1Dense et complet, cet ouvrage de Bruno Raoul (professeur des universités en sciences de l’information et de la communication à l’université de Lille) est aussi ambitieux, car il aborde en son cœur une notion particulièrement extensible et polysémique – celle de « territoire » – en puisant avec rigueur dans un vaste répertoire analytique allant de la sociologie politique et de la science politique à la géographie sociale et à la philosophie. Cet opus, dont le titre fait écho à l’ouvrage référence d’Isabelle Pailliart (Les Territoires de la communication, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1993), est le fruit d’un mémoire de HDR soutenu en 2016, et reflète le long cheminement scientifique et intellectuel de B. Raoul, sur le rapport entre communication et territoire, qu’il mène depuis sa thèse soutenue en décembre 1994. Le document est composé de deux parties, toutes les deux déclinées en trois chapitres. L’argumentaire propose une articulation apéritive entre l’invention politique des territoires et le renouvellement discursif et communicationnel participant de ces dynamiques socio-politiques.

2Exposant dans l’introduction la polysémie de la notion de territoire, B. Raoul rappelle également que, s’il s’agit d’une question classique pour les sciences sociales, celle-ci reste d’une actualité aiguë, en particulier sur le plan politique. Si le territoire est généralement entendu comme un espace de souveraineté politique ou de stratégies de développement économique, le parcours de recherche de B. Raoul l’a amené à appréhender le territoire comme un espace d’imaginaire (p. 28). Car si le territoire est fait d’espace, c’est aussi du temps, et de la perception (p. 29). L’approche de B. Raoul se situe donc au croisement d’une perspective géographique et d’une perspective phénoménologique, pour s’intéresser non pas tant au territoire qu’au « rapport » à celui-ci (p. 31) – à ce titre, cet ouvrage réactualise une entrée qui avait été proposée presque en ces termes il y a vingt ans par Dominique Pagès et Nicolas Pélissier pour le tome 1 de Territoires sous influence (Paris, Éd. L’Harmattan, 2000). C’est à partir de l’étude de ce rapport au territoire que se situe pour l’auteur l’intérêt du prisme de la communication, car ce rapport se traduit selon lui principalement à travers l’instance discursive, c’est-à-dire par la « matière communicationnelle » (p. 32).

3La première partie retrace à la fois l’invention politique de la notion de territoire comme catégorie d’action publique, et sa prise en compte dans la sphère académique, à partir d’une perspective mêlant sociologie des institutions, de l’action publique, et de la communication. Dans le chapitre i, l’auteur rappelle tout d’abord le lien historique entre l’organisation politique du territoire national et l’organisation de la communication en son sein. La notion de territoire a ainsi d’abord constitué une catégorie de représentation et d’action de l’État, selon un prisme fonctionnaliste, technocratique et planificateur (p. 40, 45-56). Exprimé de manière exemplaire par la politique d’aménagement du territoire, telle qu’elle se réalise pendant les Trente Glorieuses, « le territoire (national) apparaît comme expression spatiale de la rationalité (étatique) […]. De la sorte, penser le territoire, c’est s’inscrire dans la pensée de l’État » (p. 53). Les années 1970 apportent une remise en cause de cette conception stato-centrée et fonctionnaliste avec l’émergence du « local » comme figure sociopolitique, laquelle met davantage en avant les idées de « vécu » et de « singularités » locales (p. 56-59). L’auteur décrit ce mouvement via l’évolution de la politique de la ville et du rapport aux « quartiers », notamment à partir du cas de Roubaix (p. 60-76). L’auteur propose enfin dans ce chapitre une réflexion épistémologique sur le rapport au territoire de la sociologie des organisations puis de la science politique, qui délaisseraient selon lui la dimension « spatiale » du territoire au profit de sa dimension « sociale » et « institutionnelle » (p. 76-87). Cette discussion épistémologique tient tout son intérêt dans le but d’améliorer la prise en compte transdisciplinaire du fait territorial. Le chapitre ii porte l’attention sur les évolutions administratives et institutionnelles des années 1990 aux années 2010 : l’émergence des intercommunalités et des pays (p. 92-96), des métropoles (p. 96, 102, 116-133), ou encore la réforme des compétences et périmètres des régions (p. 96-100). L’auteur expose ensuite les transformations de l’action publique et des politiques publiques à la fois provoquant et résultant de ces évolutions institutionnelles : l’affirmation de la contractualisation et de la logique de projet dans l’action publique (p. 103-108), la montée en puissance du référentiel de la gouvernance et de l’injonction participative qui l’accompagne (p. 108-116), pour terminer par les recompositions et les tensions territoriales produites par ces évolutions. Le chapitre iii s’attache à présenter la montée en puissance d’une lecture du territoire en termes de stratégie et de développement, depuis la fin des années 1990, en raison notamment de la domestication des principes du management et du marketing au sein des collectivités territoriales (p. 137-147), mais aussi de l’influence grandissante du référentiel du développement durable (p. 160, 162-164). L’auteur insiste d’une part sur les stratégies de communication des institutions locales qui font des territoires les motifs centraux de « récits » visant tout à la fois à informer, à promouvoir et à produire du consensus entre acteurs locaux (p. 148-151), et d’autre part, sur les stratégies de marketing territorial qui se développent à la même période (p. 151-160). Les identités locales sont alors réinvesties par les institutions territoriales, mais retraduites d’une part au prisme du branding (p. 151), c’est-à-dire comme une « marque », et d’autre part selon le prisme de la différenciation et de la créativité (p. 161, 165-174), dans une perspective stratégique, managériale et marketing. Ce tournant répond à une recherche croissante de compétitivité et d’attractivité territoriale – nouveaux maîtres mots de l’action publique locale – dont le revers est aussi le renforcement des inégalités entre les territoires (p. 174-180). Si l'on schématise l’argumentaire de cette première partie : avant les années 1970, « le territoire » est une catégorie fonctionnelle étatique ; dans les années 1970, le territoire renvoie à la revalorisation des identités locales ; dans les années 1980, le territoire désigne dans le vocabulaire politique comme dans le vocabulaire académique un système d’acteurs territorialisé ; dans les années 1990, le territoire est systématiquement encastré dans une rhétorique du développement économique ; puis à partir des années 2000-2010, le territoire devient dans le vocabulaire politique une « marque » de différenciation dans la compétition politico-économique contemporaine.

4B. Raoul ouvre la seconde partie en exposant que tant la sphère politique que la sphère académique ont eu tendance à appréhender les territoires selon un prisme fonctionnaliste et institutionnaliste (p. 185), et qu’il entend désormais proposer une lecture des dynamiques territoriales davantage selon une perspective phénoménologique et anthropologique, afin de mieux appréhender selon lui les dimensions culturelles, sentimentales et symboliques des territoires (p. 186), mais aussi leur morphologie spatiale (p. 187) – lesquelles ne sont pas sans conséquence sur les dynamiques politiques (p. 185). Le chapitre i de cette seconde section s’ouvre par une discussion très réussie des concepts fondateurs du territoire – l’espace, la territorialité, la communauté, le lieu – en croisant les perspectives : anthropologie, phénoménologie et économie politique. L’auteur revient tout d’abord sur la notion d’espace (p. 194-215), qu’il définit de manière phénoménologique comme du sensible (p. 196-197), du perçu (p. 197-200), de l’imaginaire (p. 200-204). Mais l’espace n’est pas qu’un vécu immédiat et exempt de l’action humaine, le rapport à l’espace est aussi le résultat d’une production sociale, notamment du capitalisme (p. 204-209) et d’une pratique sociale (p. 210-215). B. Raoul revient ensuite sur la notion de territoire (p. 215-238), distincte de celle d’espace, et dont la médiation entre les deux est formée en grande partie par la communication (p. 216). Il définit le territoire d’abord comme le fait d’un groupe social, d’une communauté, qui partage et pratique l’espace notamment par sa communication (p. 221-224). Cette considération ouvre sur la dimension anthropologique du lieu, qui renvoie à un espace singulier (p. 233), doté à la fois d’une force d’ancrage et de mémoire (p. 237-238) et de mise en relation (p. 235-236). Le chapitre ii porte sur ce que B. Raoul appelle « la puissance instituante de la territorialité » (p. 188), c’est-à-dire comment l’imaginaire territorial, fruit de l’interaction entre l’identité et la mémoire, participe activement à la construction symbolique, narrative, mais aussi historique des territoires, dans le sens où elle contribue à en figurer la « permanence » (p. 243-249). L’interaction entre l’espace et l’identité contribue également à la formation de cultures, qui peuvent produire du commun ou de la différenciation (p. 250-257), c’est-à-dire de l’appartenance (p. 257-260). B. Raoul explore ensuite la relation entre l’identité et l’imaginaire dans les dynamiques d’ancrage et d’identification au territoire (p. 261-273). Il analyse enfin la place de la communication – c’est-à-dire de la mise en mot et en image – dans cette dynamique d’identification socio-spatiale, notamment à partir du cas de Roubaix (p. 273-282), montrant ainsi la part communicationnelle de la construction des territoires. Le chapitre iii s’ancre davantage dans une sociologie du discours et de la communication en s’intéressant à la manière dont « le territoire est de l’espace investi par le langage » (p. 285) et à l’évolution de ce « discours social de la territorialité » (p. 286). Ce dernier chapitre commence par une réflexion sur la dimension discursive du territoire, en tant que représentation sociolinguistique, c’est-à-dire sur le rapport entre le discours, l’identification, la qualification et la production de sens, fruit de ce que l’auteur appelle un « récit socio-spatial » (p. 288-305). Le chapitre se termine par une réflexion théorique et méthodologique sur l’articulation dans l’analyse des notions de « discours social » et de « discours territorial » (p. 305-318), en particulier à travers le cas de la médiatisation des territoires, montrant ainsi la part active des médias dans la fabrication des territoires, qui dépasse le périmètre d’une rhétorique journalistique territoriale ou localisée (p. 318-342) – la conclusion générale prolongeant par ailleurs la discussion ouverte dans ce dernier chapitre.

5Nous tenons à souligner la clarté du propos de l’ouvrage, bien aidée par une architecture réussie, qui permet à l’auteur d’exposer d’importants points théoriques et de balayer un vaste paysage épistémologique, tout en offrant, par le biais de nombreux encadrés et de notes de bas de page très riches, des focales, tantôt théoriques tantôt empiriques, qui apportent du concret et de la précision à l’argumentation. Cependant, on regrette, pour commencer, que la notion de « spatial », fréquemment invoquée par l’auteur (et qu’il oppose entre autres à « social » et à « institutionnel » tout au long de la première partie), ne soit précisément définie qu’à partir de la page 185, c’est-à-dire à l’entrée de la seconde partie, au moment où il expose l’intérêt d’une approche phénoménologique des territoires. Le fait de ne pas définir précisément, ni cette notion ni son usage dans la phénoménologie, plus tôt dans l’ouvrage, donne au lecteur l’impression que ce qui a trait au vécu, au sensoriel du territoire est indexé systématiquement tout au long de la première partie à une dimension au pire institutionnelle, au mieux communicationnelle – ce qui va à l’encontre d’une perspective phénoménologique à proprement parler. Or ce n’est manifestement pas le cas, en témoigne la seconde section de l’ouvrage. Cette définition tardive nous semble par conséquent dommage, et est peut-être le défaut de cette « exploration en deux parties » (p. 33) proposée par l’auteur. Car cette articulation théorique entre géographie sociale, anthropologie politique et phénoménologie constitue pourtant l’originalité forte de l’approche de B. Raoul, et on aurait aimé que la première partie reflète davantage encore cette articulation. Sur le plan épistémologique, l’auteur a le souci constant, tout au long de la démonstration, de faire dialoguer les disciplines – et il le fait avec aisance –, montrant les atouts et les limites des différentes approches. Toutefois quelques points nous semblent discutables. Par exemple, le lecteur a la curieuse impression que B. Raoul résume la sociologie – lors de sa critique du biais « sociologiste » – à la sociologie urbaine et à la sociologie des organisations dans le chapitre i de la première partie ou à l’École de Chicago dans le chapitre i de la seconde partie, de surcroît à partir de commentaires de travaux datant, pour les plus récents, d’il y a plus d’une décennie. Le même problème se pose pour sa critique de la science politique, dont les travaux mentionnés sont là aussi, à part quelques exceptions, antérieurs à 2010. Non pas que les commentaires de B. Raoul soient erronés, au contraire ils nous semblent très pertinents concernant toutes les références mentionnées, mais l’occultation quasi systématique d’au moins une décennie dans l’état de l’art tant en sociologie qu’en science politique nous apparaît problématique, car faisant fi du renouvellement non négligeable de ces disciplines ces dernières années. Sur le plan de l’argumentation, on regrette que la dimension discursive ne soit davantage développée dans la première partie – bien que l’auteur prenne toujours soin de mettre l’accent sur les « Mots clés » de l’action publique et du développement économique territorial. Malgré cette précaution, se dégage avec regret l’impression d’une première partie un peu « déjà vue », tant les considérations exposées par l’auteur nous semblent avoir déjà fait, dans les grandes lignes, l’objet de publications importantes, en particulier en sociologie politique (voir entre autres Thomas Frinault, Le Pouvoir territorialisé en France, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012 ; Romain Pasquier, Le Pouvoir régional. Mobilisations, décentralisation et gouvernance en France, Paris, Presses de Sciences Po, 2012 ; et plus récemment Anne-Cécile Douillet, Rémi Lefebvre, Sociologie politique du pouvoir local, Paris, A. Colin, 2017). Bien que l’auteur expose d’emblée la nécessité, certes, d’expliquer a minima les complexes phénomènes sociopolitiques qui traversent les territoires et contribuent à les façonner, on referme ce livre en se disant que la contribution la plus originale et la plus incisive, selon nous, sur le plan analytique, réside dans la seconde section de l’ouvrage. Néanmoins, en ne séparant pas le fait politique territorial de son fait discursif, ce travail constitue une contribution substantielle, en montrant combien les évolutions politiques et institutionnelles traversant les territoires ne sont pas simplement accompagnées, mais se sont fondamentalement structurées sur et par des évolutions discursives et communicationnelles singulières – en somme, comme le formule habilement Robert Boure dans la préface, on saisit bien comment les territoires « travaillent » la communication, et réciproquement. À l’heure du foisonnement communicationnel de la politique, B. Raoul s’attaque donc par cette problématisation stimulante et par une analyse percutante à une question, certes classique, mais clé et très actuelle, qui captivera tout lecteur s’intéressant à la fabrique des territoires, à leur gouvernement et à leur communication.