« J’ai envie de parler des choses que je vis et que je vois […] de tout un tas de choses pas forcément visibles quand on est extérieur à ce métier »

1Parmi les facteurs multiples entretenant la crise majeure que traverse le groupe professionnel des professeurs des écoles, l’absence de reconnaissance institutionnelle et sociale émerge de façon récurrente dans les discours de ces professionnels, les amenant à développer, via les médias traditionnels mais également sur le Web depuis une quinzaine d’années, de nouveaux processus de médiatisation et à construire une autorité numérique élargie (Rigaudière et Connan, 2020 ; Merzeau, 2013). Ils souhaitent ainsi s’affranchir des structures traditionnelles de représentation et offrir une prise de parole non seulement renouvelée mais également authentique. Une telle démarche revêt un caractère testimonial et une dimension d’expertise revendiqués par les acteurs de la formation. Elle entre de fait en concurrence avec « le travail rhétorique des porte-paroles officiels » (Connan et al., 2013 : 147). De même, partager l’expérience de son quotidien, mettre en scène celui-ci par des mots, des images fixes ou animées, s’inscrit dans une démarche volontaire visant non seulement à décrire l’expérience vécue au jour le jour, mais également à construire une relation de confiance avec son public. Le support textuel (blog) ou visuel (vlog) utilisé ne s’apparente pas alors à un simple miroir du quotidien mais contribue à définir un espace de médiation privilégié.

2La présente étude constitue une contribution issue des résultats obtenus dans le cadre d’un appel à projets de recherche (2015-2018) initié par la direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance (Depp) des ministères de l’Éducation nationale, de la jeunesse et des sports, et de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation. Le questionnement initial de cette recherche portait sur le statut social et la représentation du métier de professeur des écoles (Charles et al., 2018) ainsi que sur les modes de reconnaissance professionnelle dans un contexte de perte d’attractivité du métier qui prévaut depuis les années 2000 (Charles et al., 2020). Nous abordons ici les rhétoriques professionnelles et les stratégies énonciatives autour de la représentation du métier en analysant les contenus de blogs tenus par des enseignants du primaire. Même si le blog, en tant que support d’autopublication, entre en concurrence avec d’autres plateformes plus récentes privilégiant largement la présentation numérique de « soi », il reste encore un outil privilégié et valorisé par les groupes professionnels. Ainsi notre travail s’appuie-t-il sur une analyse de données textuelles issues des discours produits par des professeurs des écoles sur la blogosphère.

3Dans une perspective diachronique, ces témoignages volontaires et authentiques, qui délivrent un récit expérientiel que nous étudions sur une période relativement importante qui s’échelonne entre six et onze ans selon les blogs, questionnent l’évolution du regard sur et de la visibilité autour de la profession. De tels écrits personnels en ligne participent ainsi de l’image médiatique et publique, de l’expression du besoin de reconnaissance sociale, symbolique et matérielle, et de valorisation d’un métier dont l’exercice et les conditions générales se dégradent et où la frontière entre vie professionnelle et vie personnelle est ténue. Il en est de même du regard global perçu par les professionnels et qui émane en particulier de la société, représentée par les médias et les acteurs politiques, de la hiérarchie ministérielle et académique et des autres partenaires institutionnels, voire, localement, de certains membres de la communauté éducative comme les parents d’élèves (Connan et al., 2019).

4Quels sont alors les éléments récurrents et les transformations qui caractérisent cette représentation du travail du professeur des écoles dans le contexte très complexe des réformes incessantes, des injonctions multiples et paradoxales, des controverses ou des discours quelquefois contradictoires au sein des différentes instances ? Quelles sont les rhétoriques individuelles et informelles développées via les écrits d’écrans afin de palier, ou tout au moins de limiter, le processus de dévalorisation, de faire reconnaître ses compétences, son groupe professionnel et son métier, mais également de médiatiser un quotidien professionnel qui souffre d’une forme d’invisibilité chronique ou qui semble échapper aux non-initiés ? Et cette visibilité renouvelée n’est-elle pas également à l’origine de nouvelles vulnérabilités ?

5La réponse à ces questions se fera en plusieurs temps. Le premier sera consacré à l’exposition des choix documentaires et méthodologiques qui fondent cette étude. Parmi les supports d’autopublication, nous avons retenu le blog pour ses caractéristiques que sont la chronicité, l’expression de soi et la réflexivité. À partir de quelques cas significatifs et en nous appuyant sur la présentation chronologique de ces écrits, nous mesurerons d’abord l’évolution des représentations du métier. En tant que support d’expression de la subjectivité, le blog rend publiques les prises de position personnelles de l’auteur enseignant, ainsi que les thèmes sur lesquels il s’exprime spontanément (Epstein et Bourgeois, 2018), qu’il souhaite partager avec ses lecteurs et éventuellement soumettre à la discussion : nous identifierons dans un troisième temps les idées générales exprimées par l’auteur, qui sont très souvent liées à des situations concrètes de sa vie et de sa pratique professionnelle. Par ailleurs, nous nous intéresserons aux motivations qui conduisent l’auteur à s’exprimer sur son quotidien professionnel et nous tenterons de reconstituer l’image médiatique qu’il élabore du métier de professeur des écoles. Enfin, une telle démarche de mise en visibilité renouvelée de la profession (Thompson, 2005) et de reconstruction de représentations souvent ancrées dans les imaginaires médiatiques comporte également une prise de risque et fait surgir des vulnérabilités.

Processus de visibilisation de la profession : quels cadres, outils et méthodologies de recueil de données ?

6Par ses caractéristiques formelles et techniques, le blog constitue un support de représentation et d’écriture de soi, pour soi et pour autrui, à la croisée entre le journal intime et la correspondance (Deseilligny, 2008 : 60). Cette porosité des genres discursifs, l’intrication entre communication intrapersonnelle, interpersonnelle et publique ainsi que l’association entre contenu personnel et professionnel, déterminent la diversité des fonctions que peut revêtir le blog pour le professionnel : rechercher la reconnaissance des pairs, déclarer l’appartenance à un groupe professionnel tout en affirmant son autonomie, exprimer son identité professionnelle, démontrer sa compétence de professionnel, laisser une trace de sa réflexion, exercer une influence, constituer un réseau d’échanges… (Reinmann et Bianco, 2008).

7Bien qu’elle pose la question de la crédibilité que l’on peut accorder aux propos tenus dans le blog, l’articulation entre l’expression de soi et l’image pour autrui fait de ce support un objet d’étude intéressant pour recueillir les représentations que les enseignants construisent de leur métier et de leurs conditions de travail. En effet, Beverly B. Ray et Gail A. Coulter (2008) montrent que l’écriture de blogs permet non seulement de sortir l’enseignant de la solitude professionnelle qu’il peut éprouver, mais participe également à la construction, au développement et au partage de pratiques réflexives. En outre, « les blogs peuvent également constituer un forum anonyme sur lequel les enseignants expriment leurs préoccupations et évacuent leurs frustrations à propos des questions et des situations qu’ils rencontrent dans l’environnement éducatif » (Ray et Hocutt, 2006 : 15). Les propos de leurs auteurs sont médiatisés et peuvent servir de référence tant aux professionnels qu’à ceux qui ne connaissent pas le métier. Ils sont le miroir de la profession et contribuent à forger l’image publique du métier de professeur des écoles.

8À dessein, nous avons sélectionné un ensemble de blogs dans lesquels les enseignants prennent position sur leurs conditions de travail, sur leur statut social et sur leur sentiment de reconnaissance par la société, la hiérarchie et les partenaires de proximité. L’analyse des discours que les enseignants tiennent sur les difficultés rencontrées mais également sur la satisfaction à exercer leur métier, ou encore sur la valorisation ou non par les différents acteurs avec qui ils sont en contacts ou dont ils dépendent (parents, inspecteurs, conseillers municipaux, syndicats, etc.), donne un éclairage précis et contrasté sur le sentiment d’une perte de reconnaissance sociale. Par ailleurs, l’écriture occupant une place importante dans la pratique professionnelle (Delcambre, 1997 et 2002) et dans le processus de professionnalisation (Crinon et Guigue, 2006), notamment chez les enseignants, cette analyse de blogs de professeurs des écoles ne peut être envisagée sans une interrogation sur le positionnement de l’auteur par rapport à la parole institutionnelle ainsi que sur la fonction de la publication numérique dans la pratique professionnelle de son auteur.

9Les professeurs des écoles considèrent que leur métier n’est pas suffisamment valorisé par l’institution scolaire et par la société (Charles et al., 2018). Dans le cadre de travaux précédents, nous avons souligné qu’il existe bien une association forte entre le groupe professionnel des enseignants, l’image qu’il renvoie et la valorisation du métier. Dans le discours des professeurs des écoles interrogés, cette dernière est toutefois presque systématiquement adossée à des tournures négatives : « pas ou peu valorisé », « très dévalorisé », « dévalorisation »… (Connan et al., 2019).

10L’une de nos hypothèses est que, par la publication d’un blog professionnel, et donc par la visibilisation (Truchon, 2014) de leur métier en dehors du circuit institutionnel, les professeurs des écoles cherchent à combler ce manque de reconnaissance. D’abord, on admettra que, si dans une société caractérisée par une « injonction à la visibilité » (Aubert et Haroche, 2011 ; Truchon, 2014), « la publicité est nécessaire pour être reconnu par les autres » (Spurk, 2011 : 332), elle n’en est pas pour autant suffisante. En effet, la visibilisation, c’est-à-dire le processus du « devenir visible » pour autrui (Truchon, 2014 ; Honneth, 2004 : 141), suppose d’inscrire le sujet dans un système relationnel. La reconnaissance repose donc sur l’échange, sur l’attention accordée à autrui et sur l’expression de sa « valeur sociale » (Honneth, 2004 : 141). Dans la mesure où « voir et savoir sont les deux faces de la même pièce » (Bouilloud, 2011 : 62), nous considérons que le blog professionnel est non seulement un outil de visibilité et un outil relationnel, mais également un moyen d’échanger des savoirs professionnels et de former un espace de réflexivité sur la pratique professionnelle.

11Au regard de la diversité de la blogosphère enseignante, l’échantillon est volontairement limité. L’approche que nous avons retenue, qui est celle de l’étude de cas, met en relief les propriétés spécifiques et les transformations d’un objet. Lorsqu’elle repose sur un découpage rigoureux du corpus, qui donne à l’objet sa valeur de représentativité, elle autorise « la généralité, méthodologique et non pas statistique, de l’explication » (Hamel, 1989 : 69). Nous avons délimité le corpus en nous appuyant sur des critères documentaires et sociologiques déterminés en fonction des recherches récentes sur les médias sociaux et sur le métier de professeur des écoles.

12Ont initialement été identifiés une cinquantaine de blogs d’enseignants du premier degré adoptant des systèmes sémiotiques multiples : discours, images fixes et animées, dessins et bandes dessinées… On notera que ceux-ci ont le plus souvent vu le jour entre 2005 et 2007, période pendant laquelle le nombre de blogs dans le monde a été multiplié par dix (Ertzscheid, 2008 : 9). Soulignons par ailleurs que 71 % d’entre eux sont rédigés par des femmes, chiffre que l’on peut comparer au taux de féminisation des enseignants du premier degré qui est passé de 65,3 % en 1955 à plus de 83 % en 2017 (Charles et al., 2020). Le corpus étudié ici est constitué des billets issus de trois blogs principaux (Figure 1) dont un « double » (deux du même auteur) pour un total de près de 1 100 billets mis en ligne dans un intervalle variant entre 2006 et 2019 : Je veux être maîtresse : journal d’une jeune prof passionnée (2006-2019), Une vie de prof (2007-2011) suivi de Ma vie de prof (2011-…), L’instit’humeurs. La vie de l’école, l’actualité de l’éducation (2010-…). Deux de ces publications sont toujours actives en 2021.

13Inauguré le 21 février 2006, Je veux être maîtresse rassemble 119 billets au moment du recueil de données. L’auteure est une jeune professeure des écoles, d’abord célibataire puis en couple avec enfants, qui a occupé les fonctions de professeure titulaire remplaçante puis de maîtresse d’accueil temporaire. Elle a également contribué au Web pédagogique et à divers médias et « souhaite partager [s]on expérience avec tous ceux qui sont intéressés par ce beau métier ». Les difficultés de l’entrée dans le métier ainsi que les aléas des mutations professionnelles sont évoqués à travers les premiers billets. Elle témoigne ensuite d’une capacité à tirer parti des possibilités offertes par l’institution et par les médias pour faire reconnaître son activité, son groupe professionnel et son métier. Ce constat rejoint celui exprimé par Nassira Hedjerassi et Marianne Cailloux (2016) à propos des blogs de professeurs documentalistes.

14Une même auteure a rédigé l’ensemble des 526 billets étudiés répartis entre Une vie de prof et Ma vie de prof. En effet, si le premier billet d’Une vie de prof est mis en ligne le 14 août 2007 par une jeune professeure des écoles titulaire en CE2, son blog change de nom et d’adresse URL en 2011, pour devenir Ma vie de prof, toujours actif dix ans plus tard. Comme le suggèrent d’emblée leur titre, ces écrits sont essentiellement consacrés à la vie professionnelle de l’auteure.

15Le troisième support sélectionné est hébergé sur le portail de blogs de franceinfo : il bénéficie ainsi d’une visibilité accrue sur le Web et d’un lectorat potentiel élargi. Il s’agit de L’instit’humeurs. L’auteur est un homme, professeur des écoles : il écrit sous le pseudonyme de « Lucien Marbœuf ». L’accroche proposée sur la page d’accueil du site est sans ambiguïté sur le contexte ainsi que sur les objectifs poursuivis par l’auteur : « Quand il a fini son travail à l’école puis à la maison, l’instituteur n’a plus beaucoup d’énergie. Il lui reste juste assez de lucidité pour prendre conscience de sa condition et de ses conditions de travail… Et parfois aussi pour relater ce qu’il vit ». Il est également l’auteur d’un ouvrage publié en 2015, quelques années après l’ouverture de son blog, et traitant de sa vie d’enseignant, des histoires qui la parcourent. Pour notre étude nous avons retenu les 409 billets publiés entre novembre 2010 et août 2019, mais ce blog est toujours actif au moment de la rédaction de cette étude, c’est-à-dire en février 2021.

16Ces publications ont été retenus principalement à partir des deux critères documentaire et énonciatif que sont la poursuite de l’activité d’écriture durant plusieurs années et le caractère explicite de l’identification de l’auteur comme professeur des écoles. De plus, ce choix de deux rédactrices et d’un rédacteur « instituteur » reflète la répartition hommes-femmes au sein de la profession.

17Le régime sémiotique privilégié dans ces productions est le discours écrit, autoproduit ou, dans une moindre mesure, fondé sur un contenu relayé, largement commenté ou analysé. Les billets rédigés sont parfois accompagnés de dessins, d’images fixes voire animées qui interrogent les rapports ou le maillage entre les textes produits et les images proposées ainsi que l’enrichissement sémantique qui en découle. L’un des auteurs retenus met d’ailleurs en ligne un billet régulier, publié cinq à huit fois par an et systématiquement intitulé « Vis ma vie d’instit en gif animé », en privilégiant uniquement cette modalité d’expression visuelle.

18Deux types de recueil et d’analyse des données sont privilégiés ici et mis en place parallèlement. L’un consiste à recueillir et à soumettre l’intégralité des écrits produits dans chacun des blogs à une analyse textuelle automatique. Cette méthodologie prend appui sur un traitement automatisé via le logiciel Alceste qui procède au regroupement lexical par classification descendante hiérarchique fondée sur la cooccurrence des items pertinents. L’analyse des données textuelles ou encore l’étude statistique de la distribution du vocabulaire permet de caractériser les univers lexicaux employés par les auteurs-enseignants. Cette approche des discours des enseignants met en avant des éléments d’interprétation qui prennent en compte les relations entre les termes au sein d’un texte, ou encore les « mondes lexicaux » décrits par Max Reinert (1993) comme traces prégnantes « d’une activité cohérente du sujet-énonciateur ». Si ce choix méthodologique permet d’identifier et de circonscrire les thèmes dominants abordés, il présente toutefois des limites puisqu’il ne tient compte ni des différents systèmes sémiotiques investis par l’auteur, ni des modalités énonciatives, ni des stratégies de lecture des internautes.

19Ces lacunes sont contournées par la lecture intégrale des blogs. Ce deuxième type de recueil de données s’appuie sur une grille construite autour des axes suivants : la mise en récit des activités professionnelles, des conditions de travail, du déroulement de la carrière ; les actants mis en scène ; la référence à des supports documentaires extérieurs, concernant notamment le regard que les médias et la société portent sur les enseignants ; les modalités du dire et en particulier celles qui concernent le témoignage et l’expression des affects, de l’expertise ; les régimes sémiotiques (Connan et al., 2013 ; 2016).

20En associant ces deux approches méthodologiques, nous avons surtout porté notre attention sur les transformations des témoignages à propos de la vie professionnelle, sur les rhétoriques déployées pour décrire l’exercice du métier et sur les motivations qui poussent les auteurs à partager leur quotidien.

Les représentations du métier de professeur des écoles : récurrences et transformations

21« Pratique d’écriture maillée sur le quotidien et le calendrier » (Deseilligny, 2008 : 47), le blog peut être appréhendé comme une archive portant les traces des prises de position et des activités passées de son auteur. À partir des éléments de corpus sélectionnés, nous avons ainsi suivi trois parcours d’enseignants et noté les transformations qui interviennent au fil des billets et des années. Produites en dehors des réseaux institutionnels, ces publications permettent à leurs auteurs d’exprimer des constats, des opinions et des sentiments sur le système éducatif, sur les pratiques pédagogiques, sur les modalités de recrutement, les conditions de travail, le statut, les relations avec les publics et avec la hiérarchie de l’école. Différentes illustrations en sont données ici : elles résultent de l’analyse des trois blogs constituant notre corpus et des focales spécifiques qui s’en dégagent.

22Tant la lecture extensive des blogs que l’analyse fondée sur la méthode Reinert (1986, 1993) permettent d’isoler les thèmes dominants. On déduit que ces questions récurrentes correspondent d’une part aux préoccupations principales des auteurs et, d’autre part, aux aspects du métier qu’ils s’autorisent à évoquer publiquement.

23Je veux être maîtresse produit une représentation du métier de professeur des écoles centrée sur les activités pédagogiques en classe, sur l’accès au métier par le concours, sur le début de la carrière d’enseignant marqué par le stage, et sur le statut de titulaire remplaçant. Cette analyse synoptique fait ressortir les permanences, parmi lesquelles l’emploi régulier et important du verbe d’action « faire » ; une observation détaillée invite à focaliser le regard sur certains points cruciaux et permet d’identifier des transformations. Ainsi le billet du 21 septembre 2010 représente-t-il un événement charnière dans la vie du blog : l’auteure y annonce le tournant didactique qu’elle compte prendre. Jusqu’à cette date sont décrits les débuts professionnels de l’auteure, qui évoque particulièrement le concours de professeur des écoles, les aspects administratifs de l’entrée dans le métier, la vie dans l’école et en classe ; l’auteure expose les affects, positifs et négatifs, éprouvés lors des étapes décisives que sont le concours, l’entrée en stage, la prise de poste en tant que titulaire remplaçante ; elle fait part de ses réflexions pédagogiques et des difficultés quotidiennes liées par exemple à l’éloignement entre le domicile personnel et le lieu de travail. Dans la deuxième phase de Je veux être maîtresse, l’auteure se présente comme experte de son domaine professionnel : le discours est centré sur le conseil et le partage des pratiques et des productions pédagogiques.

24La transformation qui s’opère au fil de ce blog paraît éloignée des politiques et des débats publics qui concernent les affaires éducatives et sur lesquelles l’auteure ne s’exprime pas ou peu. Elle touche plutôt à l’évolution personnelle et professionnelle d’une enseignante tournée vers l’action. En effet, à rebours des discours sur le manque d’attractivité (CNESCO, 2016 ; Sellier et Michel, 2014 ; Riat et al., 2012) et sur les difficultés du métier de professeur des écoles, Je veux être maîtresse brosse un tableau positif et enthousiaste de la vie d’enseignante.

25En revanche, le deuxième exemple proposé, c’est-à-dire la suite Une vie de prof et Ma vie de prof, rend compte des conséquences locales que peuvent avoir les politiques éducatives. L’auteure prend position contre des décisions telles que les suppressions de postes et la réforme des rythmes scolaires de 2013, dont elle montre l’impact négatif sur les conditions de travail des enseignants et des élèves. En cela, elle rejoint de nombreux professeurs des écoles qui ont mal accueilli la réforme des rythmes scolaires définie par le décret n^o 2013-77 du 24 janvier 2013 (Charles et al., 2018 : 161). S’ils constituent une suite, les deux blogs représentent bien deux phases différentes dans le récit rapporté par l’enseignante. Les aspects du quotidien professionnel exposés dans la première période ont trait à la vie dans l’école et aux interactions avec les élèves ; les billets de la deuxième période sont formulés sur un ton nettement plus critique et portent le plus souvent sur les conditions de travail ainsi que sur les interactions difficiles avec les élèves et leurs parents. Le parcours individuel présenté par l’auteure s’accorde avec les représentations courantes que les professeurs des écoles produisent de leur métier et de leur carrière. Ainsi, utilisant des exemples précis comme l’évocation des attentions positives qu’elle reçoit de la part des parents et des élèves, l’enseignante témoigne-t-elle à titre personnel du manque de reconnaissance éprouvé par l’ensemble de la profession (Charles et al., 2018).

26Dans L’instit’humeurs, la description et l’analyse du contexte et du vécu autour de la profession repose à la fois sur les représentations de l’auteur et sur celles des multiples acteurs et professionnels de terrain, qu’il s’agisse des parents, des instances politiques, des spécialistes du monde éducatif, des médias… Sans être distancié, le regard de son auteur englobe une réalité large, développe un débat contradictoire reposant sur des thématiques multiples. Cela participe à un processus de visibilisation, de crédibilisation et d’objectivation de la profession, au développement d’une relation de confiance avec des publics élargis, potentiels lecteurs du blog hébergé sur la plateforme franceinfo, rappelons-le. L’analyse de ce dernier corpus composé de 409 billets, soit plus de 480 000 mots, a été effectuée selon la méthodologie Alceste, et le graphique ci-dessous (Figure 2) présente un classement stable des unités textuelles en cinq groupes, également qualifiés de « classes d’énoncés significatifs ». Le niveau de pertinence est élevé et atteint 82 %.

27La classe la plus homogène issue de l’arbre de classification (Classe 1 en rouge, avec 24 % des unités textuelles classées) illustre parfaitement la place dominante, contrairement aux blogs précédents, des politiques éducatives et des débats médiatiques autour de la formation. Les termes « ministre » et « gouvernement », accompagnés des noms des différents responsables qui se sont succédé depuis une dizaine d’années, apparaissent en tête de ce premier tableau, adossés aux mots « réforme », « annonces », « suppression », « revalorisation », « salaire »… Les dimensions comparative et performative constituent une catégorie à part, la Classe 4, certes plus réduite mais directement liée à cette première classe et caractérisée par les termes « étude », « écart », « niveau », « résultat », « pays », « international » ainsi que par les verbes « comparer », « classer » ou « évaluer ». Les éléments fondateurs de l’identité professionnelle enseignante caractérisent la Classe 5 (26 % des unités classées) via les items « pratique », « pédagogique », « action », « médiation », « méthode », « recherche », des structures symboliques comme « établissement », « inspection » ou encore « rapport » et enfin des verbes significatifs caractérisant les démarches professionnelles tels que « accompagner », « développer ».

28En tant que support d’écriture de soi, le blog constitue un support particulièrement intéressant pour analyser les parcours individuels et la singularité du regard porté sur l’exercice quotidien du métier, chaque auteur produisant un témoignage particulier de son expérience professionnelle et de son évolution.

Des rhétoriques qui valorisent la reconnaissance et l’expérience professionnelle

29Les discours que nous avons étudiés pointent de façon récurrente un manque de reconnaissance des professionnels de l’éducation à différents niveaux, que ce soit de la part de la hiérarchie, des parents d’élèves et plus encore du grand public. Cette absence participe à une forme d’isolement voire d’invisibilisation sociale de la profession enseignante dans ce qu’elle a de complexe, de riche et d’essentiel au sein de la société. On retrouve les réflexions suivantes, parmi de nombreuses autres, extraites des billets publiés :

« Face à ce qu’ils ressentent comme un manque de reconnaissance voire du dénigrement, les enseignants réagissent diversement » (L’instit’humeurs, 30 oct. 2012) ;
« […] le manque cruel de reconnaissance » (L’instit’humeurs, 19 mars 2011) ;
« Les facteurs majeurs en sont l’image déplorable, le manque de reconnaissance […] » (L’instit’humeurs, 16 févr. 2011).

30Et dans le cas de reconversions professionnelles, l’ancien métier est également comparé à celui d’enseignant en termes de « reconnaissance » : « La plupart a également conscience d’avoir laissé derrière une certaine reconnaissance sociale […] Tous parlent de manque de reconnaissance sociale […] » (L’instit’humeurs, 18 oct. 2014).

31Même quand cette reconnaissance transparaît dans certaines arènes médiatiques ou de façon directe, en contact avec les publics concernés, l’enseignant se met à douter, comme l’exprime fort simplement le rédacteur de L’instit’humeurs : « Alors quand, en cette fin d’année, je lis les mots que les enfants, les parents, ont écrit pour moi, j’ai la faiblesse de croire qu’il s’agit là un peu plus que de politesse : de la gratitude peut-être, la reconnaissance de mon travail » (L’instit’humeurs, 8 juill. 2012).

32L’analyse textuelle permet d’isoler le réseau de formes autour de « reconnaissant/ ce » (Figure 3) et conforte les analyses précédentes avec, en particulier, les présences cooccurrentes et significatives de termes tels que « manque », « besoin », « social », « parent », « élève », « public », « école », « métier »…

33Les supports étudiés donnent par ailleurs accès à des données qui relèvent de l’expérience professionnelle individuelle de l’enseignant et, de manière plus limitée, de la vie personnelle, comme le « cauchemar de rentrée » dont témoigne l’auteure d’Une vie de prof (23 août 2007):

« AAAAAAAAAAAAAAAhhhhhh !Ça y est !
C’est le premier de ma carrière concernant la rentrée !
Mais de quoi elle parle ?…
Ben de cauchemar !
[…]
Pfff, si ce genre de cauchemar commence maintenant, qu’est-ce que ça va être dans 3 jours ?… »

34Cette propriété du blog favorise une forte contextualisation des propos et des expériences relatées : les idées générales exprimées par l’auteure sont très souvent reliées à des situations concrètes ; l’implication de l’auteure dans le récit est très marquée, en particulier par l’utilisation de la première personne du singulier et par l’expression des affects ; le discours est souvent indexé sur un « parler-vrai », familier et réaliste.

35L’illustration de la vie quotidienne du professeur des écoles passe autant par la représentation d’activités ou de propos ordinaires que par l’expression d’affects liés à des situations concrètes. Par exemple, pour informer, pour faire rire ou pour protester, l’auteure d’Une vie de prof rapporte des « perles » d’élèves ou certains échanges avec les parents. La personnalisation du discours est particulièrement forte lorsque l’enseignante livre ses émotions : « Je suis d’une part fatiguée de toute cette route (110 km par jour en moyenne), et une fois sur le terrain toute mon énergie est pompée par des détails organisationnels : retenir chaque jour des prénoms différents, chercher sans arrêt le matériel, m’adapter à un emploi du temps qui n’est pas le mien pour ne pas perturber les élèves… et j’en passe » (Je veux être maîtresse, 25 octobre 2008).

36Ce sont non seulement les tâches quotidiennes qui sont ici présentées au lecteur mais aussi les perceptions personnelles, invisibles tant qu’elles ne sont pas exprimées. Pour objectiver les activités professionnelles et leur donner de la matière, les auteurs s’appuient parfois sur la dimension plurisémiotique de la page web : ils représentent par l’image les productions des élèves ou leur espace de travail. Ainsi les lecteurs enseignants d’Une vie de prof sont-ils invités à partager les photos de leurs classes. Les enseignants blogueurs de notre panel revendiquent chacun à leur façon un engagement personnel, un savoir-faire et, pour certains, un statut de spécialiste en matière d’éducation. À travers ce savoir et cette expérience professionnels, ils « se donnent à voir » dans l’intimité de leurs pratiques, dans leurs réactions quelquefois sensibles ou exacerbées face aux stéréotypes réducteurs et destructeurs, dans l’affirmation et la valorisation de leur professionnalité.

37L’analyse statistique des discours de L’instit’humeurs permet ainsi d’identifier des mondes lexicaux spécifiques de l’expérience personnelle, des compétences et des gestes professionnels au quotidien. Ces univers lexicaux sont présents sur la base d’angles différents dans les deux branches initiales de la classification obtenue : nous avons déjà évoqué l’approche référentielle du métier et son vocabulaire spécialisé (voir la Classe 5 sur la figure 2, plus haut), mais on retrouve cette orientation dans l’évocation des tâches, des comportements qui rythment une journée de classe. Les Classes 2 (en bleu) et 3 (en vert) concentrent les univers évoquant ces gestes professionnels et les relations dans la classe (« élève », « enfant », « maitresse ») voire l’interaction avec les parents. On note une densité significative de verbes d’action de même qu’une connotation positive globale pour la Classe 2 (26 % des unités classées) : « apprendre », « comprendre », « écrire », « regarder », « parler », « dire » mais aussi « aimer » ou encore le « regard », le « sourire », la « joie », l’« envie »…

38La Classe 3 regroupe les éléments terminologiques (avec un Khi2 important) en lien avec la gestion temporelle des activités professionnelles : « journée », « matin », « heure », « semaine », « récré », « cantine », « réunion », etc. De même, ces professionnels et blogueurs se positionnent en tant que « témoin direct », ce qui a pour conséquence d’établir une relation privilégiée avec leurs publics, l’objectif étant de favoriser une approche plus objective et précise en lien avec le métier de professeur des écoles, d’attirer l’attention sur les conditions réelles d’exercice de la profession.

39L’ethos discursif développé dans certaines des productions écrites analysées ici s’apparente à celui du « spécialiste » (Connan et al., 2016). Il est caractérisé non seulement par des marqueurs de l’expertise mais repose également sur des expériences et des situations professionnelles concrètes où les affects ne sont pas écartés ; de telles stratégies énonciatives servent à la mise en visibilité du groupe professionnel et plus particulièrement de ses acteurs du quotidien, tout en accompagnant « l’affirmation d’une éthique du travail » (ibid., 2016 : 7). Cette dernière se traduit par la dimension vocationnelle de l’engagement, par les témoignages et récits expérientiels illustrant, par exemple, l’investissement dans le travail, la disponibilité envers les publics que les professionnels côtoient au quotidien mais aussi par l’affirmation des valeurs inhérentes aux métiers concernés, à savoir ceux de la police et de l’enseignement traités dans les études citées ci-dessus.

40Par ailleurs, les analyses des politiques éducatives et des réformes, largement développées dans L’instit’humeurs, renforcent davantage encore ce positionnement d’expert ainsi que le travail de représentation et d’argumentation dans l’espace de résonance médiatique que constitue le blog. Enfin, les dimensions testimoniale et expérientielle que l’on retrouve dans l’ensemble des publications traitées, confortées par les intitulés ou le classement de certains billets, comme par exemple « Ma rentrée de prof », « Ma salle des maîtres », « Billets d’Humeurs », « Les loulous », permettent de rendre plus accessibles et tangibles les activités développées dans la classe, les démarches complexes, collectives et individualisées visant aux apprentissages, la réalité vécue et gérée d’un quotidien professionnel ordinaire.

Ce qui motive l’écriture : médiatiser un quotidien professionnel invisible ?

41Comme témoin direct et spécialiste du domaine éducatif, l’enseignant blogueur assoit donc sa légitimité à décrire et à analyser l’environnement scolaire mais également « à défaire un ensemble de préjugés et à exprimer en connaissance de cause des doléances sur les conditions de travail et les réformes imposées » (Connan et al., 2013). Et en tant que support d’écriture, le blog laisse à son auteur le temps de l’analyse et de la réflexion. Il l’insère également dans un réseau de communication. Si la démarche des auteurs s’inscrit bien dans une démarche de publication, leurs motivations sont variées. Par exemple, la motivation de l’auteure d’Une/Ma vie de prof n’est pas celle de partager son expérience sur le registre du conseil ou de mettre en scène son expertise, comme l’est celle de l’auteure de Je veux être maîtresse. Il s’agit plutôt d’utiliser de décrire, par l’humour, le quotidien professionnel, dans ses aspects positifs et négatifs. Faire reconnaître ses compétences, nouer des relations, affirmer son autonomie, renforcer son sentiment d’utilité : ce sont autant de raisons qui peuvent pousser les enseignants à publier un journal en ligne (Reinmann et Bianco, 2008). Le blog revêt alors une fonction relationnelle et une fonction informationnelle :

« Mais je souhaite faire partager mon expérience et mon quotidien d’étudiante à des jeunes filles, des jeunes hommes, collégiens, lycéens voire déjà universitaires, souhaitant devenir professeur des écoles. Vous l’avez compris, c’est de cette profession que ce blog va parler. Beaucoup de gens qui veulent faire ce métier sont mal ou peu informés. Alors j’ai trouvé intéressant de partager avec d’autres futurs enseignants mon expérience au quotidien » (Je veux être maîtresse, 21 février 2006).

42L’auteure de Je veux être maîtresse espère ainsi que son témoignage, fondé sur l’expérience réelle et concrète, « aidera d’autres personnes à y voir plus clair, qu’il permettra des échanges constructifs » (Je veux être maîtresse, 21 février 2006). Le champ lexical ici employé renvoie clairement à l’enjeu de visibilité que revêt la publication en ligne. La motivation à faire connaître les aspects non médiatisés par l’institution ou par les médias officiels se manifeste également lorsque cette auteure ouvre une rubrique de « courrier des lecteurs » : « Vous êtes de plus en plus nombreux à m’écrire en privé pour me poser des questions diverses. J’essaie d’y répondre au mieux mais je voudrais aussi que ces échanges soient bénéfiques pour tous. Je publierai donc vos questions et mes réponses, une fois par trimestre lors d’un billet consacré à cela » (Je veux être maîtresse, 28 août 2013). En effet, les commentaires du blog sont un lieu où les lecteurs, le plus souvent étudiants et enseignants, donnent leur avis et échangent avec l’auteur sur certains détails du métier.

43La visibilité est étroitement liée à la question de la transparence, terme qui n’est pas associé dans notre contexte à la notion d’invisibilité, bien au contraire. La volonté de rendre le métier transparent, et donc de le donner à voir, de corriger les représentations erronées qui circulent dans la société à propos de la profession d’enseignant et de valoriser le métier de professeur des écoles est un moteur crucial dans la publication d’un blog professionnel. Il s’agit bien ici d’une des formes de reconnaissance identifiée par Axel Honneth, fondée sur « l’estime sociale », de sorte qu’à l’inverse, l’invisibilité correspondrait à « une non-existence au sens social du terme » (Honneth, 2004 : 137). Ainsi Une vie de prof naît-il également de ce désir de dissiper les malentendus, de donner une représentation « vraie » du métier :

« Je viens de lire “Le Journal d’un remplaçant”, de Martin Vidberg.

Comme lui, je suis prof des écoles, mais j’ai eu la chance de ne jamais être remplaçante. Par contre, comme lui, et comme tous les autres profs sur terre, j’en entends des vertes et des pas mûres sur notre métier.

Alors voilà, ici ce sera mon exutoire… Ma résolution est de raconter ce qui se passe au quotidien dans ma vie de prof : les préparations, la classe, les enfants, les collègues… Bref, tout ce qui tourne autour de mon métier, de ma vie en quelque sorte, parce qu’il ne faut pas se leurrer : je suis toujours en train de penser à mon boulot » (Une vie de prof, 14 août 2007).

44La médiatisation du quotidien professionnel rend visibles les dimensions cachées du métier, c’est-à-dire les préparations des enseignements, la vie dans la classe, la qualité des relations avec les élèves et les collègues, les impressions personnelles, le degré d’empiètement du temps professionnel sur le temps personnel, les contraintes personnelles liées aux différents statuts. Pour autant, le blog n’a pas pour seule fonction d’informer ou d’entrer en relation avec les collègues : il conserve le rôle de confident auquel on peut livrer ses « états d’âme » (Une vie de prof, 14 août 2007) que l’on accorde au journal intime. La part de vie rendue visible par ces écrits numériques dépasse le cadre habituellement défini comme professionnel :

« Cet espace virtuel est bien plus qu’un blog…
C’est 10 ans de ma vie. 10 années pendant lesquelles je suis devenue adulte mais également enseignante.
Il retrace mon parcours, mes joies et mes peines et grâce à lui je mesure le chemin parcouru en espérant que d’autres étudiants, stagiaires, débutants puissent y voir une lueur d’espoir » (Je veux être maîtresse, 21 février 2016).

45Ou plutôt sommes-nous invités à considérer que la définition de la vie professionnelle proposée par ces blogs s’élargit en rendant publics des aspects inconsidérés du métier : l’image du métier s’enrichit d’une dimension émotionnelle et individualisée.

Nouvelles visibilités et vulnérabilités

46Des études menées ces dernières années ont montré que les processus de mise en visibilité médiatique et de reconnaissance de certaines professions, à l’exemple des forces de l’ordre et des enseignants du secondaire (Connan et al., 2013), étaient caractérisés par un renouvellement des rhétoriques professionnelles et par une parole publique désormais largement diffusée par les professionnels eux-mêmes via les médias sociaux. Ces prises de parole tendent à s’affranchir des instances historiques de représentation (ibid., 2013 : 147), et en particulier des syndicats. Pour autant, les discours individuels que les professeurs des écoles produisent sur leurs blogs côtoient l’expression collective de puissantes institutions représentatives, syndicats et associations professionnelles, qui utilisent également des supports médiatiques variés pour défendre le métier d’enseignant.

47André Robert a montré le rôle que jouent les syndicats dans la construction de l’image de l’enseignant, que celle-ci soit « idéelle », résultant d’un ensemble de textes, ou « littérale », relevant d’un corpus photographique. Les qualités enseignantes que valorisent quatre revues des syndicats les plus représentatifs sont le travail collectif, les compétences professionnelles de haut niveau, la posture réflexive et critique. Selon A. Robert, l’image véhiculée par la presse syndicale enseignante est en convergence avec les caractéristiques données par les enseignants du primaire quand on leur demande de « présenter leur métier à quelqu’un qui ne le connaîtrait pas » (Robert, 1996 : 70 et Yerly, 2010 : 36). Cette hypothèse serait à approfondir en actualisant les données d’A. Robert et en les comparant avec les résultats de notre étude afin de mesurer et de comparer la portée effective de chacune de ces activités discursives et postures énonciatives en mutation.

48Le rédacteur de L’instit’humeurs développe cette interlocution en faisant régulièrement référence à la parole et à la médiatisation de telles instances, qu’elles soient syndicales ou issues des fédérations de parents d’élèves, en rapportant et en commentant certains de leurs positionnements ou discours issus d’enquêtes, de communiqués, de mobilisations lors de mouvements sociaux ou encore à travers les échanges et rapports conflictuels entre ministère et syndicats. Un constat de vulnérabilité est d’ailleurs établi dès les premiers billets quand l’auteur affirme, au moment de la présidence de Nicolas Sarkozy : « les enseignants, bien malgré eux, et les syndicats, un peu par leur faute, ne sont plus audibles aujourd’hui dans ce pays » (L’instit’humeurs, 22 juin 2011).

49Par ailleurs, il montre des décalages grandissants entre ces différents énonciateurs qui revendiquent chacun leur légitimité et leur efficacité :

« Puisque les syndicats ne s’expriment pas franchement sur le sujet, je me sens obligé de dire ici que tous les instits que je connais, et il suffit de se balader sur les réseaux sociaux pour constater que cette position est assez répandue, sont opposés, non à une telle concertation, mais à sa mise en place sur le temps scolaire ! » (L’instit’humeurs, 11 octobre 2014).

50D’autres phénomènes viennent aussi concurrencer les instances traditionnelles de représentation et enrichir le processus de mise en visibilité. L’un des billets étudiés, intitulé « Comment dire la colère enseignante ? » (L’instit’humeurs, 5 janv. 2019), est particulièrement intéressant en ce sens. Il pointe les nouvelles représentations qui se développent en particulier grâce aux médias sociaux, à l’exemple des « Dindons » qui, en 2013, réagissent sur Facebook et sur un blog aux mesures de Vincent Peillon, ministre de l'Éducation nationale, ou encore comme les « 800 000 feignasses » qui s’indignent en 2016 des propos tenus par N. Sarkozy, et également plus récemment, en 2019, à l’instar du collectif des « Stylos rouges » qui se constitue en écho aux « Gilets jaunes ». L’auteur de L’Instit’humeurs s’interroge alors sur la portée de ces mouvements et sur leur capacité à rendre visible cette colère enseignante, à développer la revendication participative à travers les contributions diverses de ses membres ou de ses « suiveurs ». Cette mise en lumière passe en priorité par une mobilisation virtuelle même si elle n’exclut pas un déplacement de la parole et de la revendication enseignante sur le terrain.

51De fait, l’auteur conforte le constat d’une « influence syndicale en berne » ; ces instances sont décrites, en faisant référence au ressenti de nombre d’enseignants, comme désormais « inoffensives » et ne parvenant plus « à porter leurs revendications et à les défendre correctement » (ibid., 5 janv. 2019). Face à une parole devenue inaudible et inadaptée aux enjeux actuels de la profession, se mettent en place des démarches, des modalités et un travail rhétorique renouvelés de représentation et permettant de donner à voir : « Le point commun de ces mouvements ? Nés spontanément sur Internet, à la recherche de nouvelles manières de dire la colère enseignante, hors des canaux habituels de contestation et de revendication que sont les syndicats » (L’instit’humeurs, 5 janv. 2019).

52Toutefois, si l’on finit par accorder aux enseignants une certaine autorité et crédibilité dans les domaines de compétences propres à leur profession, les faisant apparaître comme des « locuteurs légitimes au discours crédible » (Connan et al., 2016), la prise de parole hors de ce contexte est rapidement considérée comme incongrue voire caricaturale. À la suite de billets sur son blog abordant des thématiques sensibles, à l’exemple des rythmes scolaires, l’auteur de L’instit’humeurs fait le constat amer suivant : « Dès qu’ils ouvrent la bouche pour parler d’autre chose que de pédagogie, les profs sont vus par certains comme des geignards au discours plaintif » (L’instit’humeurs, 30 oct. 2012).

53Dans une autre perspective, le blogueur décrit dans l’un de ses billets, intitulé « Passer à la TV et souffler dans un violon » (L’instit’humeurs, 5 sept. 2015), les effets difficilement contrôlables et quelquefois délétères d’opérations volontaires de mise en visibilité médiatique. Son passage dans l’émission de Jean-Jacques Bourdin, par exemple, au moment de la prérentrée et de la parution de son ouvrage Vis ma vie d’instit, devait lui permettre d’aller à la rencontre des publics spécifiques à certaines émissions matinales de radio et de télévision (RTL, BFM TV, RMC…). Cette démarche vers des téléspectateurs souvent peu « sensibilisé[s] aux choses de l’école ou au métier de prof » avait pour objectif premier de faire tomber quelques clichés autour de la profession d’enseignant : « Ce livre, je ne l’ai pas écrit que pour les instits ou les connaisseurs de l’école, mais aussi (surtout ?) pour les autres, les parents d’abord, pour leur ouvrir la porte de la classe, et plus généralement le grand public […] » (L’instit’humeurs, 5 sept. 2015).

54Et c’est pourtant en relation avec certaines des relations clivantes, en l’occurrence ici le salaire et le temps de travail, que de nombreuses réactions négatives sur les réseaux sociaux se cristallisent, illustrant la difficulté, et les vulnérabilités qui en découlent, à maîtriser un travail de représentation complexe combinant médias traditionnels et communautés d’individus en réseau interagissant en temps réel :

« Car ce que trahissent ces tweets, au fond, c’est l’ignorance totale de ce qu’est le métier et la vie d’un instit, une vision archaïque et caricaturale et l’incapacité à remettre en question ses représentations […] Le passage sur les salaires ne dure que quelques secondes mais il a tout balayé, le reste de l’interview n’existe plus. Du moins pour certains. Je me dis que décidément, j’ai bien fait de venir, que c’est vraiment là que le combat est à mener : pour quelques énervés, combien de milliers d’auditeurs et de spectateurs auront entendu, malgré tout, ce que j’avais à dire ?… » (L’instit’humeurs, 5 sept. 2015).

55Le contexte évoqué ici favorise la multiplication et la diversité des situations interactionnelles et médiatisées : l’émission de télévision elle-même, suivie des interactions décalées, c’est-à-dire les réactions des auditeurs pendant et après le direct, via les médias sociaux.

56Comme le souligne John B. Thompson (ibid., 2005 : 64), la première situation, face à la caméra et au journaliste, peut être considérée comme une « quasi-interaction médiatisée » et a pour conséquence de générer des « formes symboliques […] produites pour un nombre indéfini de destinataires potentiels ». Toutefois, si, en l’absence de retour direct des auditeurs et de réciprocité, cette situation semble a priori essentiellement « monologique », elle établit un véritable processus de communication et d’échange symbolique que J. B. Thompson (2005 : 65) qualifie d’« intimité non-réciproque à distance ». Mais les réactions et les échanges avec l’enseignant via son blog et les réseaux sociaux apportent une dimension supplémentaire en établissant une forme de relation dialogique doublée d’une visibilité qui s’affranchit « des propriétés spatiales et temporelles de l’ici et maintenant » (ibid. : 67).

57Cette publicisation est aussi source de vulnérabilités et d’une plus grande fragilité qui placent ici le professionnel dans « de nouveaux types de dangers provenant du caractère incontrôlable de la visibilité médiatisée » (ibid., 2005 : 76). L’échec relatif ressenti, issu des commentaires négatifs, et l’absence d’un dialogue construit émanant des commentaires sur son compte Twitter, illustrent en quoi cet environnement médiatisé et les différents flux d’informations qui le composent sont complexes et difficilement maîtrisables, perturbant ainsi le processus de médiatisation et modifiant l’intention initiale de cette mise en visibilité de la profession.

Conclusion

58Si elle confirme des formes de fragmentation du discours, l’analyse des contenus discursifs issus de ce choix de dispositifs d’autopublication sur le Web fait avant tout ressortir des stratégies récurrentes.

59Un souci de représentation prend le contrepied du discours commun, qu’il soit issu des espaces médiatiques traditionnels ou des sphères hiérarchiques et politiques, nationales et internationales. Une certaine prise de distance émerge également vis-à-vis des instances représentatives traditionnelles comme le souligne l’auteur de L’instit’humeurs : « [Les instits] grognent et, se reconnaissant de moins en moins dans la ligne des syndicats, créent leurs propres collectifs, cherchent d’autres formes d’expression […] » (L’instit’humeurs, 9 janvier 2013). Par ailleurs, la revendication et la visibilisation des compétences professionnelles, de l’étendue et de la complexité des tâches et des activités du quotidien professionnel visent à une réduction des représentations stéréotypées et à une reconnaissance sociale effective. Enfin, dans cette quête de visibilité et de reconnaissance, différentes ressources matérielles et symboliques sont mobilisées par les enseignants du primaire au travers d’arènes médiatiques sans cesse renouvelées.

60Finalement, l’une des motivations récurrentes des auteurs de publications en ligne est de faire connaître le quotidien professionnel de l’enseignant et ainsi de le valoriser. S’il reste à mesurer l’effet concret de ces formes d’expression de soi sur l’évolution des représentations des publics touchés et sur l’appréciation de la profession, il nous semble que ces modalités nouvelles et volontaires de prise de parole visent avant tout à établir un rapport différent à soi et aux autres, et surtout à instaurer et à développer l’échange et le débat.