3La seconde partie résulte du travail d’enquête mené en 2018 et 2019 auprès de cuisiniers de collectivité en France dans le cadre de la préparation d’un ouvrage paru en 2021 (Perrenoud et Rommelaere, 2021). Une douzaine d’entretiens d’une à trois heures ont été menés avec des personnes qui cuisinent dans des cantines scolaires ou d’autres collectivités en France et dont chacune milite pour une « autre cantine », fondée sur des circuits courts, des produits bio et de saison, des techniques culinaires spécifiques, une réelle qualité gastronomique et une maîtrise absolue des prix. Largement exclus des discussions publiques et de la communication du secteur de la cuisine de collectivité au profit des acteurs politiques (collectivités locales notamment) et de l’industrie de la restauration collective et de l’agroalimentaire, les cuisiniers de cantine n’ont en général pas voix au chapitre. Il est alors passionnant de voir comment ont émergé des blogs, des comptes Facebook, puis des réseaux, des collectifs et associations portant la parole militante des « cuistots » qui refusent l’alternative manichéenne entre une cuisine gastronomique « gentrifiée » comme on la voit à la télévision et une non-cuisine médiocre à tous points de vue dans les cantines. Nous analyserons donc le travail de communication de cuisiniers militants via des blogs ou des comptes Facebook, ainsi que les stratégies de visibilisation d’un collectif de cuisiniers de collectivité.

Chefs vedettes et cantinières au cinéma et à la télévision

Les « top chefs », créateurs d’avant-garde

4La représentation audiovisuelle des cuisiniers a une histoire. Quand le spectacle, film, série ou émission de télé-réalité, est centré sur la cuisine et les personnes qui la préparent, il s’agit en général de figures présentées positivement, de cuisiniers compétents et amoureux de leur métier, voire des créateurs inspirés partageant « l’empyrée […] de la vocation » (Barthes, 1957 : 31) et même un « régime vocationnel de singularité » (Heinich, 2005 : 40) avec les autres artistes.

5Au cours de la seconde moitié du siècle dernier, on peut prendre en exemple des films tels que Le Grand Restaurant (1966) ou L’Aile ou la Cuisse (1976), dans lesquels Louis de Funès incarne respectivement le grand chef Septime et le critique gastronomique Charles Duchemin dans le film, à chaque fois représentant de l’art culinaire français dans la tradition d’excellence héritée d’Auguste Escoffier, des frères Troisgros ou de Paul Bocuse. De même dans Le Festin de Babette en 1987 ou dans Le Souper en 1992, que la personne qui cuisine soit protagoniste, personnage central (la cuisinière française Babette), ou invisible et vantée par les gastronomes (Talleyrand et Fouché dans Le Souper) qui dégustent ses préparations, il s’agit de « grande cuisine », préparée avec compétence et amour, par des individus animés par une vocation indiscutable et pour tout dire un véritable talent.

8Ce contexte engendre à la fois une technicisation de l’activité culinaire et une ouverture apparemment sans fin des dimensions formelle et gustative. Si l’on est équipé et que l’on a les connaissances et l’inspiration nécessaires, il n’y a aucune limite à ce que l’on peut cuisiner. Les préparations sont souvent spectaculaires, donnant à voir des transformations de la matière sous l’effet de gestes experts et de techniques inconnues. On rompt avec la cuisine domestique enseignée aux ménagères pour revenir à l’excellence exclusive des chefs d’exception, dans un régime qui permet de valoriser les établissements les plus en vue et de justifier leurs tarifs eux aussi exceptionnels. C’est ainsi que se renouvelle la figure élitiste du grand cuisinier et l’image de la « haute cuisine », par analogie avec la haute couture par exemple (Bourdieu, 1980).

9Un métier dont les pratiques évoluent et sont spectaculaires, alliant esthétique, précision, rapidité, et dangerosité (coupures, brûlures), une activité touchant directement aux besoins primaires de l’être humain (se nourrir), pratiquée au quotidien dans chaque foyer mais magnifiée dans sa version professionnelle élitiste, avec des « grands hommes » charismatiques et inspirés : il n’en fallait pas plus pour que la télévision renouvelle largement son approche de « la cuisine » et la mette en spectacle dans le cadre d’émissions de télé-réalité. C’est cette nouveauté qui, à la fin des années 2000, va asseoir l’avènement des « top chefs ».

10En général, des hommes, chefs d’entreprises déjà bien installés, souvent propriétaires de plusieurs restaurants, ces grands cuisiniers vont peupler les jurys de émissions de télé-réalité culinaire et accumuler ainsi un capital symbolique de première importance. Ces chefs vedettes apparaissent comme des créateurs, dans le plein sens de cette notion pivot du néolibéralisme : à la fois artistes inspirés et chefs d’entreprise à succès. Dans le discours à destination du public de la télévision, c’est le premier aspect qui prime : on sait que tel ou tel chef possède et dirige quatre ou cinq établissements à travers la France, cela contribue à son prestige, mais on n’en parle pas particulièrement pendant l’émission et on ne se demande jamais qui y cuisine pendant que le top chef court les plateaux de télévision. D’une manière générale, comme nous avons déjà eu l’occasion de le relever (Perrenoud, 2018), on n’aborde presque jamais le travail en restauration dans ses aspects les plus « bassement » matériels, et notamment, on ne parle que très rarement de questions économiques dans ces émissions. Le métier de cuisinier et le succès potentiel qu’on peut y rencontrer y sont présentés comme dépendants uniquement du talent et de la motivation des individus, dans un processus classique d’essentialisation et de psychologisation propres aux mises en spectacle les plus efficaces. Amplification des émotions, naturalisation des inégalités entre le médiocre qui « n’a pas le truc » et le talentueux, le « doué ». Tout le processus tient sur la reconnaissance de la capacité des jurés à juger, évaluer et « valuer » (Dewey, 2011) le travail et ceux qui l’exercent, autrement dit à « créditer » symboliquement (Bourdieu, 1977, 2003) tel ou tel candidat. Les jurés étant reconnus comme talentueux, ils ont le pouvoir symbolique de reconnaître le talent en le mettant à l’épreuve. En fin de compte, à mille lieues des « émissions culinaires » d’antan, la mise en spectacle de la cuisine par la télé-réalité est un puissant instrument de production de la distinction sociale et de certification de la supériorité des élus, consacrés par le dispositif médiatique.

La cuisine de collectivité comme antithèse, condamnée à la médiocrité

13Il est vrai que, dans l’expérience commune, pour la plupart d’entre nous, la cantine a rarement été un lieu où l’on mange bien, et la médiocrité de la nourriture servie à la cantine est devenue proverbiale, constituant un des clichés les plus tenaces envers les établissements scolaires. Toutefois, la distance temporelle entre les souvenirs d’enfance et la prise de parole à l’âge adulte (comme scénariste, journaliste, écrivain, etc.) autorise en général une forme de nostalgie, on affiche un amusement un peu régressif quant à ce que l’on devait manger à la cantine. On peut même en faire une sorte de madeleine de Proust, comme dans le livre de Benjamin Rondeau, Self-service. Une vie de demi-pensionnaire (2017), et trouver une certaine beauté à ces plats, un charme un peu suranné que l’on pourra éventuellement magnifier en l’esthétisant comme l’a fait l’auteur. Enseignant de lettres en collège, celui-ci a pris systématiquement, pendant un an, les deux ou trois jours par semaine où il mangeait à la cantine (ce qui ne fait pas tout à fait « une vie »), une photo prise du dessus de son plateau-repas et en lui donnant un titre « amusant », souvent en référence à la culture savante : « Le Dormeur du val », « Hamlet » ou « Guernica ». Les dernières pages du livre sont un abécédaire, lui-aussi très clairement adressé à un public lettré, et appuyant l’ironie qui traverse tout l’ouvrage. À l’entrée « médiocrité », on apprend par exemple qu’il existe un « rapport parfaitement équilibré entre la médiocrité des saveurs proposées par le chef et la médiocrité des goûts des consommateurs ». Encore une fois, on reste dans l’idée reçue d’une cuisine de collectivité par essence médiocre, un mauvais moment à passer faisant partie de l’enfance et dont on sourira plus tard. Toutefois, contrairement à ce professeur, la plupart des mangeurs sont véritablement contraints de passer tous les jours de la semaine à la cantine et n’ont pas forcément les moyens de mettre à distance symboliquement et par l’humour « kitch » ce qu’ils ont dans leur assiette.

14La particularité de ces représentations médiatiques du métier de cuisinier de collectivité est d’être systématiquement exogènes. Ainsi, contrairement à ce qui se passe chez les « top chefs » qui sont devenus des animaux médiatiques, cultivent leur image (le chapeau et les lunettes fumées de M. Veyrat, les baguettes et le crâne rasé de T. Marx, la carrure et le franc-parler de Philippe Etchebest, etc.) et parlent le langage enchanté des artistes (création, passion, engagement, vocation, invention, folie, etc.), les cuisiniers de collectivité n’ont jamais la parole et ne l’ont jamais eue. Alors qu’on a toujours parlé d’eux et pour eux, c’est aujourd’hui dans la publicisation du discours et du point de vue endogène des « cuistots » que réside la principale mutation dans la question de la visibilisation de ce segment professionnel, toujours dans l’ombre de la « profession prétentieuse » des chefs vedettes.

Quelle communication endogène pour la cuisine de collectivité ?

La communication de la « restauration collective » industrielle

15L’humoriste Chris Esquerre jouait dans les années 2000 un sketch dans ses spectacles prenant comme point de départ une couverture du magazine professionnel Le Cuisinier. En effet, la couverture de la livraison du magazine projetée par l’humoriste sur un écran au fond de la scène pendant le sketch montre le visage d’un cuisinier rougeaud, les yeux éteints, sous un éclairage blafard, très loin des standards professionnels de la photo de « une » pour un magazine en général, et de l’image distinguée et distinctive des top chefs en particulier. À partir de ce support visuel qui reste visible pendant toute la durée du sketch, l’humoriste va moquer la cuisine de collectivité et ceux qui la font, avec un humour caricatural classique : « la cuisine à la cantine, c’est une citerne de macédoine industrielle qu’on déverse dans des cuves », « un bulldozer pour mélanger », etc. Mais, depuis cette époque, dans le domaine de la communication professionnelle du secteur de la restauration collective, les choses ont tout de même changé.

17La communication endogène du secteur de la restauration collective est donc aujourd’hui bien développée, largement professionnalisée en une quinzaine d’années. Toutefois, il semble que dans la quasi-totalité des cas, elle reste maîtrisée par et donc au service de quelques grands groupes industriels. Et surtout, comme c’est le cas de manière à peu près systématique dans le secteur, elle exclut les cuisiniers. Entre deux pages de publicité pour les équipements (« les nouveaux fours géants à cuisson sous vide ») ou les produits (« les nouveaux cordons bleus de Davigel »), on parle de filières d’approvisionnement, d’hygiène et de normes sanitaires, de diététique et de nutrition, de budget, mais rarement de techniques culinaires, à moins que ce soit pour promouvoir une nouveauté industrielle. Le secteur de la restauration collective est donc traversé par différents types d’acteurs, industriels, politiques, journalistes, administratifs, et aussi cuisiniers, mais ces derniers, alors qu’ils sont les seuls à préparer les repas et à les servir aux mangeurs, sont toujours exclus des discussions sur la filière et son avenir.

Un exemple d’action associative : « Un Plus Bio » et le concours des cantines rebelles

19Le concours des cantines rebelles est ouvert à tous types de structures, y compris des cuisines centrales qui produisent des milliers de repas par jour. Pour y participer, il faut remplir un questionnaire qui renseigne rapidement par questions à choix multiples quelques éléments objectifs sur la cantine (public concerné, nombre de repas servis par jour, cuisine sur place ou cuisine centrale, pourcentage de nourriture bio et locale dans les produits utilisés) avant de poser huit questions ouvertes quant à la « démarche » mise en œuvre par la personne qui dépose la candidature. Les sciences sociales et la méthodologie de l’enquête par questionnaire nous ont appris depuis longtemps que les questions ouvertes qui permettent aux répondants de « s’exprimer » sont les plus discriminantes socialement et font surtout ressortir les écarts entre les répondants qui savent communiquer, user des ficelles du storytelling, bref ceux qui « ont quelque chose à dire », et les autres. Il s’agit donc de récompenser et d’honorer des chefs de cantine, mais pas n’importe lesquels. Il faut non seulement qu’ils respectent la charte des produits Un Plus Bio, condition évidemment impérative pour participer, mais aussi qu’ils aient un minimum de ressources culturelles pour élaborer et rédiger leurs réponses.

20La deuxième partie du concours impose aux candidats de réaliser de petits films dans lesquels ils exposent leur démarche, ce qui, là encore, demande des compétences sociales et culturelles très inégalement partagées, en particulier dans un groupe professionnel comme celui des cuisiniers où une bonne part d’entre eux ont des parcours scolaires très brefs conclus par un CAP à l’adolescence. Ainsi, malgré les meilleures intentions de l’association, ce qui est récompensé par ce prix est donc autant la capacité à mettre en mots et en valeur un projet, à raconter son histoire singulière avec authenticité, que des pratiques professionnelles objectivées, reproductibles et transférables dans d’autres établissements. En quelque sorte, il s’agit d’un concours de communication plus que de cuisine, en cohérence avec le travail de l’association principalement orienté vers la diffusion d’information et la promotion de la nourriture bio et locale.

21En 2020, le jury du concours est composé de douze membres dont il n’est pas ici question de douter de l’engagement mais qui, pour la plupart, appartiennent aux milieux médiatiques, culturels et politiques. Des journalistes, designers, « concepteurs artistiques » et « directeurs de projets » dans la communication politique, un « écrivain-paysagiste », un chercheur CNRS en biophysique, un humoriste célèbre, le président d’Un Plus Bio, un sénateur Divers gauche/Verts, et deux cuisiniers, eux aussi fort bien dotés en capital symbolique puisque le premier est fondateur de l’« Alliance Slow Food » et a créé l’université des sciences et pratiques gastronomiques en Bretagne et la seconde, restauratrice marseillaise, a été finaliste de l’émission MasterChef sur TF1. Les prix sont notamment remis par l’ex-ministre de la Culture macroniste et patronne des éditions Actes Sud, Françoise Nyssen.

22Si Un Plus Bio est incontestablement un acteur majeur de la transition écologique dans les cuisines de collectivité aujourd’hui, c’est aussi parce que l’association joue en permanence avec les mondes médiatique et politique pour faire la publicité de la cause qu’elle défend. Cela signifie aussi que dans la période actuelle où l’alimentation biologique est très « tendance », l’association travaille avec des personnalités médiatiques et politiques qui vont « prendre position », « s’engager publiquement » à favoriser le bio dans les cantines, « travailler » sur les circuits courts dans leur région, c’est-à-dire en faire la promotion, mais n’a pas d’action concrète, par exemple de formation auprès des cuisiniers de collectivité.

23On a ici affaire à un travail de communication qui vise explicitement à promouvoir la « transition écologique » et cette communication est produite par un acteur collectif, associatif, indépendant de l’industrie du secteur, ce qui est, comme on l’a vu, assez rare.

Quand les cuisiniers se manifestent : livres, blogs et collectifs

24La communication des cuisiniers de collectivité eux-mêmes était inexistante jusqu’à ces dix dernières années. Il faut attendre les travaux pionniers de Gilles Daveau, « formateur-conseil, auteur et conférencier, spécialiste de cuisine alternative » comme le présente son site personnel, qui publie en 2011 Le Manuel de cuisine alternative aux éditions Actes Sud. Formé à la sociologie, visiblement détenteur d’un capital culturel important, l’auteur parle de la cuisine de collectivité mais pas seulement. Il aborde la question de l’alimentation dans son ensemble et a développé l’expression et la notion de « cuisine nourricière », régulièrement reprise par les professionnels « militants » du secteur. Par la suite, il a cosigné un guide intitulé Savez-vous goûter… les légumes secs ? aux éditions de l’École des hautes études en santé publique en 2014, puis Manger moins (et mieux) de viande et Cuisiner simple et bon, de nouveau chez Actes Sud en 2017 et 2019. G. Daveau fait partie des rares individus cumulant des compétences professionnelles en tant que cuisinier et formateur en cuisine, ce que l’on pourrait donc appeler un capital spécifique, et une formation intellectuelle académique, une certaine aisance dans son rapport au langage aussi bien oral qu’écrit, une familiarité avec le discours intellectuel et politique, ce que l’on peut donc considérer comme un capital culturel important. Cela lui permet de s’exprimer selon des modalités légitimes dans l’espace professionnel de la restauration, en particulier auprès de cuisiniers, des « gens de métier » (Zarca, 1987), tout comme dans l’espace intellectuel et médiatique, en particulier dans ses vastes zones peuplées par les fractions intellectuelles des classes moyennes supérieures, la « gauche bramahne » (Piketty, 2019) dont, par exemple, l’éditeur de G. Daveau, Actes Sud, est un des grands représentants en France.

25Au cours des années qui ont suivi les premières publications de G. Daveau chez un éditeur reconnu, les réseaux sociaux se sont développés sur l'Internet, avec Facebook d’abord puis plus récemment Instagram. Le mode de communication spécifique à ces réseaux était plus adapté aux dispositions sociales et aux compétences des cuisiniers de cantine que la rédaction classique d’un article, une tribune ou un livre. Grâce à la possibilité d’éditer soi-même des photos prises à l’instant et du texte rédigé rapidement pour légender les images, grâce à une diffusion au départ restreinte à la communauté institutionnelle du collège, des cuisiniers de collectivité n’ayant pas les mêmes propriétés sociales ni la même aisance culturelle que G. Daveau ont pu alors se saisir de ces nouveaux médias pour visibiliser leur travail en cantine.

27Tous les jours, le cuisinier prend des photos dans sa cuisine et en poste au moins une ou deux pour montrer les produits, le travail et les gens. Sont ainsi donnés à voir les plats qui sont préparés et servis, avec leur étiquetage (en général « fait maison + bio + local »), les personnes qui travaillent dans l’équipe, y compris les stagiaires qui passent quelques semaines, mais aussi les initiatives de collègues à travers la France qui sont relayées tout au long du « mur ». Le cuisinier, amateur de rap français « old-school » et supporter de l’Olympique de Marseille, ne manque jamais d’adresser des clins d’œil pour rappeler que, dans son métier, « tout n’est pas si facile, tout ne tient qu’à un fil » (citation d’un morceau du groupe de rap Suprême NTM), pour lancer des « Big up ! » sous une photo ou un article de presse relayé, clamant respect et admiration pour le travail de tel collègue ou pour telle initiative originale. Les années passant, il a de plus en plus osé prendre des positions critiques, non seulement sur son secteur d’activité, mais aussi sur des questions politiques plus générales, reprenant régulièrement la formule « cuisiner c’est résister », empruntée au groupe pop engagé L’Homme parle. L’amitié de P.-Y. Rommelaere avec un chercheur en sciences sociales, l’auteur de ces lignes en l’occurrence, et une quinzaine d’années de discussions à propos de son métier ont aussi probablement joué dans sa façon de prendre confiance peu à peu dans l’expression publique d’un discours « engagé ». Comme déjà évoqué plus haut, un ouvrage co-signé par nous deux est sorti en 2021 aux éditions du Croquant. Par ailleurs, il travaille depuis deux ans environ sur le manuscrit d’un ouvrage entièrement consacré au travail de cuisine en collectivité, avec des principes généraux de fonctionnement, des recettes, des techniques spécifiques, des anecdotes, mais aussi des conseils de chansons à écouter en cuisinant. Au début de l’année 2021, il cherche un éditeur et un illustrateur pour ce livre, mais n’a aucune idée de la façon de les trouver. Du fait de notre position, nous essayons de l’y aider, mais étant surtout habitué à l’édition académique, nous ne pouvons être d’une grande utilité en matière de contacts et de stratégie. C’est finalement dans un collectif que P.-Y. Rommelaere trouve les meilleurs appuis en la matière. En effet, pour terminer cette ultime section consacrée à la mise en visibilité endogène des cuisiniers de collectivité, il est nécessaire d’évoquer un nouveau type d’acteur.

29Compte tenu de ce que nous avons montré au sujet de l’image sociale des cuisiniers de collectivité et à leur exclusion systématique des cercles de réflexion et décision, il s’agit d’une mutation importante dans le monde social (Strauss, 1992) de la restauration collective. Appartenant à différentes générations, inégalement dotés en capital économique, culturel et social, les membres du collectif (aujourd’hui une trentaine) ont dû commencer par trouver un modus vivendi, créer des relations de confiance entre eux, dégager un fonctionnement interne démocratique et un ensemble de principes fondamentaux (« la charte ») quant à leur travail en cuisine. Partageant l’idée selon laquelle la formation des professionnels de terrain est la base de tout, ils ont rapidement mis en place une offre de formation continue à destination des équipes de restauration collective. Le succès est vite arrivé et, depuis 2016 environ, des cuisiniers membres du collectif, chacun dans sa région, dispensent des stages de formation plusieurs fois dans l’année, principalement dans des établissements scolaires. Les formations proposées par le collectif s’adressent aux cuisiniers mais sont payées par les employeurs, les établissements et donc généralement les collectivités locales. Dès les premières années, le succès a été important et les équipes qui étaient formées par les membres du collectif étaient ravies, à tel point que le principal défi pour Les pieds dans le plat a été de grandir et de se faire connaître pour pouvoir toucher un public plus important.

30Ainsi, après une période de discussions stratégiques et de négociations internes pour se développer sans « perdre son âme », trois nouveautés sont arrivées en 2019. Un jeune spécialiste de la communication (fils d’un des membres les plus âgés et les mieux dotés en capital culturel du collectif) joue le rôle de « consultant facilitateur, spécialiste stratégie et développement » et a déjà travaillé à refonder le site internet du collectif et à produire un document d’information-promotion ambitieux, très « professionnel » dans sa communication, et inscrivant la cuisine de collectivité dans une image opposée à sa caricature habituelle mais plus démocratique et « sociale » que celle des top chefs (il est par exemple question dans le document de « nourrir l’avenir », ou de « changer le monde par l’assiette »). La deuxième nouveauté est aussi venue du désir d’améliorer la communication du collectif pour mieux le faire connaître. Le collectif a souhaité trouver un « parrain », une personnalité qui pourrait faire la promotion de l’association Les pieds dans le plat et de son action vis-à-vis du grand public. Là encore, après des discussions animées pour définir les caractéristiques souhaitées de cette personnalité, c’est le chef Olivier Roellinger qui a été contacté. Ce « top chef » engagé qui a rendu ses trois étoiles au guide Michelin a accepté de soutenir publiquement le collectif quand il en a l’occasion, et c’est lui qui apparaît en ouverture de l’onglet « notre vision » sur le site internet. Enfin, de nouveau après des discussions internes sur l’opportunité d’opérer ce rapprochement, le collectif entre en contact avec la grande association Un Plus Bio et plusieurs de ses membres participent au concours des « victoires des cantines rebelles » dont il a été question dans la section précédente.

31La mise en visibilité endogène du travail en restauration collective, et en particulier dans les cantines, est donc aujourd’hui à un stade de son développement jamais atteint jusqu’alors. Au regard de ce que nous avons montré quant aux développements de ces dix dernières années, on peut évidemment considérer que l’avènement d’Internet et de la communication en ligne, à la fois en interne pour créer et faire vivre le collectif, et vers l’extérieur pour faire connaître son activité, a été l’élément indispensable pour cet « empowerment » des cuisiniers de collectivité.

Conclusion

32Nous avons commencé par montrer à quel point le métier de cuisinier pouvait renvoyer à des images sociales inversées selon qu’il s’agit de « haute cuisine » ou de « cantine ». Nous avons examiné les présentations médiatiques opposées des « top chefs » via notamment les concours-spectacles de télé-réalité dont ils sont une des figures de proue, et des « cuistots » de cantine via un ensemble d’exemples tirés de la culture populaire contemporaine où, personnages périphériques et subalternes, ils ont systématiquement une image dévalorisante et caricaturale. La cause semble être entendue : la cantine, « c’est pas bon », comme disent les enfants, et les personnes qui y font la cuisine ne sauraient être reconnues pour leur professionnalité et leurs compétences culinaires.

33Dans la seconde partie, nous nous sommes intéressé à la façon dont le secteur professionnel de la restauration collective développait des éléments de communication endogène. On a commencé par voir que jusqu’à ces dernières années, ce sont les grands industriels du secteur qui avaient la maîtrise exclusive des moyens de visibilisation, les magazines professionnels notamment, au format papier ou en ligne. Toutefois, même dans cette communication venue de l’intérieur du secteur, il est remarquable de voir que les personnes qui font la cuisine au quotidien dans les cantines sont encore largement invisibilisées, au profit des acteurs industriels et politiques qui parlent de la filière dans son ensemble, dans ce qui peut d’ailleurs souvent être vu comme une série d’opérations de « greenwashing ». Enfin, on a pu voir que depuis une dizaine d’années des cuisiniers eux-mêmes avaient enfin commencé à prendre la parole publiquement, notamment via des pages Facebook, et que pour la première fois, un collectif professionnel de cuisiniers de collectivité engagés dans la formation de leurs pairs a pu voir le jour, de manière totalement indépendante des industriels du secteur. Nous avons vu comment ce collectif a travaillé sa mise en visibilité, comment la stratégie de communication a parfois été perçue comme risquant d’entrer en contradiction avec l’éthique du collectif. Ce terrain ne fait que commencer, il faudra suivre l’évolution des débats et des pratiques dans les années à venir.