- 1 Un « thread » sur Twitter désigne un ensemble de tweets consécutifs, produit par un même compte co (...)
- 2 Voir le Recueil des obligations déontologiques des magistrats, publié par le Conseil supérieur de (...)
- 3 L’idée d’ouverture de l’institution judiciaire est consubstantielle à l’impératif de modernité qui (...)
- 4 Circulaire de politique générale du garde des Sceaux, 1er oct. 2020, p. 6. Accès : https://www.leg (...)
1Le 15 janvier 2021, le ministère de la Justice publie sur le réseau social Twitter le message suivant : « #VendrediLecture Découvrez de nombreux métiers du droit avec les threads décalés – et non exhaustifs – de @SirYesS25095892 et d’autres professionnels, regroupés ici ». Ce message introduit le tweet épinglé d’une parquetière, Sir Yes Sir, rassemblant l’ensemble des « threads1 » qu’elle et d’autres acteurs de la justice ont publié au cours des dernières semaines concernant leurs métiers. Ce conseil de lecture témoigne d’une intention partagée par la chancellerie et les acteurs de la justice de se donner plus de visibilité. L’idée d’ouvrir l’institution au regard du public, si elle n’est pas nouvelle, n’en est pour autant pas moins récente et jusque-là assez timide, notamment pour les procureurs. Même s’ils sont amenés depuis les années 1990 à tenir des conférences de presse lors des affaires et procès jugés importants (Milburn et al., 2010), les procureurs, en tant que professionnels loyaux, discrets et contraints par le devoir de réserve2 ne prennent pas souvent la parole dans l’espace public médiatique. Cependant, aujourd’hui, dans le prolongement de l’idée d’ouvrir l’institution judiciaire, de la rendre compréhensible, visible et accessible3, les professions judiciaires s’interrogent sur l’opportunité d’investir les réseaux sociaux, notamment Twitter. En témoigne un colloque organisé par l’université Paris 2 Panthéon-Assas en 2019 sur le thème « La justice et les réseaux sociaux ». En octobre 2020, la circulaire de politique générale du garde des Sceaux incite, elle, les procureurs à utiliser « les moyens modernes de communication4 ». Ceux-là sont donc invités à prendre la parole sur les réseaux sociaux pour parler de la justice, ou pour l’écrire devrions-nous peut-être dire.
- 5 O. Janson, vice-procureur de la République, avance trois raisons à la présence des procureurs sur (...)
2Notre approche théorique reprend la proposition faite par Emmanuël Souchier, Étienne Candel, Gustavo Gomez-Mejia et Valérie Jeanne-Perrier (Souchier et al., 2019) de considérer le numérique et les pratiques qu’il engendre comme une « mise en écriture de nos modalités de communication » (ibid. : 214). Créer un profil, rédiger des messages, publier une image, aimer, partager, s’abonner, bloquer, etc. sont considérés par les auteurs comme des actes d’écriture à la conjonction de la technique, du social, de l’économie, du politique. Dans ce contexte, on s’intéresse à la manière dont les procureurs s’écrivent et écrivent leur univers professionnel avec le dispositif. En effet, ce dernier encadre en même temps qu’il permet certaines actions. Il agit comme un « milieu » engageant une certaine sémiotique (Petit et Bouchardon, 2017). Notre hypothèse, fondée sur des discours endogènes à la magistrature5, est que les procureurs, du fait de leur engagement dans le dispositif du réseau social Twitter, produisent une écriture de soi ancrée dans leur activité professionnelle en même temps qu’une écriture d’un « nous » « professionnels de la justice ». En cela, ils défendent une triple appartenance : au monde de la justice, au corps de la magistrature et à une fonction particulière.
3Après avoir présenté les comptes étudiés ainsi que la méthodologie adoptée, notre propos s’organisera en trois temps. La première partie montre en quoi l’écriture de soi des procureurs sur Twitter confirme un ethos professionnel axé autour des notions de service public de la République et de compétences liées à l’exercice de l’autorité. La deuxième partie décrit une mise en visibilité de la profession sous les traits partagés d’une communauté étendue de pairs et/ou de camarades. Enfin, on verra en quoi les activités et les modes d’écriture des procureurs sur et avec le réseau social contribuent à construire le « monde » (Becker, 2010 [1982]) de la justice. On montrera à chaque fois en quoi ces éléments sont adossés à des pratiques d’écriture permises par le dispositif.
4Pour mener cette étude, notre attention s’est portée sur des comptes anonymes dont on sait ou dont on suppose qu’ils sont tenus par des procureurs grâce à la présence d’une référence à cette profession dans leur pseudonyme ou dans leur biographie. Les comptes suivis sont anonymes parce que cela autorise une certaine liberté de ton et des pas de côté par rapport au monde strictement professionnel. Quatre procureurs ont été sélectionnés, dont trois en raison de leur nombre élevé de « suiveurs » (ou followers) (cela garantit une certaine visibilité à leurs publications) : Proc Epique (33 700 suiveurs, compte créé en juin 2014), TonProc (15 500 suiveurs, compte créé en septembre 2019) et Proc Citant (5 913 suiveurs, compte créé en avril 2013). Le dernier compte avait moins de suiveurs lors de la constitution du corpus mais il est très actif et avait rassemblé plus de 8 000 abonnés en un peu plus de cinq mois. Il est tenu par Sir Yes Sir (8 442 suiveurs, compte créé en septembre 20206). Sir Yes Sir est la seule femme parmi les procureurs sélectionnés alors que la magistrature est une profession féminisée à 66 %7. De nombreux comptes de magistrats sont d’ailleurs tenus par des femmes tels que SubCitron ou Madame LE juge. Notre sélection, réalisée au gré de nos circulations sur Twitter, se fonde donc bien sur l’identité calculée (Georges, 2010) des comptes et non sur une quelconque recherche de représentativité.
5Pour les étudier, on repère les traces de l’activité d’écriture des procureurs et les tweets qui les mentionnent. Ces traces d’engagement dans le dispositif indiquent la manière dont ils se présentent, ce qu’ils « disent », avec qui ils échangent, leurs centres d’intérêt, et qui parle d’eux. La collecte des données a été réalisée soit par aspiration8 soit manuellement. On a relevé à partir d’un instant T :
- Les éléments de leur identité déclarative (Georges, 2010) : photo de profil, bannière, biographie. On y a ajouté le tweet épinglé. Celui-ci s’affiche tout en haut sur la page d’accueil des profils.
- Les 100 derniers tweets et commentaires de retweets publiés avant aspiration. Une exception a été faite pour Proc Epique car son activité a fortement baissé à partir de 2019 : tous ses tweets de 2020 (45) ont été gardés. Ces publications ont fait l’objet d’une étude de contenu via une catégorisation thématique. On a aussi observé leur composition technodiscursive (Paveau, 2013a).
- Les 100 dernières réponses publiées avant aspiration. On a regardé à qui elles étaient adressées ainsi que leur contenu. Les destinataires ont été listés et répartis selon 13 catégories : corps de la magistrature, avocat, administration pénitentiaire, greffier, forces de l’ordre, documentation sur la justice, travail ou intérêt pour la justice, droit (juriste, institution, etc.), journaliste spécialisé dans la justice, média/journaliste généraliste, sphère politique, autre et non identifié.
- Les retweets non commentés ont tous été conservés en raison de leur faible nombre lorsque l’aspiration a été faite. On a observé leur provenance.
- Les abonnements : ils ont été pour trois d’entre eux (Proc Epique, TonProc et Sir Yes Sir) listés et répartis selon les mêmes catégories susmentionnées. Cela n’a pas été possible pour Proc Citant. Il suit 1 784 abonnements et le « dépouillement » se fait à la main.
- Les sollicitations (nous nommons ainsi les tweets publiés par d’autres comptes qui mentionnent un procureur étudié) : les 50 comptes qui mentionnent le plus les quatre procureurs de notre étude avant aspiration ont été catégorisés.
6Une présentation sous forme de tableaux récapitulatifs est disponible en annexe.
7Les procureurs occupent une place particulière au sein du système judiciaire français. Ils font partie du corps de la magistrature qui est composé de deux ensembles : d’un côté se trouvent les magistrats du siège, les juges ; de l’autre les magistrats du parquet, les procureurs. L’unité du corps est assurée entre autres par sa formation, son statut, sa représentation syndicale et par la mobilité des magistrats. La circulation entre siège et parquet est fréquente dans les parcours professionnels et centrale dans le discours sur l’unité du corps (Demoli et Willemez, 2019 : 104 et 117). Les procureurs sont attachés à un tribunal ou à une cour d’appel et décident des poursuites judiciaires à donner à une affaire. Ils chapeautent la police judiciaire et participent à certains procès. Ils sont également amenés à mettre en place des façons alternatives de rendre la justice, comme la médiation. À ces fonctions judiciaires s’ajoutent depuis une quarantaine d’années des fonctions de gestion, de management (Vigour, 2006) et un rôle d’intermédiaire entre la justice et la société civile, les médias et d’autres administrations comme les préfectures (Milburn et al., 2010). Les procureurs se situent donc au cœur de la machine judiciaire et sont en lien avec l’ensemble des professionnels contribuant à la faire fonctionner. Ils sont ainsi dans l’obligation de développer des compétences variées, les éloignant parfois de la sphère strictement juridique, ce qu’ils craignent absolument (ibid. : 159). Un autre élément distinguant les procureurs des juges est leur rattachement hiérarchique. En effet, les procureurs sont indépendants en même temps qu’ils exercent sous l’autorité du ministre de la Justice. En cela, ils sont chargés, à travers leur activité, d’orienter l’action pénale, en lien avec les politiques publiques et pénales, notamment en matière de sécurité. Cette position délicate leur vaut régulièrement deux types d’accusation : celle, d’une part, de ne pas être indépendants et de brouiller la séparation des pouvoirs politique et judiciaire ; d’autre part, celle d’être le « bras armé de l’exécutif » (ibid. : 158). En effet, le renforcement de la question sécuritaire et l’efficacité des parquets dans leurs attributions ont associé leur métier à la dimension répressive de ces politiques publiques. Cela conduit certains observateurs à dire que l’identité professionnelle des procureurs se renouvelle, voire est en crise (ibid.).
- 9 Les twittos sont les propriétaires des comptes Twitter.
8Face à cela, on se demande quelle image des procureurs est construite par les quatre comptes étudiés. Pour ce faire, on recourt à la notion d’ethos. L’ethos professionnel correspond en sociologie aux « dispositions acquises par expérience et relatives à ce qui vaut plus ou moins sur toute dimension […] pertinente dans l’exercice d’un métier » (Zarca, 2009 : 352). Cela renvoie à la manière dont les acteurs incarnent les valeurs attachées à leur profession. En sciences de l’information et de la communication, l’ethos concerne davantage l’image que l’on donne de soi. Notre terrain étant constitué des traces laissées par des procureurs sur Twitter, nous suivrons cette dernière définition et plus précisément celle proposée par Ruth Amossy en étendant le discours à partir duquel l’image de soi est construite aux images publiées par les twittos9. Par ailleurs, si « une image de soi se construit ipso facto dans tout acte d’énonciation » (Amossy, 2014 : 22), nous sommes ici face à une image publique travaillée par les twittos. De plus, dans notre cas, les procureurs doivent prouver qu’ils le sont puisque rien n’empêche quiconque de se dire procureur en proposant un nom et ou une biographie comportant ce syntagme ou son diminutif « proc ». L’ethos façonné par le discours des procureurs est donc argumentatif ; pour être crédibles, ceux-ci doivent persuader qu’ils sont bien des procureurs. On s’attache ainsi à repérer quelles dimensions de l’image, des valeurs, attachées aux procureurs et aux magistrats plus largement sont activées dans le cadre de leur présence sur Twitter. Autrement dit, on tente d’observer les manifestations d’un « ethos préalable » ainsi défini : « L’image de sa personne que le locuteur pense que l’autre se fait de lui en fonction de ses prises de parole passées, et de l’ensemble de ce qui se dit et s’écrit soit sur l’individu lui-même, soit sur la catégorie professionnelle ou sociale à laquelle il appartient » (ibid. : 24).
- 10 Proc Epique, le 5 oct. 2020.
- 11 Cela n’empêche pas certains magistrats spécialisés dans les fonctions parquetières de valoriser et (...)
9Au premier coup d’œil, l’internaute constate la proximité des quatre comptes étudiés avec le côté sombre des institutions, l’ambivalence et la répression. Il assiste en fait à l’appropriation par les procureurs d’éléments qui leur sont associés (être du mauvais côté et la répression) quand bien même ils les repoussent habituellement en ce qu’ils peuvent se révéler stigmatisants11. Ce faisant, les procureurs opèrent un « retravail de l’ethos » (ibid. : 24) préalable. Le retravail passe par la mise en scène caricaturale et amusée du mal et de la répression. L’identité déclarée par les quatre procureurs en témoigne.
- 12 La biographie de Sir Yes Sir a été modifiée depuis (au 26 août 2021, elle mentionne « un petit cœu (...)
10Les photos de profil de trois d’entre eux correspondent à des personnages de fiction en lien avec le mal, l’ambivalence ou le pouvoir répressif : TonProc a choisi Dark Vador, Proc Citant Thrawn (grand amiral de l’empire dans Star Wars) et Sir Yes Sir Gollum. TonProc accentue cette noirceur par l’affichage d’une misanthropie dans sa biographie, « J’aime tellement les gens que j’ai hésité entre proc et gardien de phare », et dans son tweet épinglé : « Je rappelle à ceux qui ont la critique facile que les procureurs ont un cœur. / Oui, comme les réacteurs nucléaires » (le 27 août 2020). Sir Yes Sir, quant à elle, associe dans sa biographie son métier à un chien réputé violent (le pitbull12). En réclamant une photo à ses abonnés, le dispositif permet ainsi une visualisation du retravail de l’ethos. Par leurs emprunts à un univers culturel grand public, les procureurs jouent avec humour sur l’image qui leur est associée : Gollum a ainsi été affublé d’un bonnet rouge à pompon blanc en fin d’année 2020. Le pseudonyme de TonProc, JeSuisTonProc, en référence à l’une des phrases les plus connues de son personnage, prête à sourire. Ces éléments sont moins présents chez Proc Epique. On y retrouve tout de même une allusion dans sa biographie : « Parquetier de province. Aime les juges quand ils sont bons, les avocats quand ils sont crus. N’est donc pas totalement mauvais ».
11Concernant la répression, on la retrouve à la fois dans l’identité déclarée et dans les tweets et réponses des procureurs. Pour les espaces déclaratifs, TonProc a en guise de bannière le tampon rouge « BON POUR ÉCROU » sur fond clair et la première phrase de sa biographie est une citation de Dark Vador : « Cette faute envers moi était la dernière ». Cela correspond à un moment où le personnage punit un amiral qui a commis une erreur. Dans les tweets publiés par les procureurs, l’aspect répressif en concerne 17 % chez TonProc, 16 % chez Proc Epique, 1 % chez Proc Citant et 6 % chez Sir Yes Sir. Il est parfois pris en charge avec humour. Par exemple, le 6 avril 2020, en plein confinement Proc Epique écrit : « Raaaaaaâ ! Les avocats qui pleurent leurs audiences annulées, les gosses qui tapent sur le système, les coupes de cheveux ratées, etc… Ça suffit, hein ! / JE VOUS RAPPELLE QUE MOI, DEPUIS TROIS SEMAINES, JE LIBÈRE DES DÉTENUS !!! Alors vos petits soucis, hein !!! / #ÇaConfineAlAbsurde ».
- 13 D’autres procureurs mobilisent aussi la noirceur pour se présenter. Voici par exemple la biographi (...)
12Ce travail de l’ethos préalable est une manière de le détourner, d’en faire un élément de reconnaissance entre procureurs13. Le stigmate, établi par le regard de l’autre (Goffman, 1975 [1963]), devient un repère identitaire pour tout un ensemble de professionnels. En outre, il se charge, dans le cadre de l’étude de comptes anonymes, d’une force argumentative. En s’appropriant le stigmate, les procureurs affirment leur appartenance à un groupe. Il est d’ailleurs signifiant que le stigmate apparaisse tant dans l’identité déclarée. Pour autant, la répression et l’autorité sont le plus souvent associées à un autre élément de l’ethos préalable : l’éthique et la mise au service des compétences pour assurer la justice.
13« Juridisme », c’est la manière dont Laurent Willemez (2015) qualifie une disposition partagée par l’ensemble des acteurs du champ judiciaire. Il s’agit d’une vision du monde, associée à des compétences, fondée sur l’idée que le droit est le meilleur « mode de régulation » et la « valeur suprême permettant le bon gouvernement des sociétés » (ibid. : 141). Autrement dit, les impératifs de justice sont considérés comme des « instruments de cohésion sociale » permettant une « égalité de tous devant la justice » (Milburn et al., 2010 : 143). La loyauté, l’éthique, l’idée de service public, l’humilité, la conscience professionnelle constituent un socle déontologique fort, notamment dans la magistrature (ibid. : 142-143). Les « “qualités humaines” et d’écoute » (Willemez, 2015 : 143) font en outre le pont entre le droit et les situations vécues au quotidien. Cette partie de l’ethos des magistrats est largement présente et activée dans le cadre de notre terrain d’étude. Elle fonctionne, tout comme son versant répressif, comme un indicateur : l’affichage d’une vision du monde et de valeurs collectives les positionne comme des acteurs de la justice (Thiault, 2016). La foi dans le droit et le service public de la justice se manifeste de trois manières.
14La première réside dans l’identité déclarée de Proc Epique et plus particulièrement dans les images qu’il a choisies. Sa bannière est une photo où l’on voit de profil une rangée de magistrats assis en habits de cérémonie (chapeaux, gants, écharpe). Sa photo de profil est un visage en très gros plan, un peu déformé. On y voit un homme assez âgé, portant des lunettes et un costume noir, une chemise blanche et une cravate. Il fait une grimace et tient à la main gauche un marteau de tribunal en bois. Malgré l’esprit décalé, le procureur met en scène des éléments bien connus des magistrats. Le marteau et le costume d’apparat renvoient à la fois à une pratique et à des rituels propres à son corps. Il réaffirme ainsi les valeurs et les principes (Gadea, 2016) et son appartenance à la magistrature.
- 14 Ce procès juge l’affaire dite des « écoutes », pour laquelle l’ancien président de la République N (...)
15La seconde est la manière dont les procureurs, à l’appui de tweets de médias ou d’autres sources, commentent l’actualité politique et judiciaire. Cette manière de faire est particulièrement présente chez deux des quatre procureurs : Proc Epique (62 % des tweets) et TonProc (61 %) (cela représente 25 % des tweets chez Proc Citant et 6 % pour Sir Yes Sir). Ces commentaires critiquent un univers politique corrompu et déconnecté. Par exemple, le 8 janvier 2020, Proc Epique commente une vidéo de France Bleu Normandie présentant Nicole Belloubet en train de faire son discours de vœux face à des avocats grévistes jetant leur robe à terre : « Raaaaaaâ ! Ne pas changer une virgule à son discours («euh…., je suis venue vous présenter mes vœux»), faire comme si tout était normal, ça a un nom : se dérober… / Comme quoi, le français est une langue riche, le même mot pouvant ici symboliser la révolte ou la couardise… ». À ce propos, le procès Sarkozy/Bismuth14 a été très commenté par les procureurs. Proc Citant en fournit un exemple le 30 novembre 2020 : « C’est un sketch c’est pas possible ». La critique leur permet d’affirmer d’un côté ce qu’ils considèrent être une bonne justice et un bon ministre. La nomination d’Éric Dupond-Moretti au poste de ministre de la Justice et ses premiers discours sur la magistrature en ont donné l’occasion. D’un autre côté, ils réaffirment les valeurs démocratiques et républicaines qui sous-tendent cet idéal de justice, telles que le respect des institutions et du service public. TonProc illustre cela au moment de la proposition par le gouvernement de faire réécrire l’article 24 de la loi sur la sécurité globale par une commission ad hoc : « Lorsque la représentation nationale est saisie d’un projet ou d’une proposition de loi. / C’est à la représentation nationale de trancher » et « Elle est élue au suffrage universel direct. / Elle est seule légitime pour trancher sur ce putain d’article 24. / C’est quoi cette idée de commission indépendante qui s’y substituerait ? » (le 26 novembre 2020)
- 15 JI signifie juge d’instruction.
16Le troisième élément qui manifeste le juridisme est l’expertise dans son versant pédagogique. Il est ici exclusivement incarné par Sir Yes Sir. Fin 2020, elle initie la présentation de certains acteurs de la justice. Sur les 100 tweets conservés, il y a 4 threads et chacun contient entre 15 et 22 tweets. En construisant cette galerie de portraits, elle explique les missions de service public de son institution. Elle montre en quoi la répression n’est que le possible aboutissement d’une procédure légale et collective. Par exemple, lorsqu’elle présente le juge des libertés et de la détention, elle précise : « On le voit comme le grand incarcérateur : PAS DU TOUT, la détention est loin d’être son seul intérêt : il y a aussi les libertés (suivez un peu !). Il est là quand vos droits sont menacés, pour s’assurer que le procureur ce ptit fifou, mais aussi le JI15, ne s’emballent pas… » (le 3 janvier 2021). Le droit apparaît alors pleinement comme le meilleur mode de régulation des conflits au sein de la société.
17L’ethos défendu par les procureurs suivis affirme leur triple appartenance. Si la répression est plus associée à la fonction de procureur, le juridisme est commun à l’ensemble de la magistrature, condition de l’unité du corps et de sa mobilité, et plus largement aux professions juridiques.
18L’inscription d’un ethos professionnel par différents moyens d’écriture n’empêche pas les procureurs d’adopter un ton relâché et de livrer quelques éléments des coulisses de leur travail. Ce phénomène est soutenu par le dispositif lui-même. En tant qu’« organisateur des pratiques » (Souchier et al., 2019 : 130), il ordonne la communication selon des règles, définit les possibilités d’écriture technodiscursives. Le recours à celles-ci affecte le langage attendu des procureurs. En effet, même si la publication sur Twitter ne relève pas de leurs prérogatives professionnelles, on s’avance à dire que nous assistons à une déformalisation (Huré et Le Saulnier, 2019) du discours des procureurs. Tandis que leur formation et leur pratique du droit les enjoignent d’employer un langage spécifique, formel, éloigné « des façons usuelles de parler et d’écrire » (Willemez, 2015 : 144), leur inscription dans le réseau social les conduit à le relâcher. Le discours juridique, central dans le maintien de l’unité du champ, se trouve recomposé à l’aune de l’engagement des procureurs dans le dispositif, affectant la représentation que l’on peut se faire de ces professionnels de la justice.
19Les procureurs écrivent dans ou avec le dispositif. La technique en tant que « composant structurel des discours » (Paveau, 2013b) impose certaines normes, comme le nombre de caractères autorisés par tweet, en même temps qu’elle comporte des « affordances » (Paveau, 2012), permettant certaines formes d’écriture. Concernant les contraintes gouvernant les processus d’écriture (Badouard et al., 2016), l’absence d’entretien avec les magistrats concernés ne nous permet pas de savoir à quel point elles pèsent sur la manière dont ils construisent leurs tweets et si une phase d’appropriation a été nécessaire. Sinon, deux éléments sont particulièrement frappants.
20Le premier a déjà été abordé, il s’agit du retweet commenté. Il représente 73 % des tweets de Proc Epique, 50 % de ceux de TonProc et 50 % de ceux de Proc Citant. Sir Yes Sir se démarque sur ce point puisque cela ne concerne que 8 % de ses tweets. Le retweet permet à la fois de faire des économies de caractères (les twittos ne répètent pas le contenu relayé) et également de se positionner par rapport à des discours présents sur le réseau. En revanche, les retweets non commentés sont marginaux chez les procureurs que l’on suit (voir tableau en annexe).
21Le second est le recours aux photos et aux images, animées ou pas. On en compte 17 pour TonProc, 6 pour Proc Epique, 30 pour Proc Citant et 57 pour Sir Yes Sir. Les procureurs délèguent à ce format d’écriture l’expression de leurs humeurs, de leurs émotions, ou une partie complète du message. La complémentarité texte-image est centrale dans notre corpus. Par exemple, Proc Citant fait régulièrement état de son humeur en écrivant « Mood » accompagné d’une image inerte ou animée. On retrouve aussi à plusieurs reprises des combinaisons associant « Quand … » et un gif. Sir Yes Sir utilise quant à elle les gifs presque systématiquement dans ses threads. Ils ont une fonction illustrative.
- 16 Les mèmes correspondent à des contenus (souvent des images) qui se propagent largement sur les rés (...)
- 17 « Le hashtag est un segment langagier précédé du signe #, utilisé principalement sur le réseau de (...)
22En revanche, certains éléments d’écriture propres aux réseaux sociaux restent marginaux. On a ainsi repéré seulement deux « mèmes16 » dans tout le corpus, chez TonProc. Les « hashtags17 » (ou mots-dièse) ne sont pas non plus remarquables (Sir Yes Sir : 1, TonProc : 3 et Proc Citant : 2). Seul Proc Epique y a recours à 18 reprises. Si l’on se réfère à la typologie proposée par Marie-Anne Paveau (2013a), les hashtags de Proc Epique entrent dans la catégorie « ludique, idéologique ou polémique ». Ils n’ont que rarement vocation à être affiliatif (#OnNePeutPlusRienDire, le 10 septembre 2020) ou à documenter un événement particulier (#Fillon, le 4 mars 2020). Ils lui permettent de commenter, de valoriser ou de synthétiser ce qu’il vient d’écrire. Le tweet suivant l’illustre : « Mon psy m’aide comme il peut. Il me dit que je suis comme ces pêcheurs qui relâchent les petites prises pour mieux les reprendre plus tard. Je me répète ces phrases comme un mantra. / Soyons clair. C’est totalement inefficace… #JaimeAussiLaPetiteFriture » (posté le 6 avril 2020).
- 18 Par manque de place, nous ne traitons pas ici une autre forme de coulisses : la vie privée des pro (...)
23Une partie des tweets concerne les coulisses du travail de procureur et plus largement de magistrat. Cela concerne essentiellement deux des quatre procureurs : Proc Citant (36 % des tweets) et Sir Yes Sir (26 %) ; TonProc le fait à trois reprises et Proc Epique jamais. Pour autant, notre fréquentation assidue des comptes juridiques sur le réseau social nous permet de préciser que ces pratiques ne sont pas exceptionnelles lorsque les comptes sont anonymes.
24Lorsque Sir Yes Sir dessine les portraits de métiers de la justice, elle inclut à plusieurs reprises des éléments relatifs aux coulisses : « Aujourd’hui mes amis et avant la reprise, le Juge des Libertés et de la Détention (JLD). Surnommé pour l’embêter Jamais Là pour Dîner, car il intervient en bout de chaîne et est donc accablé par les retards accumulés avant » (le 3 janvier 2021). Ces éléments sont des clins d’œil à ses collègues, elle montre par là qu’elle connaît leur métier. Par exemple, elle parle du stress ressenti par les juges d’instruction au moment des reconstitutions de meurtre, raconte la difficulté pour les juges des enfants de placer un enfant, etc. Mais elle évoque aussi ses conditions de travail.
25Proc Citant, quant à lui, met en avant le manque de moyens de la justice. Il évoque les problèmes de matériel (« Il ne nous reste plus qu’à récupérer un ordi qui charge une page internet en moins de 40 secondes 😅 », le 10 décembre 2020). Cassiopée, logiciel très critiqué propre à la justice, est mentionné à deux reprises. Il relate aussi en quatre tweets son attente téléphonique pour atteindre le « P12 » (la permanence pour les délits et les crimes commis par des majeurs) : « Ha mais ils varient les musiques d’attente les coquinous » (le 6 décembre 2020). Il relate enfin avec humour certains événements propres à la vie d’un parquet. Par exemple, il publie une image de présentation des candidates pour être Miss France par deux présentatrices et commente « Quand @Bleu_c4nard et @SirYesS25095892 présentent leur nouveau parquet » (le 1er décembre 2020).
26Différents aspects de l’écriture de soi des procureurs précédemment abordés tels que la description des coulisses, la complémentarité texte-image, les commentaires de l’actualité, etc. participent de la construction d’une connivence forte entre les comptes étudiés et leur public. Nous souhaitons ici mettre l’accent sur deux autres éléments fondateurs de cette complicité. D’une part, l’humour via l’ironie, la répartie, les jeux de mots, le cynisme, la dérision, les clins d’œil à une culture politico-judiciaire, les « mises en boîte », est présent dans les publications. Cela concerne 33 % des tweets chez Proc Citant, 52 % chez TonProc, 71 % chez Proc Epique et 9 % chez Sir Yes Sir. Deux facteurs expliquent ce dernier résultat : son corpus comprend de longs threads pédagogiques qui occupent une grande place et elle commente très peu l’actualité (3 % des tweets). Or, l’humour est souvent le chemin emprunté pour critiquer les faits et gestes du pouvoir de façon détournée.
27D’autre part, le recours à l’expertise est source de complicité. Cela se manifeste par des sigles, du vocabulaire technique, des procédures, ou par remarques elliptiques qui tracent les contours d’un regard professionnel commun. Ainsi, en même temps qu’elle confirme une compétence vis-à-vis du public de Twitter, l’expression de l’expertise renforce-t-elle la communauté professionnelle. En effet, les procureurs, pour honorer leur mission régalienne de régulation des rapports sociaux, ont besoin de savoirs et savoir-faire spécifiques. Ces éléments (identification d’un besoin et développement de compétences pour y répondre) propres à la construction de leur profession (Paradeise, 1985 : 18, 23) doivent être réaffirmés, notamment en cette période de crise de leur identité. L’expertise fonctionne alors comme un lien professionnel fort. Elle n’est pas présente de manière uniforme : 72 % des tweets chez Sir Yes Sir, 16 % chez TonProc, 10 % chez Proc Citant et 2 % chez Proc Epique. Cette expertise n’est pas nécessairement incluse dans des tweets évoquant le travail, elle peut émerger dans des commentaires de l’actualité judiciaire (le 3 décembre 2020, Proc Citant accompagne ainsi un tweet sur le procès Sarkozy/Bismuth : « Si je voulais être taquin, je dirais qu’il y [a] moins de chance de commettre un délit lors d’un délibéré [émoticône] »), mais aussi dans des publications sans véritable autre objet que celui de s’amuser (TonProc accompagne un mème du chanteur Patrick Bruel ainsi, le 14 octobre 2020 : « – J’entends plaider la relaxe cet après-midi / – J’entends 723-16 »).
- 19 Les réponses pouvant être adressées à plusieurs comptes, nous avons dénombré les mentions (donc un (...)
28Selon la typologie que Dominique Cardon et Hélène Delaunay-Téterel (2006 : 27) proposent des blogs à partir de l’analyse des relations entre les blogueurs et leur public, les comptes étudiés se situent à la frontière entre le deuxième type où « les liens se constituent par la mise en partage des traces de leurs activités communes et des emblèmes culturels auxquels ils s’identifient » et le troisième type où « les personnes se lient entre elles en partageant une passion commune leur permettant d’exhiber certaines de leurs compétences ». En effet, les comptes suivis tracent les contours d’une communauté qui échange à la fois sur la justice et le droit en mobilisant des compétences spécifiques et sur leurs activités quotidiennes au travail ou en dehors. Ce qui fonde prioritairement la teneur des quatre comptes que l’on suit est leur rattachement au corps de la magistrature (type 3). Mais, à partir de là, on glisse vers la mise en visibilité des interactions ordinaires (type 2). Ce phénomène est remarquable dans les discussions. Par exemple, le 4 janvier 2021, Sir Yes Sir s’engage dans une conversation sur une question juridique qui dérive sur les goûts culinaires. Proc Epique s’adonne lui aussi à des échanges purement badins, comme le 14 octobre 2020 sur le sujet de noms imaginaires de chevaux de course. Ce phénomène de « “narrowcasting” (Sant 2014 : 53), c’est-à-dire […] s’adresser à un public très restreint (parfois une seule personne) bien que tout message sur Twitter est théoriquement disponible pour un public illimité » (von Pape et Scharkow, 2015 : 116) se manifeste aussi par le fait que trois des procureurs suivis ont des interlocuteurs privilégiés avec qui ils discutent souvent de façon amicale. Sir Yes Sir adresse 65 % des mentions19 à trois comptes. Proc Citant a également des échanges plus intenses avec certains twittos : 3 % des discutants concentrent 18 % des réponses. Mais le procureur le plus caractéristique à ce propos est Proc Epique : 17 % des discutants rassemblent 58 % des réponses.
29Enfin, si les réseaux sociaux sont un lieu courant d’émergence des polémiques et d’expression de la conflictualité confinant parfois aux insultes (Mercier, 2015 : 145), ce type d’échange n’apparaît pas dans notre corpus. L’absence de conflictualité agressive, qui se différencie du désaccord argumenté, renforce l’apparente amicalité des rapports entre twittos. Pour aller plus loin, on voit poindre le plaisir de partager un socle commun de connaissances, de valeurs et de pratiques pouvant être considérées comme des « conventions » (Becker, 2010 : 64-89) propres au monde social de la justice que nous abordons ci-après.
30Jusque-là on a parlé de « groupe », de « communauté » (Cardon et Delaunay-Téterel, 2006), de « champ », « disposition » empruntés au vocabulaire bourdieusien. Alors pourquoi choisir maintenant l’expression « monde social », empruntée à Howard S. Becker ? La réponse se loge en partie dans le dispositif lui-même. En effet, le monde social est une notion forgée au cœur des réflexions sur l’interactionnisme (Cefaï, 2015). Il correspond à des « structures d’activité collective » (Becker, 2010 : 27) et procède de « chaînes de coopération qui relient les participants selon un ordre établi » (ibid. : 59). Autrement dit, il désigne « l’ensemble des individus et des organisations dont l’activité est nécessaire pour produire les événements et les objets qui sont caractéristiques de ce monde » (Becker, 1983 : 404). La coordination des activités est réglée par un ensemble de conventions partagées par tous (Becker, 2010 : 54). En outre, au sein du monde de l’art, H. S. Becker distingue l’artiste et le « personnel de renfort », soit l’ensemble poreux des acteurs qui permettent aux artistes de réaliser des œuvres (ibid. : 30, 96). Si l’on transpose cette typologie à la justice, il nous semble possible de considérer la production du jugement, point nodal du rétablissement de l’ordre social sans lequel il n’y a pas de justice, comme une activité collective requérant des magistrats et un personnel de renfort correspondant aux greffiers, aux avocats, aux experts, aux forces de l’ordre, à l’administration pénitentiaire, aux employés des tribunaux, etc. Enfin, la notion de monde social met en avant, au regard de celle de champ : la complémentarité entre les acteurs, même s’il peut y avoir des désaccords sur les normes suivies (Becker, 2010 : 50), versus le conflit et la domination, la porosité versus la clôture, l’activité collective versus le statut, la situation concrète versus la structure, le choix des acteurs de s’impliquer versus l’habitus et la détermination (Becker et Pessin, 2006).
31La notion de « monde social » semble mieux convenir pour observer ce qu’il se passe sur Twitter pour trois raisons. Premièrement, ce que les twittos font sur le réseau est de nature communicationnelle, non judiciaire. L’objet de l’activité collective à laquelle s’adonnent les procureurs est l’expression d’eux-mêmes et, par là, la mise en visibilité de leur univers professionnel. Deuxièmement, de façon corrélée, le réseau n’est pas un lieu de compétition et de conflit pour la maîtrise des ressources propres à l’activité judiciaire. Cela n’empêche pas une autre forme de concurrence, propre aux logiques du réseau social, orientée vers la visibilité et la notoriété. On peut également émettre l’hypothèse qu’une visibilité maîtrisée sur Twitter, même anonyme, serve une carrière de magistrat. La troisième raison réside dans la nature du réseau. Twitter est un dispositif qui, d’une part, peut donner l’illusion d’une égalité ; sans nier les logiques de domination et les clivages présents dans toute profession, il promet le « dialogue de tous avec tous » (Demailly, 2007) et en cela l’écrasement des statuts. D’autre part, l’activité est au cœur du dispositif : il ne fonctionne qu’à la condition d’être investi par les internautes. Twitter fournit d’ailleurs des incitations à l’action, « des programmes d’activité » (Souchier et al., 2019 : 211) pour une part en lien avec les centres d’intérêt que l’on a manifestés via de précédents engagements sur la plateforme. Cela se traduit par des suggestions de comptes à suivre, par la présence de « signes passeurs » (ibid. : 289) sous les messages que l’on lit, etc. Il est donc agissant, incitatif et favorise le renforcement des liens entre comptes présentant des intérêts similaires. De ce fait, puisque « la composition des textes [se fait] entre les machines et leurs utilisateurs » (ibid. : 199), c’est l’action conjointe du dispositif et d’un grand nombre d’abonnés qui assure, selon nous, à la fois l’émergence du monde de la justice et l’appartenance des twittos à celui-ci. Nous allons ainsi voir à présent quels mondes sont dessinés par l’activité des quatre procureurs.
32Pour analyser la manière dont le monde social de la justice se construit et s’écrit, on s’appuie sur les abonnements des procureurs, relevant de « l’identité agissante » (Georges, 2010), leur mode d’engagement (tweets ou réponses), l’identification des comptes avec qui ils discutent et de ceux qui les mentionnent. Cela nous indique de quelle manière les procureurs s’intègrent et sont intégrés dans le réseau social. Nos analyses aboutissent à trois résultats.
- 20 Nous avons obtenu ces chiffres sur la base de l’ensemble des données aspirées.
33D’abord, les procureurs étudiés ont une activité essentiellement conversationnelle sur le réseau. Cela signifie qu’ils répondent plus qu’ils ne publient de tweets de façon originale. Leur principale manière de contribuer à construire un monde social de la justice est la discussion. C’est le cas à hauteur de 73,1 % pour Proc Epique, 82 % pour Proc Citant, 95,1 % pour Sir Yes Sir et 68 % pour TonProc20. Les actions des procureurs et des autres acteurs de la justice sont donc intriquées les unes dans les autres.
- 21 Ces pourcentages sont d’autant plus importants qu’entre 16 et 25 % des abonnements restent inconnu (...)
- 22 De la même manière que pour les abonnements, entre 18 et 34 % des comptes avec lesquels des conver (...)
- 23 Même remarque : entre 18 et 51 % (pour Proc Epique) des comptes qui mentionnent les quatre procure (...)
34Ensuite, les comptes des procureurs que l’on suit déploient une activité ancrée dans le monde étendu de la justice. Celui-ci comprend le corps de la magistrature, le personnel de renfort (catégories concernées : avocats, greffiers, administration pénitentiaire, forces de l’ordre et tous ceux qui travaillent en lien avec la justice) et des comptes qui gravitent autour de la justice (catégories concernées : documentation, journalistes spécialisés et droit). Au niveau des abonnements, collectés pour TonProc, Proc Epique et Sir Yes Sir, plus de la moitié est réservée au monde étendu de la justice. On en compte dans l’ordre 58 %, 56 % et 75 %21. Les discussions sont engagées majoritairement avec des comptes rattachés aux mêmes catégories : à 61 % pour Sir Yes Sir, 64 % pour Proc Epique, 57 % pour TonProc et 57 % pour Proc Citant22. Les procureurs sont sollicités par des comptes de ce monde étendu de la justice à 29 % pour Proc Epique, 68 % pour Sir Yes Sir, 70 % pour Proc Citant et 50 % pour TonProc23. Par ailleurs, au sein des catégories, les pairs et les avocats occupent une place de choix : les premiers représentent entre 14 et 20 % des abonnements des trois comptes pour lesquels on a pu établir la liste, les seconds entre 15 et 22 %. Les avocats sont majoritaires sauf chez Sir Yes Sir où ils sont dépassés par les pairs (20 %) et les forces de l’ordre (20 %). Les avocats sont aussi en tête du type de discutants avec qui trois des quatre procureurs ont des conversations (31 % pour Proc Epique, 33 % pour TonProc et 21 % pour Proc Citant). Ils sont en troisième place derrière les forces de l’ordre (20 %) et les pairs (14 %), chez Sir Yes Sir, à hauteur de 12 %. Le corps de la magistrature reste un discutant important pour Proc Epique (12 %) et TonProc (6 % à égalité avec les journalistes spécialisés). Il est en revanche largement dépassé (7 %) par les forces de l’ordre (18 %) chez Proc Citant. C’est la même configuration pour les comptes qui sollicitent les procureurs : les avocats représentent 14 % des sollicitants pour Proc Epique (derrière les « autres », 17 %, et loin devant les pairs, 3 %), 30 % pour Proc Citant (devant les forces de l’ordre, 16 %, et les pairs, 10 %) et 22 % pour TonProc (devant les pairs et les personnes travaillant en lien avec la justice, 8 % à chaque fois). Chez Sir Yes Sir, ils arrivent après les forces de l’ordre (28 %) et les pairs (14 %) à hauteur de 6 %.
35Enfin, le monde social de la justice se nuance en fonction de qui l’écrit. On repère deux modèles. Le premier concerne TonProc et Proc Epique. Ces deux comptes se caractérisent par leur ouverture sur le monde politico-médiatique et les avocats. Le second, porté par Sir Yes Sir et Proc Citant, se démarque par une attention plus forte aux acteurs rattachés aux tribunaux et par le tissage de liens avec les forces de l’ordre. Chaque modèle valorise un aspect du métier de procureur : d’un côté, le travail judiciaire à proprement parler, dominé par l’enquête et le traitement des dossiers ; de l’autre, le travail que le procureur mène en lien avec les politiques publiques et la société civile en général. Au-delà de ces différences, les types de comptes avec lesquels les procureurs ont des interactions restent proches. Dans les histogrammes suivants, les catégories « autre » et « non identifié » ont été retirées pour faciliter la lecture.
36Le monde social de la justice, constitué par les actions des procureurs, fait lui-même l’objet d’un discours qui contribue à son émergence. En effet, on repère des traces discursives du « sens de l’appartenance et [de la] conscience de vivre ensemble, ou au moins de faire les choses ensemble » (Cefaï, 2015) requis par la notion. Ce phénomène est plus ou moins présent selon les procureurs. La manière d’exprimer en discours leur appartenance à un monde social reprend les deux modèles décrits plus haut. Ceux qui intègrent le plus en discours leurs collègues sont ceux qui proposent un modèle de monde de la justice orienté sur l’activité interne des tribunaux et les forces de l’ordre. A contrario, ceux dont le discours comporte le moins d’allusions directes à leurs collègues sont ceux qui proposent un modèle de monde de la justice tourné vers l’extérieur. Ce phénomène passe par l’affichage d’une proximité amicale d’une part et par une communauté d’action d’autre part. Chez Proc Epique, cela est marginal et n’apparaît qu’une fois (« Amis avocats […] » le 15 février 2020). Chez Ton_Proc, cela est accessoire (8 % des tweets). On la lit via des expressions comme « les copains » les 5 et 8 octobre 2020, « les collègues » le 22 novembre 2020. Il s’adresse aux magistrats (siège et parquet) et aux avocats. Il les soutient dans les moments difficiles comme le 2 décembre 2020 : « Si vous me lisez, Christine Mée, madame la présidente et chère collègue, que la force soit avec toi » (Mme Mée est la présidente du procès Sarkozy/Bismuth). Chez Proc Citant, cela est présent dans 34 % des tweets. Le récit qu’il fait de son métier ne se limite pas à ce que lui fait. Le personnel de renfort est également mobilisé dans le discours. On voit avec qui il travaille, de quelle manière il est relié à lui. Il lance d’ailleurs des appels pour échanger des anecdotes : « C’est quoi votre anecdote avec un substitut ? (Je crains le pire de la part de la team 22 😬) », le 4 décembre 2020 (la team 22 désigne la police). Si la plupart des désignations sont descriptives ou amicales (« collègues », « nous », « coquinous » le 2 décembre 2020), cela n’empêche pas quelques clins d’œil cinglants, comme l’illustre son tweet épinglé daté du 22 janvier 2021 : « Se prétendant avocat au barreau de Paris, l’homme aurait pourtant salué courtoisement ses confrères sans se montrer hautain, ce qui a immédiatement attiré l’attention » (il s’agit d’une citation d’un article de presse relayé). Enfin, chez Sir Yes Sir 23 % des tweets sont concernés. Elle compatit ou défend des personnes qui travaillent dans la justice (par exemple les greffiers, le 3 janvier 2021). La communauté s’affiche aussi par l’emploi de termes tels que « Collègues » et « partenaires » le 1er janvier 2021, « copains avocats » et « camarades de jeu » le 3 janvier 2021. Le monde de la justice apparaît comme un ensemble d’interrelations entre plusieurs professions œuvrant pour une même fin. Cela n’exclut pas les tensions, dont certaines sont mises en scène avec humour : « Relations siège-parquet (allégorie). On notera que le chat-siège est un peu tendu… », le 2 janvier 2021. Ce texte est accompagné d’une photo d’un chien et d’un chat dans le même panier, l’air tous les deux défiant. Cependant l’accent est largement mis sur la complémentarité des fonctions dans l’œuvre de justice. L’idée même de faire des portraits des acteurs de la justice est une marque d’inscription de son métier dans un ensemble plus large. Elle rappelle aussi à quel point les magistrats appartiennent à un corps et connaissent les différentes fonctions des juridictions qu’ils sont susceptibles, avec les mutations, d’occuper.
37La mise en visibilité des procureurs sur Twitter est consubstantielle au dispositif. Les procureurs se co-écrivent et co-écrivent leurs mondes de la justice en lien avec les possibilités et les contraintes offertes par Twitter. Il en résulte, d’une part, l’affirmation d’un ethos partagé et reconnaissable en lien direct avec ce que vit la profession et le corps de la magistrature en dehors du réseau. D’autre part, à la faveur d’un relâchement des contraintes discursives professionnelles concernant le dit aussi bien que le dire, les procureurs partagent avec l’ensemble des acteurs de la justice les coulisses de leur métier, conversent, et surtout s’amusent et se soutiennent. Le réseau devient alors à la fois un lieu de publicisation du métier de procureur et du contexte dans lequel il se pratique et un lieu d’échanges entre collègues ou assimilés avec qui des liens affinitaires se sont créés.
38Cette étude devrait être complétée par des entretiens compréhensifs avec les propriétaires des comptes afin de mieux comprendre comment est pensée, ou pas, leur activité d’écriture sur Twitter. En outre, cela permettrait peut-être de proposer une explication socio-professionnelle aux divergences constatées au sein des mondes sociaux de la justice engendrés par les pratiques des quatre procureurs.
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