanction. Des descriptions assez unilatérales ne laissant que peu apparaître l’existence d’un débat à leur propos, quasi exclusivement centrées sur un registre déclaratif. Cependant, lorsqu’on se penche sur la deuxième période, on remarque l’émergence ou le renforcement de catégories traduisant un sujet propice à l’utilisation d’un registre polémique. L’exemple le plus parlant est la progression au classement de la catégorie « mode de protestation » qui devient la plus présente au sein du corpus (voir tableaux 7a et 1 en annexe). La voix supportériste semble donc relayée dorénavant de manière régulière, en confrontation avec les voix des autorités publiques et footballistiques, représentées par la catégorie « mode de dénonciation officiel ». La polémique prend forme au sein de la presse à travers une confrontation directe entre les deux camps, leurs idées sur la question des interdictions de déplacement et surtout les critiques mutuelles qu’ils s’adressent. Les médias français prennent donc ici le rôle d’un champ de bataille argumentatif couplé à un rôle de juge de paix :
« Élections à la FFF : “En France, les supporters sont déconsidérés”» (interview de Jean-Pierre Clavier, membre du Conseil national des supporters de football, L’Express, 8 septembre 2016).
« Le Préfet de police des Bouches-du-Rhône Olivier de Mazières a accepté d’évoquer le match OM-PSG dimanche (21 h) et l’interdiction de déplacement pour les supporters parisiens qu’il a demandée au ministère de l’Intérieur » (RMC Sport, 26 octobre 2018).
« Les “ultras” et la Division nationale de lutte contre le hooliganisme (DNLH), cellule du ministère de l’Intérieur, se renvoient la responsabilité d’un échec réel : l’impossibilité de réunir dans un même stade des supporteurs à la rivalité plus ou moins avérée » (Le Monde, 30 janvier 2016).
15En observant le classement des êtres fictifs, on constate que « @Presse-et-média » apparaît en deuxième période parmi les entités les plus présentes au sein du corpus (voir tableau 2 en annexe). La presse devient, de fait, un véritable acteur du sujet qu’il relate en devenant un moyen d’expression pour les différents acteurs du champ et un premier lieu de confrontation des idées. Elle perd son statut de simple relayeur d’information. Sa potentielle fonction thermostatique, évoquée en début d’article, prend ici tout son sens. Le débat semble désormais permis dans cette deuxième période car un contre-pouvoir à la puissance publique semble s’être créé au sein du champ argumentatif, et cela s’observe en consultant les êtres fictifs et les « patronymes » les plus présents dans l’ensemble des articles. L’Association nationale du supportérisme (ANS) et son président, Pierre Révillon, ou l’Association de défense et d’assistance juridique des intérêts des supporters (ADAJIS), via son avocat Pierre Barthélemy, sont par exemple régulièrement citées aux côtés d’Antoine Mordacq (chef de la DNLH) et de Didier Quillot (directeur général de la LFP). Cela démontre une activité grandissante de leur part, ainsi qu’un début de légitimité qui transparaît dans les angles de traitement de la presse et dans la posture qu’elle donne aux spécialistes des causes supportéristes :
« Didier Quillot, le directeur général exécutif de la Ligue, a reconnu que “même si la volonté est là, le contexte ambiant ne va peut-être pas permettre d’aller aussi vite qu’on l’aurait souhaité” » (France football, 2 août 2016).
« Or, “on va aussi au stade pour l’ambiance, pour le spectacle en tribunes”, affirme son président, Pierre Révillon » (La Voix du Nord, 5 octobre 2016).
« Nouveau monsieur sécurité du foot français, Antoine Mordacq est-il celui qui va réconcilier l’État et les ultras ? » (20 minutes, 6 septembre 2017).
« Questions à Pierre Barthélemy : “On peut responsabiliser les supporters” » (L’Est républicain, 8 octobre 2018).
- 14 Loi no 2016-564 du 10 mai 2016 renforçant le dialogue avec les supporters et la lutte contre le ho (...)
16Les associations nationales et locales de supporters trouvent une place plus importante dans les articles au sein de la deuxième période, phénomène constaté par l’apparition de l’être fictif « @Associations » dans le classement de ceux les plus cités. Le traitement de la presse vis-à-vis des interdictions de déplacement suit finalement l’évolution du mouvement supportériste, en essor depuis 2014 (et notamment la création de l’ANS), récompensé par la présence d’une de ses associations nationales à l’Institut national du supportérisme (rattaché au ministère des Sports) créé par la loi Larrivé de 201614. D’où la progression de la catégorie « dialogue/négociation » (voir tableau 7b en annexe) entre les deux périodes. Elle traduit le passage d’un dialogue autour des droits des supporters exclusivement entre les autorités publiques et les autorités footballistiques, à un dialogue incluant peu à peu les supporters à la table des débats. Le mouvement supportériste se structure notamment aux niveaux médiatique et politique. Politiquement, si l’on appréhende le terme « politique » comme le moment à partir duquel « un mouvement […] fait appel aux autorités politiques pour apporter, par une intervention publique, la réponse à une revendication, qui impute aux autorités politiques la responsabilité des problèmes qui sont à l’origine de la mobilisation » (Neveu, 2002 : 11). Puis médiatiquement, avec l’émergence de porte-parole ayant la difficile tâche de représenter des mouvances autonomes et propices aux rivalités par essence. Une mobilisation globale permise par certains acteurs capables, « de par leur position dans les réseaux, leur trajectoire biographique et/ou une compétence particulière, de traduire la voix des supporters et de l’amener dans certaines arènes sociales institutionnalisées » (Lestrelin, 2016 : 35). Ce qui rejoint une appétence particulière de la presse à se placer parfois comme porte-voix de minorités agissantes (ouvriers, grévistes), afin de leur donner la parole dans des contextes qui amènent la plupart du temps sur la critique des institutions. Une critique institutionnelle qui trouve justement davantage d’espace médiatique dans notre deuxième période, phénomène observable grâce au bond au classement de la catégorie d’entité « critique-défaillance-du-système » (voir tableau 9a en annexe) entre les deux groupes temporels. Une critique envers les autorités publiques et footballistiques (notamment envers les préfectures et la LFP) provenant de voix supportéristes, attachées à leur rôle d’activistes, persuadées d’être investies d’une sorte de devoir critique face aux institutions (à ce sujet, voir Numerato, 2018.). Cette critique émane également parfois directement d’écrits journalistiques sensibles à la cause des supporters, constatant l’incapacité des institutions concernées à prévenir les problèmes de violences supportéristes sans pour autant sanctionner l’ensemble des supporters d’une équipe d’une interdiction de déplacement :
« Pour les supporters, c’est l’état d’urgence permanent » (L’Humanité, 4 décembre 2015).
« Pourquoi la France n’arrive pas à gérer les supporters ? » (20 minutes, 17 avril 2017).
« Interdictions de déplacement : en France les supporters ont le mal du voyage » (L’Équipe, 13 mai 2017).
17Ce changement de registre utilisé par la presse s’explique notamment par l’augmentation exponentielle du nombre d’arrêtés préfectoraux à partir de fin 2015, ainsi que par les raisons évoquées par les préfectures pour justifier ces interdictions collectives qui font énormément réagir les médias (vis-à-vis de la légitimité présumée des arguments convoqués, ou du caractère parfois étonnant de certaines décisions) :
« Ce sera aussi sans eux. La douzaine de supporters du HandiFan Club OM, qui avait d’abord été autorisée à y assister, ne pourra pas finalement voir le choc OL-OM au Groupama Stadium ce dimanche soir (21 h 00) » (L’Équipe, 17 décembre 2017).
« Mais ce n’est pas tout, ils auront interdiction de porter “une écharpe, un insigne, ou toute autre pièce de vêtement” faisant référence à l’OM, a annoncé la préfecture dans un arrêté. […] Pour conclure, les chants propres à l’OM seront interdits aux 400 courageux supporters. C’est quoi en fait, une initiation au langage des signes ? » (So Foot, 12 mai 2017).
« Ce week-end, pas moins de six arrêtés préfectoraux et deux arrêtés ministériels limitent ou interdisent les déplacements de supporters. Florilège des motifs les plus étonnants utilisés par les préfets ces dernières années » (L’Équipe, 15 mars 2019).
« À quatre mois de l’Euro, la France a-t-elle un problème avec les supporters de foot ? » (interview de Nicolas Hourcade, sociologue et spécialiste du supportérisme français, Sud-Ouest, 19 février 2016).
« Ultras. “Une exaspération justifiée” » (interview de Sébastien Louis, historien et spécialiste du supportérisme ultra en Europe, Le Télégramme, 26 novembre 2017).
« Les interdictions de déplacements de supporters attisent les tensions plus qu’elles ne les apaisent » (interview de Nicolas Hourcade, Le Progrès, 19 janvier 2019).
- 15 La présence assez haute de la catégorie « mode de protestation », même dans la première période du (...)
18Lorsque l’on sépare de notre corpus les articles de journaux issus de la presse régionale, on constate que les catégories d’entité ont peu bougé entre les deux périodes. Cela s’observe notamment par la catégorie « mode de protestation » qui est déjà parmi les catégories les plus répertoriées dans la première période15 (voir tableau 3 en annexe). Lorsque l’on consulte plus précisément les articles, on constate une véritable avance de la presse régionale pour l’identification des tensions entre supporters et autorités publiques/footballistiques. Le registre polémique au sein des articles apparaît assez tôt, même parfois durant la première période du corpus. C’est temporellement le premier lieu d’expression des voix supportéristes, une « tribune » qui se perpétuera également dans la deuxième période. Nous le voyons très clairement dans ces extraits d’articles issus des deux périodes :
« Hier, les supporteurs lensois ont fait savoir leur solidarité, touchés eux aussi par une interdiction de déplacement à Bastia le week-end dernier, et une restriction à Metz la saison dernière. […] Sans discuter “de l’hypocrisie des pompeux motifs évoqués”, les sections estiment que le Racing Club de Lens, de l’autre côté cette fois, “ne peut cautionner une telle politique” » (La Voix du Nord, 19 septembre 2014).
« Le principal groupe de supporters bordelais dénonce “un abus de pouvoir inacceptable” et appelle à se rendre à La Beaujoire dimanche malgré l’interdiction de déplacement décidée par la préfecture de Loire-Atlantique » (Sud-Ouest, 12 avril 2017).
19Les raisons de ce statu quo sont multiples. Premièrement, il est admis que la culture du supportérisme est tout d’abord ancrée dans les préoccupations locales. Le football, à travers l’équipe supportée, est une ode aux territoires, au localisme et au régionalisme exacerbée par les rivalités sportives (Bromberger et al., 1995). La presse régionale a donc ici par affiliation une sensibilité pour les causes des supporters des clubs locaux, et semble plus à même de relayer leurs paroles au sein du débat autour des interdictions de déplacement. Deuxièmement, la présence de ce registre médiatique particulier provient du relai fréquent de déclarations de joueurs, entraîneurs et dirigeants du club local qui prennent position pour leurs supporters lors de prises d’arrêtés préfectoraux ou ministériels.
« Les Girondins de Bordeaux en soutien de leurs supporters qui comparaissent en justice [condamnés pour non-respect d’une interdiction de déplacement ndlr] » (Sud-Ouest, 4 juin 2018).
« “On a besoin de nos supporters à Lorient, la ferveur du public nous motive”, explique Jean-Marc Furlan dans une vidéo postée sur le site internet du stade brestois » (Ouest-France, 8 mars 2019).
« L’OGC Nice va contester en justice toutes les interdictions de déplacement de ses supporters » (Nice matin, 16 mai 2019).
20Les clubs et leurs représentants semblent désormais ne plus hésiter à entrer en opposition avec les pouvoirs publics. Les raisons sont multiples : manque à gagner au niveau économique et au niveau de l’image médiatique (lors des huis clos et fermeture de parcage visiteur) ; désir de faire corps avec les préoccupations de leurs groupes de supporters (afin parfois d’apaiser certaines tensions) ; souhait de conserver un public capable de pousser son équipe et d’effectuer une pression sur l’équipe adverse. La presse régionale est également celle qui consacre le plus d’articles autour des questions d’interdiction de déplacement toutes périodes confondues, et cela de manière assez nette (les articles de la presse régionale représentent à eux seuls 45 % de l’ensemble des articles du corpus). Même si cela est certainement lié au fait que la presse régionale consacre un grand nombre de pages aux faits sportifs, cela démontre tout de même un caractère de précurseur et de récurrence de celle-ci vis-à-vis des préoccupations supportéristes.
21Lors de la première période du corpus, nous observons que la presse sportive s’organise effectivement autour d’un traitement traditionnel du supportérisme via le prisme de l’inquiétude liée aux violences (Bodin et al., 2007). Le « discours sécuritaire » axé sur des formes législatives et juridiques reste la catégorie la plus présente :
« Manuel Valls veut rester ferme dans la lutte contre la violence dans le football et annonce que tant que les problèmes de troubles à l’ordre public à Nice ne seront pas résolus, les mesures d’interdiction de déplacement de supporters persisteront » (L’Équipe, 31 mars 2013).
22Néanmoins, la deuxième période du corpus (malgré une persistance du « discours sécuritaire » dû au contexte post-attentats) semble épouser une approche différente des interdictions de déplacement, observable via les bouleversements en termes de catégories d’entités repérés parmi les articles de la presse sportive. La catégorie « mode de protestation » passe notamment de la 10e place des catégories les plus détectées à la 2e position (voir tableau 5 en annexe). Idem pour la catégorie « dialogue/négociation » (voir tableau 7b en annexe) qui effectue un grand bond au classement. A contrario, la catégorie « inquiétude » fait le chemin inverse en passant de la 2e à la 16e place. Au regard de ces modulations entre les deux périodes, il semble donc se créer une sensibilité nouvelle pour les causes supportéristes du côté de la presse sportive, en tout cas dans l’intensité de relai de leurs préoccupations. Et cela se ressent dans le registre employé dans les articles qui délaissent la teinte déclarative vue dans la première période pour épouser un style plus polémique :
« Les Ultramarines vont poursuivre leur “bras de fer” contre les restrictions et interdictions de déplacement qui n’ont “pas leur place dans le monde du football”, selon les mots de Laurent, l’un de leurs responsables. “Notre place est dans les stades, pas dans les commissariats, poursuit-il. On ne veut plus de cet acharnement contre les ultras” » (L’Équipe, 20 février 2018).
« Les supporteurs de l’AS Saint-Étienne ont déployé un tifo plein d’humour pour dénoncer la nouvelle interdiction de déplacement imposée par la Ligue aux visiteurs montpelliérains » (Sport24 [Le Figaro], 19 mars 2016).
23Ce changement de registre médiatique est à mettre en relation directe avec l’évolution du « traitement de l’image des supporters par L’Équipe » (Mignot, 2014 : 211) et l’ensemble de la presse sportive, notamment vis-à-vis de leur construction médiatique qui a clairement évolué depuis plusieurs années. Effectivement, la presse sportive semble développer de plus en plus une appétence particulière vis-à-vis de la culture supporters (chants, ambiance, banderoles géantes…), jusqu’à y dédier des articles spécifiques. Une mouvance qui semble corrélée par l’augmentation de 145 % du nombre d’articles sur les interdictions de déplacement lors de la deuxième période (voir tableau 4 en annexe).
- 16 Ces actes tournent notamment autour de ces deux dates : la mort de Yann Laurence en février 2010 a (...)
24Lorsqu’on se penche sur la première période concernant uniquement la presse nationale, on remarque qu’elle se révèle au départ assez distante de la question des interdictions de déplacement, notamment en matière de nombre d’articles sur la question (voir tableau 4 en annexe). Les seules exceptions semblent être lors des périodes à proximité d’actes terroristes ou de drames marquant l’opinion publique16. Là encore, comme pour le corpus global rassemblant l’ensemble de la presse, le registre constaté est descriptif, lié à des décisions officielles suite à des incidents, laissant peu apparaître l’existence d’un possible débat :
« Ligue 1 : les tribunes visiteurs fermées pour PSG-OM et OM-PSG » (Le Monde, 3 novembre 2010).
« Les pouvoirs publics ne peuvent se permettre le moindre débordement après les graves heurts de la saison dernière [scènes de guérilla urbaine à Marseille et mort de Yann Lorence à Paris] » (Aujourd’hui en France, 3 novembre 2010).
« Braillard s’explique sur l’interdiction de déplacement » (interview de Thierry Braillard, à cette époque secrétaire d’État chargé des Sports, Le Figaro, 22 novembre 2015).
25Puis, lors du passage à la deuxième période, on peut détecter via le mouvement des différentes catégories dans le classement une véritable prise de conscience du caractère polémique du sujet. Alors que le registre médiatique tournait plus autour des catégories « logiques judiciaires » (voir tableau 8b en annexe) et « formes juridiques » durant la première période, la catégorie « mode de protestation » passe en tête du classement des entités lors de la deuxième (voir tableau 6 en annexe). Phénomène notable également : l’apparition de la catégorie « régime de polémique » dans la deuxième période, catégorie absente lors de la période précédente. La presse nationale se pose ici comme marqueur du basculement car c’est sa posture de première presse française qui va définitivement entériner la légitimité du mouvement contestataire supportériste. L’exemple le plus parlant est l’évolution des articles du Monde à ce propos :
« Interdiction de déplacement des supporteurs : “Une mesure disproportionnée et liberticide” » (Le Monde, 21 janvier2016).
« En Ligue 1, les supporteurs revendiquent de meilleures conditions de déplacement » (Le Monde, 5 novembre 2017).
« Football : supporteurs, la faillite du tout répressif » (Le Monde, 5 février 2018).
26Ces articles révèlent nettement la transition vers un registre critique entre les deux périodes, tant dans le relai de paroles supportéristes vis-à-vis des arrêtés préfectoraux que dans les analyses journalistiques observant les limites des politiques sécuritaires. Une constatation qui tranche de nouveau assez drastiquement avec les postures traditionnelles de la presse vis-à-vis de ce type de politique sécuritaire dans le sport.
- 17 Plusieurs émissions (l’After Foot, Réveil matin) sur RMC ont été consacrées en grande partie aux q (...)
27Globalement, on observe depuis 2015 une modulation importante de l’angle de traitement et du positionnement pris par la presse française vis-à-vis des interdictions collectives de déplacement. Au sein de l’ensemble du contenu national, le registre médiatique utilisé passe progressivement d’un style descriptif à un style argumentatif voire polémique qui fait rejaillir une sensation de débat au sein des écrits journalistiques. Cela s’organise soit par la convocation de citations de représentants de l’autorité publique et/ou de représentants d’associations de supporters, soit par des analyses directes de la part des journalistes. Un débat d’ailleurs permis par la presse française qui devient non plus seulement relai des différentes opinions sur le sujet mais actrice, en permettant une première confrontation d’idées qui n’existait jusque-là nulle part ailleurs. L’absence de critique du dispositif de sécurité qui constituait historiquement l’un des principaux traits de la couverture médiatique du hooliganisme n’est définitivement plus l’angle de traitement privilégié. La critique des défaillances du système français vis-à-vis de la gestion du supportérisme (qui n’est aujourd’hui plus seulement réduite au hooliganisme) est désormais nettement observable, à l’instar des critiques de la presse envers la gestion étatique d’autres sujets sociétaux. Chaque type de presse a d’ailleurs joué un rôle dans cette mutation des discours : la presse régionale, qui a fait office de précurseur en matière de relai des préoccupations supportéristes locales ; la presse sportive, nouvellement capable d’appréhender la culture supporters non plus seulement par l’angle du hooliganisme ; la presse nationale, qui a entériné l’idée d’un débat possible et l’a légitimée par sa posture. Les raisons de ce basculement global sont multiples mais se rejoignent autour d’un point central : la prise en compte du potentiel polémique des interdictions de déplacement de supporters, qui engendrent des débats souvent enflammés entre les différents protagonistes des milieux supportéristes et des autorités publiques et footballistiques. Si l’on reprend les concepts d’information et d’attraction qui représenteraient les deux conditions sine qua none de la création d’un article de presse sur un sujet donné (Hubé, 2007), et suite à l’émergence d’entités supportéristes d’envergure capables d’intervenir dans les débats, on constate assez aisément que les écrits sur ces interdictions collectives rassemblent toutes les conditions requises pour solliciter un lectorat allant du simple curieux au spécialiste. Questionnements autour des libertés de circulation individuelles, des politiques publiques, de la sécurité dans le sport, des dispositifs policiers, du pouvoir d’intervention des préfets, de la légitimité des différents groupes de supporters, les réflexions connexes à ces décisions ne manquent pas et transforment chaque nouvel arrêté préfectoral en un matériau propice à l’écriture d’articles de presse. Les médias français, télévision et radio y compris17, n’ont pas manqué de s’en apercevoir.
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