2Tourné en dehors des studios, l’événement médiatique se déroule à l’initiative d’une instance indépendante de la télévision qui le met en images. Cependant, du fait même de sa retransmission, le site de l’événement se retrouve temporairement transformé en un lieu de tournage où la technique est omniprésente. Y cohabitent les acteurs de l’événement et une multitude de techniciens (cadreurs, preneurs de son, éclairagistes, câbleurs, etc.) en charge d’assurer la captation. Cette proximité de circonstance s’accompagne d’une asymétrie de visibilité, entre des acteurs hautement visibilisés et reconnaissables, et ceux qui les mettent en images, largement invisibilisés et méconnus.

3Les événements médiatiques se caractérisent par l’attachement de l’ensemble des participants à l’idée d’une naturalité de l’événement, c’est-à-dire à l’idée que son existence et son déroulement sont indépendants des procédures de captation et de diffusion. La naturalité de l’événement repose sur un ensemble de procédures – qu’on pourrait qualifier d’opérations de naturalisation – accomplies en temps réel par les équipes techniques et visant notamment à débarrasser le programme du corps des techniciens à l’œuvre.

4Ainsi, à la différence des techniciens de laboratoire du xvii^e siècle, absents des représentations et publications scientifiques, dont la visibilité est confisquée ex post (Shapin, 1989), les techniciens de l’événement médiatique accomplissent eux-mêmes leur propre invisibilité en temps réel. C’est même une part de leurs savoir-faire professionnels incorporés que de parvenir à rester hors cadre ou à ne pas filmer de collègues et, donc, de réussir à maintenir une délimitation claire entre les deux cadres participatifs, celui des acteurs de l’événement et celui de la régie (ou, pour le dire autrement, entre la scène et la coulisse), pour le téléspectateur.

6Plutôt qu’aux représentations télévisuelles, cet article propose donc de s’intéresser aux pratiques de représentation, c’est-à-dire aux opérations concrètes par lesquelles les techniciens perçoivent et mettent en images l’événement et, ce faisant, accomplissent leur propre invisibilité. Il adopte une démarche inspirée de l’ethnométhodologie et de l’analyse conversationnelle, et s’appuie sur un matériau empirique constitué d’observations et d’enregistrements vidéo conduits dans les environnements de travail propres à la production d’événements médiatiques. Le propos s’appuie en particulier sur l’analyse de deux types de production : la réalisation de matchs de football en direct et le montage en postproduction d’un grand spectacle vivant à des fins d’archivage.

7En décentrant l’analyse des programmes finalisés vers les situations présidant à leur production, la visibilité/invisibilité du technicien apparaît non pas comme un donné (typologisable ou rapportable à des intentions cachées) mais comme le fruit d’un processus interactionnel, lié à des pratiques situées de perception et de mises en images professionnellement normées. Sont ainsi rendues manifestes les compétences incorporées et les normes tacites propres à la réalisation des événements médiatiques.

Du travail invisible aux pratiques d’invisibilisation

8La question de l’invisibilité du travail et des travailleurs est une thématique devenue classique aussi bien en sociologie du travail qu’en sociologie des sciences et des techniques et en CSCW (Computer Supported Cooperative Work, soit « travail coopératif assisté par ordinateur »). Le couple visible-invisible y est conçu non pas comme un donné figé, mais plutôt comme étant corrélé à des effets de perspectives et comme le résultat d’une production sociale, située et contextuelle.

9Par l’adoption d’une démarche empirique d’observation ethnographique, un large mouvement s’est développé consistant à « rendre visible le travail » (Suchman, 1995). Une telle démarche permet à l’analyste de ne pas être asservi aux représentations que les acteurs donnent de l’activité de travail, que ce soit sous la forme de données comptables ne prenant en compte qu’une partie du travail effectué (invisibilisant par exemple le travail non rémunéré, le travail domestique, le travail des femmes, le travail des enseignants, etc.), de discours rétrospectifs aveugles au caractère structurant d’activités routinières et non remarquées, ou de plans d’action restreignant le pouvoir d’agir des acteurs et les compétences qu’ils mettent en avant pour accomplir leurs tâches en situation (Suchman, 2007). En somme, ces représentations du travail ne rendent pas justice à l’importance réelle des actions singulières pour la conduite collective de l’action ou de l’activité productive. Rendre visible le travail par l’observation ethnographique peut être considéré comme une entreprise de dévoilement, une entreprise politique si on considère que la division entre travail visible et invisible comporte une dimension morale de hiérarchisation des activités, des catégories professionnelles et des individus (Hughes, 1962).

10Outre cette part du travail irréductible aux descriptions comptables qui en sont faites, de nombreux domaines d’activité s’organisent eux-mêmes autour de l’invisibilisation du travail, des travailleurs ou des objets techniques. Un nombre important de travaux réinvestissent la métaphore goffmanienne de la scène et de la coulisse pour montrer comment une large part de l’activité de travail est maintenue cachée, ce qui engage l’analyste à passer en coulisse pour observer le travail en train de se faire (Star et Strauss, 1999). Le passage en coulisse permet de mettre en avant l’importance ordinairement non perçue des infrastructures (Star, 1999) et de leur maintenance (Denis et Pontille, 2010) pour la bonne conduite de l’action. Ainsi conçue, la notion d’invisibilité ne porte pas sur des personnes ou des catégories mais sur des activités complexes ancrées matériellement.

11On retrouve la métaphore de la coulisse utilisée dans de nombreux domaines de la vie sociale, relation de service (Denis, 2011), relation de soin (Arborio, 2001), production de données (Denis, 2018), intelligence artificielle (Casilli, 2019), etc. Dans tous ces domaines, les utilisateurs-consommateurs se retrouvent face à des institutions, des interfaces, des systèmes d’information présentant une face débarrassée de l’activité de coulisse et son apparent désordre.

La production audiovisuelle et la frontière entre scène et coulisse

12Pour la production audiovisuelle, la distinction entre la scène et la coulisse n’est pas seulement une distinction métaphorique ou symbolique permettant de qualifier des régimes visuels et normatifs propres à une activité. La production audiovisuelle consiste en la médiation par la technologie d’une scène dont l’accessibilité visuelle pour un public distant dépend du travail de délimitation du cadre et donc du partage entre scène et coulisse. La visibilité et l’invisibilité d’une scène et de ses participants sont le résultat d’une production concertée, liée à des pratiques professionnellement normées de cadrage, d’éclairage et à l’attention que les participants accordent eux-mêmes à la délimitation entre scène et coulisse. En d’autres termes, l’invisibilisation des techniciens est un problème pratique rencontré par les participants dans le cours de l’activité.

13L’invisibilité des techniciens et des dispositifs techniques d’éclairage, de captation vidéo ou sonore apparaît comme une condition primordiale pour l’acceptabilité d’un plan. C’est ce que les participants appellent eux-mêmes un « plan propre », c’est-à-dire un plan débarrassé de l’activité de coulisse. Le plan propre repose à la fois sur des techniques de cadrage et sur la préservation de la frontière entre scène et coulisse. Ce second point est essentiel pour les tournages de fiction (Rot, 2019a). Le maintien de cette frontière repose notamment sur une organisation spatiale du plateau (ou du studio) qui réponde à l’organisation visuelle du cadrage, mobilisant notamment des objets matériels (adhésif au sol, ruban de signalisation, etc.) servant d’affordances dans l’identification de la limite entre ces deux espaces.

14La vraisemblance narrative est un enjeu important pour la production de fictions. Il convient de maintenir un cadrage filmique qui correspond au type de cadrage interactionnel dans lequel les acteurs sont engagés, lequel donne son sens aux actions accomplies (Goffman, 1974). Le passage d’un technicien dans le champ alors qu’il appartient à l’activité hors cadre viendrait perturber l’intelligibilité de la scène filmée et en modifier le sens pour le spectateur. De même, la constitution du décor est centrale de ce point de vue : l’environnement et les objets qui apparaissent au second plan doivent respecter la cohérence narrative et historique de la scène (Chalvon-Demersay, 2012). Toute trace de l’activité des techniciens (l’oubli d’un objet sur le plateau, par exemple) est susceptible de remettre en cause la vraisemblance d’une scène et de perturber sa réception. La constitution d’un espace sonore autonome et la gestion des bruits parasites (y compris ceux des techniciens) sont également centrales en vue de préserver la frontière entre scène et coulisse (Rot, 2020).

15Les enquêtes empiriques sur l’activité de production audiovisuelle, lorsqu’elles ont questionné le partage entre scène et coulisse (ou entre champ et hors-champ), ont principalement porté sur la production de fictions. Or la fiction se caractérise par le caractère scripté de l’action, permettant de circonscrire l’action filmée dans un cadre défini en amont de son accomplissement. Le partage entre la scène et la coulisse est ainsi décidé et accompli préalablement à la captation filmique (et a fortiori au montage). Bien qu’il soit possible que les acteurs improvisent, leurs mouvements prennent place à l’intérieur de l’espace scénique préétabli. Le positionnement des caméras et donc la délimitation du cadre sont prévus et s’accordent avec les délimitations visuelles de l’espace scénique et du décor. Lorsque des réajustements sont nécessaires, il est toujours possible de mettre à l’arrêt les acteurs sur lesquels les membres de la coulisse ont une prise et exercent une forme d’autorité. Les problèmes manifestes capturés pendant le tournage peuvent également être corrigés après coup en postproduction par le montage vidéo (Rot, 2019b ; Laurier et Brown, 2011) ou son (Adjiman, 2018).

16De façon évidente, la production audiovisuelle des événements médiatiques présente une série de différences avec celle de la fiction. La principale tient à l’autonomie de l’action filmée vis-à-vis des procédures de captation. Contrairement à la fiction, l’action scénique n’est pas assujettie à la coulisse. Cette autonomie est un élément constitutif de ce type de programme : il est essentiel que le public (télévisé) perçoive l’événement comme une scène naturelle, c’est-à-dire comme un événement qui aurait lieu même s’il n’était pas retransmis à la télévision. De ce point de vue, l’invisibilisation des techniciens apparaît comme un impératif pour les équipes de télévision, impératif moins lié à des soucis de cohérence narrative (comme c’est le cas pour la fiction) qu’à la préservation de la naturalité de la scène.

17L’invisibilité des techniciens lors des événements médiatiques peut, de ce point de vue, être rapprochée de leur absence manifeste dans les publications scientifiques (Shapin, 1989). L’effacement du corps du technicien et de son équipement participe des efforts accomplis par les participants pour présenter les phénomènes rapportés comme des faits autonomes, dont l’existence serait extérieure aux circonstances pratiques et matérielles de leur perception (Garfinkel et al., 1981). Si pour les scientifiques le compte rendu des faits repose sur une naturalisation ex post, des pratiques d’écriture et de représentation visuelle réifiant le phénomène observé et faisant abstraction des observateurs, la naturalisation de l’événement médiatique est opérée en temps réel, par le montage et le commentaire (Camus, à paraître 2021b).

18Une autre caractéristique fondamentale des événements médiatiques, distinctive des productions de fiction et de la majorité des programmes télévisuels, réside dans la simultanéité des procédures de captation, de montage et de diffusion de la scène. Les opérations sont centralisées dans une régie faisant office de « centre de coordination » pour l’activité via le dispositif visuel et sonore (Suchman, 1997). Les différents techniciens sont à distance du réalisateur qui sélectionne les plans en temps réel. Les images produites par les cadreurs sont rendues visibles sur un mur d’écrans en régie, constituant le seul accès visuel à l’événement pour le réalisateur. On voit ici poindre un problème pratique lié à la production de la démarcation entre scène et coulisse : le réalisateur qui sélectionne les plans n’est pas en mesure de voir le hors-champ – compris ici comme ce qui est en dehors du champ de l’ensemble des caméras du dispositif –, ce qui peut causer des difficultés pour organiser la captation filmique, non seulement pour montrer des acteurs de l’événement mais également pour masquer des techniciens susceptibles de surgir à l’écran.

19Le caractère irrémédiable du direct rend de surcroît impossible la mise en pause de l’action filmée, la répétition d’une scène ou la correction d’une erreur de cadrage, si bien que les problèmes de cadrage et le maintien hors champ de la coulisse représentent des difficultés importantes qui doivent être gérées dans la temporalité vécue de l’interaction par les ressources offertes par la situation.

21Les événements médiatiques s’organisent donc autour de la coexistence de deux coulisses distinctes. La première, celle qui vient d’être évoquée, est une coulisse scénarisée : elle est rendue visible au téléspectateur mais pas au spectateur percevant l’événement in situ. La seconde est celle qui nous intéresse : elle correspond aux traces de l’activité des techniciens que les producteurs s’efforcent de maintenir hors champ. Contrairement à la première, elle n’est pas visible pour le téléspectateur bien qu’elle soit souvent accessible visuellement pour les spectateurs coprésents dans l’espace de l’événement. Cette coulisse mobile et contingente, corrélée aux mouvements des cadreurs, évolue au gré des déplacements des autres techniciens dont les mouvements s’ajustent à ceux des cadreurs pour ne pas apparaître à l’écran.

22Interroger empiriquement la visibilité des techniciens pour le public conduit à repenser leurs modes de participation à l’événement médiatique ou plutôt les manières dont ils s’en excluent. Cela porte à adopter une approche située et émergentiste de la participation qui va maintenant être développée, à travers la discussion d’un ensemble de travaux. Inspirés de l’analyse conversationnelle (Sacks, 1992) et de l’ethnométhodologie (Garfinkel, 1967), ceux-ci ont précisément réfléchi au problème de la délimitation des cadres participatifs dans une perspective praxéologique – discutant davantage le modèle goffmanien du cadre conversationnel (Goffman, 1981) que la métaphore théâtrale (Goffman, 1990 [1956]) – et menant l’investigation sur les aspects pratiques de la mise en visibilité filmique de l’activité, de ses participants et de ses limites.

Pratiques filmiques et délimitation du cadre participatif, une approche située

23La démarche mobilisée dans cet article est inscrite dans un courant de l’analyse conversationnelle et de l’ethnométhodologie se caractérisant par l’usage de la vidéo pour rendre compte du détail des interactions. Cette approche permet ainsi de replacer les phénomènes dans leur contexte d’émergence, d’observer comment les participants font sens des situations dans lesquelles ils sont engagés et résolvent les problèmes pratiques qu’ils rencontrent. Les développements récents de ce courant de recherche se caractérisent notamment par l’importance accordée aux actions non verbales dans l’interaction et au rôle du corps dans la constitution du sens (Goodwin, 2000 ; Mondada, 2017, 2019).

24La prise en compte des actions incorporées et non verbales a notamment pour conséquence de rendre possible l’investigation minutieuse d’une grande diversité de phénomènes sociaux, l’analyse multimodale permettant de décentrer l’analyse des échanges langagiers stricto sensu pour étudier l’accomplissement situé de l’action conjointe dans sa globalité. Les tours de parole sont, conformément à l’esprit initial de l’ethnométhodologie, conçus comme un type d’actions parmi d’autres, insérés dans un contexte auquel ils sont réflexivement ajustés en même temps qu’ils le reconfigurent. Un tel décentrement autorise ainsi l’étude des pratiques situées de perception (Goodwin, 1994 ; Goodwin et Goodwin, 1996), des instructions (Lindwall et Ekström, 2012) et finalement de l’effectuation collaborative de tâches complexes dans des environnements de travail, en particulier ceux où la technologie est omniprésente et permet aux participants d’interagir à distance (Heath et Luff, 2000).

25Les activités de production et de perception des images vidéo ont constitué un objet d’étude privilégié en analyse de l’interaction (Broth et al., 2014). Problème pratique pour le chercheur qui mobilise lui-même la vidéo pour rendre compte du monde social, la mise en images d’interactions authentiques a été érigée en un thème analytique par l’investigation empirique de différents domaines profanes où elle joue un rôle primordial pour l’accomplissement de l’activité collaborative.

27L’idée d’un ajustement entre les pratiques filmiques et les actions filmées a notamment permis d’aborder à nouveaux frais le modèle du cadre participatif goffmanien (Goffman, 1981) en le présentant comme un accomplissement pratique, situé et dynamique (voir Goodwin et Goodwin, 2004). À travers différents terrains portant sur la communication interpersonnelle par écran (de Fornel, 1994 ; Relieu, 2007 ; Mondada, 2007 ; Licoppe et Morel, 2012) ou ses usages dans des contextes professionnels complexes tels que la téléchirurgie (Mondada, 2003), la visioconférence au tribunal (Licoppe et Dumoulin, 2007), la réalisation télévisée (Broth, 2008a ; Mondada, 2009), l’investigation porte sur la manière dont les participants engagés dans des interactions sont filmés et s’orientent vers la visibilité de leur corps et leurs actions. Les pratiques de cadrage et de montage rendent manifeste la compréhension que les médiateurs se font des statuts participatifs (participation status) et des limites du cadre participatif.

28Le rôle des interprètes dans les audiences judiciaires filmées (Licoppe et Veyrier, 2017) ou à la télévision (Wadensjö, 2008) fournit un bon exemple pour illustrer le caractère dynamique des limites du cadre participatif et les problèmes pratiques posés par la mise en visibilité de ces participants à la lisière du cadre interactionnel, et pourtant essentiels pour la bonne compréhension des participants ratifiés. Des travaux sur la réalisation télévisée ont également réinterrogé la notion de cadre participatif par l’analyse des pratiques réflexives de mise en visibilité des locuteurs dans les interviews (Broth, 2008b). La mise en avant du « plan d’écoute » – compris comme un accomplissement local depuis la régie – contribue notamment à réévaluer, à la suite de Charles Goodwin (1981), le rôle du destinataire (recipient) en montrant comment les participants de la régie s’orientent eux-mêmes vers ses postures, mouvements de tête ou regards constitutifs de la production interactionnelle du sens et s’en ressaisissent réflexivement par le montage.

29Ce panorama de travaux inscrits dans les domaines de l’analyse conversationnelle et de l’ethnométhodologie et des réappropriations de la notion goffmanienne de participation permet de rendre compte des tentatives pour établir des passerelles – qui ne seraient pas seulement métaphoriques – entre les pratiques ordinaires de cadrages filmiques et le concept de cadre participatif.

30La présente contribution s’inscrit dans un tel mouvement pour étudier les pratiques de mise en images lors d’événements médiatiques en les rapportant à la question des limites du cadre participatif de l’événement. Plutôt que d’étudier la manière dont sont mis en visibilité des participants ratifiés (Goffman, 1981 : 130-137) de l’événement, elle propose d’interroger les modalités pratiques par lesquelles est produite l’invisibilité de certains participants, en l’occurrence les techniciens travaillant à la captation de l’événement. L’idée consiste donc à montrer comment ceux qui rendent possible la mise en visibilité des participants ratifiés (et donc la tenue de l’événement lui-même) en sont invisibilisés. Une telle conception permet d’envisager l’invisibilité non pas comme un donné, qui serait lié intrinsèquement à une appartenance catégorielle – en l’occurrence celle de techniciens –, mais comme un accomplissement pratique et interactionnel rendu observable par l’activité des médiateurs de l’événement.

Données et méthodologie

31S’il apparaît fortuitement et fugacement à l’antenne, le technicien de l’événement médiatique est alors seen but unnoticed (Garfinkel, 1967 : 36) par les téléspectateurs : sauf problème manifeste ou scénarisation momentanée, ses actions ne constituent pas le foyer attentionnel du programme. Pour aborder la visibilité des techniciens, l’article propose donc de déplacer la focale vers des environnements, constitutifs de la production de l’événement médiatique (régie et studio de montage), où la gestion de la visibilité des opérateurs apparaît comme un problème pratique central dans la conduite de l’activité collective. L’analyse vise ainsi à appréhender l’activité du technicien telle qu’elle est perçue par ses collaborateurs, et à rendre compte d’une forme de division visuelle du travail permettant l’effacement du corps du technicien du programme en train de se faire. L’usage de la vidéo pour documenter l’activité de travail à des fins analytiques permet à la fois d’accéder aux ressources visuelles dont les participants disposent en situation et de mener l’analyse de leurs actions conjointes en respectant la temporalité fine de leur accomplissement.

32Les données ont été collectées à l’occasion de deux terrains distincts liés à la production vidéo d’événements médiatiques. Pour saisir l’importance organisationnelle de l’invisibilisation des techniciens, la démarche consiste dans un premier temps à ramener l’événement médiatique à l’espace de sa production située en temps réel, la régie. L’analyse porte ainsi sur les interactions à distance entre le réalisateur et ses assistants de façon à rendre raison de l’orientation manifeste des producteurs vers la dissimulation des techniciens et des procédures participant de son accomplissement local.

33Le premier terrain a été mené en régie lors de la réalisation de matchs de football par Canal+. Le corpus comprend l’enregistrement par deux caméras de l’activité lors de seize matchs du championnat de France de football. Une caméra enregistre les interactions en régie et une autre capture les actions des cadreurs rendues visibles à travers le mur d’écrans. Cela permet de saisir les détails de la coordination à distance entre le réalisateur – présent en régie, donnant des instructions aux techniciens via un micro, et sélectionnant les plans par un clavier – et les cadreurs, entendant les instructions dans leur casque.

34Un deuxième terrain consacré à la patrimonialisation d’un grand spectacle vivant diffusé à la télévision nationale suisse (RTS), la fête des Vignerons de Vevey, viendra appuyer le propos. Il s’agira de montrer comment l’invisibilisation des techniciens est accomplie en postproduction, lors du montage d’un DVD s’appuyant sur des images déjà prémontées en temps réel lors de la captation. Le montage du DVD a été filmé en intégralité durant dix jours, deux caméras capturant l’activité de la monteuse et de la scripte travaillant sur le programme.

35Les analyses suivent les conventions de transcription adoptées classiquement en analyse conversationnelle, celles de Gail Jefferson (2004) pour le verbal, de Lorenza Mondada (voir conventions infra) pour le multimodal et de Mathias Broth (2014) pour l’activité plus spécifique de réalisation.

36Afin de rendre explicites les enjeux méthodologiques et analytiques de l’étude des pratiques d’invisibilisation, voici un premier extrait illustrant le problème pratique rencontré par les participants de la régie.

37Cet extrait (1) est un cas déviant où, d’une façon inattendue, deux cadreurs filmant une scène se filment l’un l’autre. En raison même de son anormalité, cet extrait présente l’intérêt de voir explicitée par les participants la règle tacite de l’invisibilité des cadreurs.

38Un joueur rejoint les vestiaires. Cette scène est filmée par deux caméras portables (ca13 et ca16). Celles-ci sont positionnées dans deux espaces distincts de façon à accompagner la trajectoire du joueur par le montage en temps réel, en raccordant les deux plans. Les figures #1a et #1b permettent de voir les retours de caméras de chacun des cadreurs au début de la séquence. Les flèches vertes indiquent la localisation de la caméra la plus proche en dehors de chacun des plans. En ligne 1, le réalisateur prévient le cadreur de la caméra 16 que le joueur arrive dans son axe (« seize y’a- +(.) ça arrive »). La caméra 13 suit la trajectoire du joueur, le filme de dos et le cadreur de la caméra 16 apparaît au second plan. Peu de temps après, le cadreur 16 apparaît lui-même dans le champ de ca13, si bien que les cadreurs se filment réciproquement (lignes 1-2). C’est ce que montrent les figures #2a et #2b, les cercles rouges indiquant la présence des techniciens dans le plan.

39C’est alors que la règle d’invisibilisation est énoncée explicitement par le réalisateur à plusieurs reprises : « mettez-vous pas comme ça », « jamais comme ça » (lignes 3-4) et « on voit pas une caméra dans une caméra jamais hein » (ligne 12). Cette séquence présente la singularité – conçue comme problématique – de ne pas offrir d’alternative au réalisateur pour continuer à filmer la scène en cours tout en maintenant invisibles les techniciens.

40Ce cas déviant permet également de soulever un point important concernant l’attente normative d’une invisibilité des techniciens. Bien que ce soit une règle généralement accomplie de façon tacite, sans y prêter attention, l’invisibilité des techniciens de l’audiovisuel n’est pas un donné. Elle est le fruit des efforts coordonnés et continus des techniciens en régie et dans l’espace filmé pour effacer les traces de leur propre présence sur le site de l’événement qu’ils retransmettent. Ces efforts visent d’une part à ne pas rendre visibles d’autres techniciens en évitant de les filmer et, d’autre part, à ne pas se rendre visible en passant dans le champ des autres caméras.

41Les analyses vont désormais se développer en quatre temps. On étudiera d’abord les modalités par lesquelles les techniciens de l’événement médiatique accomplissent leur propre invisibilité en temps réel, dans le cours de l’activité de filmage.

42Dans un deuxième moment, on explorera les pratiques de projection par lesquelles les participants perçoivent la visibilité problématique d’un technicien avant une prise de plan, et les pratiques situées visant à résoudre ce problème. Un troisième temps est consacré à l’analyse de scènes problématiques où un membre du personnel technique apparaît au premier plan et les corrections mises en œuvre par les techniciens pour y remédier. Un dernier temps de l’analyse conduira à examiner ce phénomène dans l’activité de postproduction de l’événement.

L’organisation séquentielle de l’invisibilisation du technicien : analyses

L’invisibilisation du technicien en temps réel

43Les deux extraits qui suivent permettent de donner à voir des situations dans lesquelles l’invisibilisation des techniciens est assurée interactionnellement au cours de l’activité de filmage.

44Dans l’extrait 2, la scène (un joueur marchant vers son vestiaire) est filmée par deux caméras, d’abord la caméra 9 (ca9) puis la caméra 15 (ca15), la commutation ayant lieu en ligne 3. On voit avec la figure #1, juste avant la commutation, que la caméra est à droite de ca9. Lorsque la caméra 15 (ca15) passe à l’antenne, le cadreur 9 (Pino) est donc sur la gauche, hors champ (figure #2). Le réalisateur (REA) lui adresse une instruction visant à ce qu’il s’éloigne sans rentrer dans le champ, de manière à maintenir son invisibilité (ligne 5). Le retour de caméra de Pino (ca9) permet de rendre visible le fait qu’il quitte la scène en allant toujours vers la gauche et en s’efforçant donc de ne pas apparaître au second plan de la caméra 15 qui filme la scène. La séquence est close par l’évaluation positive du réalisateur (« voilà (.) SUPER », ligne 7), sanctionnant la production conjointe de l’invisibilité de Pino.

45Ce cas permet d’illustrer les pratiques incorporées mises en œuvre par les techniciens en vue de l’invisibilisation de leur propre présence. La division des tâches entre réalisateur et cadreur repose sur une division visuelle du travail, le réalisateur ayant accès à l’ensemble des retours des caméras pour situer chacun des techniciens et leur donner des instructions afin qu’ils n’apparaissent dans le champ d’aucune des caméras. L’accomplissement des instructions par le cadreur n’est pas la simple application mécanique d’un ordre : ses mouvements dans l’espace manifestent sa compréhension des enjeux liés à l’instruction et la capacité d’une projection d’un espace filmique (pourtant invisible pour lui) relatif au positionnement des autres cadreurs.

46L’analyse qui précède montre comment l’invisibilisation est produite via les mouvements d’un cadreur instruits par le réalisateur. L’extrait suivant (3) envisage une autre modalité d’accomplissement de l’invisibilité, via l’instruction d’un mouvement de caméra visant à éviter la mise en images d’un technicien.

47Les joueurs sortent du vestiaire pour rentrer sur le terrain. Pino (ca9) filme la scène en reculant. En ligne 5, le réalisateur lui adresse une instruction (« élimine Karim ») visant à s’assurer que le technicien qui se situe à sa droite, cadreur d’une caméra sur pied, soit maintenu hors champ. Pino (ca9) poursuit son mouvement en filmant très légèrement vers la gauche et en maintenant continuellement son collègue en dehors du cadre.

48Les deux cas qui viennent d’être analysés permettent donc de rendre compte de deux pratiques distinctes de production de l’invisibilité en temps réel : d’abord par les mouvements dans l’espace d’un technicien (2), puis par les mouvements de caméra qui rendent possible l’invisibilisation d’un autre technicien (3).

Prévenir l’apparition d’un technicien

49Tournés en direct, les événements médiatiques rendent toutefois possible la planification de certaines scènes, notamment pendant les moments précédant la prise d’antenne ou lors de la diffusion des publicités. L’extrait 4 montre la préparation de la sortie des joueurs en début de match et les efforts accomplis par les participants pour envisager une possible apparition d’un technicien et s’en prémunir.

51On voit à travers cet extrait que l’invisibilisation des techniciens à l’antenne n’est pas seulement assurée par des pratiques incarnées en temps réel mais également par un travail de planification de l’activité consistant à prévoir des scènes et leur mise en images. Lors de scènes ritualisées comme l’entrée des joueurs sur le terrain, l’invisibilité à venir des techniciens repose notamment sur les services de sécurité qui assurent physiquement la délimitation entre la scène et la coulisse ou, pour le dire autrement, la frontière du cadre participatif de l’événement. Ceux-ci sont ainsi chargés de préserver l’étanchéité de cette frontière mouvante au gré des déplacements des acteurs filmés et des techniciens qui les suivent.

52La préparation de la captation d’une scène à venir peut également être accomplie sur le temps court, alors que les équipes techniques sont déjà engagées dans la captation d’une scène et prévoient le plan suivant pour produire un raccord. Dans l’extrait qui suit (5), les membres de la régie filment des joueurs en train de marcher et attendent leur arrivée dans un autre espace. La présence visible de techniciens qui les devancent dans cet espace pose problème.

54Ces deux extraits rendent visibles des pratiques de planification de l’activité de cadrage obéissant à deux temporalités distinctes. Elles rendent toutes deux manifestes les efforts pour envisager la possible présence dans le plan d’un technicien et les méthodes, contingentes et coordonnées, pour y remédier. Celles-ci se reposent notamment sur des connaissances de sens commun leur permettant à la fois de prévoir des trajectoires et de projeter l’espace physique correspondant au champ de la caméra.

Remédier à la mise en visibilité momentanée d’un technicien

55Malgré toutes les précautions prises afin d’invisibiliser les techniciens, il n’est pourtant pas rare que l’un d’eux apparaisse à l’écran de façon inopinée. Dans les deux extraits qui suivent, on voit comment les participants corrigent cette mise en visibilité accidentelle et replacent les techniciens hors champ.

56L’extrait 6 montre un cas banal où une scène (deux dirigeants de club discutant) filmée à deux caméras laisse apparaître l’un des deux cadreurs au premier plan.

57Le réalisateur sélectionne d’abord la caméra 15 (ca15) pour filmer les acteurs (lignes 1-2, figure #1). Puis le cadreur de l’autre caméra (ca9) entre dans le champ de ca15 et devient visible à l’antenne (ligne 2, figure #2). Le réalisateur s’oriente immédiatement vers ce problème en changeant de plan (ligne 2), basculant ainsi vers la caméra 9 qui obstruait le plan. Il s’agit ici d’une technique de montage classique consistant à sélectionner la caméra qui obstrue le plan, laquelle est généralement la plus proche de l’action filmée, de façon à s’assurer qu’elle ne passe pas à l’antenne. En postface de la séquence, le réalisateur, par l’usage de l’interjection « ‘tention » adressée au cadreur (Pipo), s’oriente rétrospectivement vers le caractère problématique du passage à l’antenne de la caméra et prospectivement vers un évitement de la reproduction d’une telle situation.

58L’extrait 7 permet d’étudier une situation nouvelle par rapport au cas précédent. Cette fois, ce n’est pas un cadreur qui est au premier plan mais un membre de la sécurité. Celui-ci n’appartient donc pas au cadre interactionnel de la régie et ne peut pas entendre les instructions du réalisateur.

59La caméra portable 9 (ca9) filme les deux membres de l’encadrement d’un club en train de marcher. Un agent de sécurité passe devant la ca9 et obstrue son champ, masquant la scène (ligne 1). Cela est immédiatement identifié comme un problème par le réalisateur (ligne 2). Contrairement à d’autres cas, il n’a pas ici la possibilité d’y remédier par le montage. Les deux images #2a et #2b montrent en effet la présence de l’agent de sécurité sur les deux plans disponibles (caméras 9 et 15). De plus, l’agent de sécurité ne peut entendre le réalisateur et être le destinataire de ses requêtes de déplacement. N’étant pas lui-même membre de la régie, il peut également ignorer (ou faire abstraction) des enjeux de mise en visibilité des scènes : il peut, par exemple, ne pas savoir que le cadreur passe à l’antenne au moment où il filme.

60Le fait qu’il soit extérieur au cadre participatif de la régie a évidemment des implications sur le registre langagier employé par le réalisateur pour traiter cette situation devant laquelle il n’a pas de solution immédiate. L’outrance du propos rend également manifeste l’importance des enjeux organisationnels liés à l’invisibilité du personnel technique et à son corrélat, la mise en visibilité des acteurs. En ligne 2, le réalisateur adresse une instruction adressée à ca9 (qui passe actuellement à l’antenne) pour modifier son plan en enlevant « le mec de la sécu ». Celle-ci est accomplie par le cadreur de cette caméra portable qui laisse passer l’agent de sécurité et se placer derrière lui de façon à offrir un plan débarrassé de sa présence (lignes 2-3, figure #4). Mais cela a également pour conséquence de le placer en retrait par rapport aux membres du club qu’il cherche à filmer et qu’il ne peut montrer de face à mesure qu’ils avancent. Le réalisateur cherche alors à commuter pour obtenir un plan de face, les deux protagonistes se déplaçant dans l’axe de la caméra 15. Le réalisateur demande à ca15 de faire un mouvement de caméra de façon à invisibiliser l’agent de sécurité (« décale-le la quinze », ligne 6), il sélectionne le plan (ligne 7) mais l’agent de sécurité est toujours visible. Par le terme « propre », terme utilisé de façon routinière pour faire référence à un plan débarrassé de la présence d’intrus ou d’objets indésirés dans le champ, il réitère sa requête (ligne 8, le caractère d’urgence et l’importance de la requête étant rendue manifeste par le fort volume sonore). Le cadreur accomplit la requête par un panorama vers la droite, c’est-à-dire en déplaçant légèrement la focale de sa caméra vers la droite de manière à placer l’agent de sécurité hors champ (ligne 9, figure #7).

61Les analyses qui précèdent révèlent l’orientation normative des participants de la régie vers une invisibilisation du corps des techniciens et de leur matériel. Elles font état de la diversité de ressources corporelles et technologiques s’offrant à eux pour rendre invisibles les techniciens : déplacements du cadreur, mouvements de caméra et montage. Différents formats séquentiels de production de cette invisibilité ont été présentés : coordination des actions du technicien en temps réel, planification de l’action et préparation de son invisibilisation et, enfin, pratiques de correction de sa visibilité momentanée.

Perception et invisibilisation du technicien en postproduction

62Le propos va maintenant s’intéresser aux pratiques d’invisibilisation des techniciens en postproduction. Libérée des contraintes temporelles du direct, la postproduction rend possible un travail plus minutieux sur les images. Puisque la dissimulation des techniciens ne peut plus être accomplie in situ, par l’instruction de déplacements des cadreurs ou leurs mouvements de caméra, elle est obtenue après coup par un travail de visionnage, d’analyse de rushes et de production de raccords contribuant à effacer les traces des techniciens du document finalement produit.

64L’extrait qui suit (8) permet de saisir la centralité des enjeux d’invisibilisation dans ce contexte.

65La scripte (SCR) et la monteuse (MON) visionnent la séquence quand un cadreur apparaît dans le champ de la caméra sélectionnée (ligne 1). La scripte perçoit ce problème, préface son tour par un « ah », change-of-state token (Heritage, 1984) indiquant sa découverte du cadreur, et lui adresse ironiquement des salutations (ligne 2). Face à l’absence de réaction de la monteuse, elle attire son attention sur le phénomène par la question « t’as vu ? », réorientant l’activité conjointe vers le problème que constitue l’apparition du cadreur. La monteuse éclate de rire (ligne 5) et projette la manière dont elle compte évacuer le cadreur du plan (lignes 7-8). De façon intéressante, et comme la suite de la séquence le confirme, elle propose de sélectionner la caméra portable de Mika de façon à invisibiliser sa présence. On retrouve donc ici, dans le montage en postproduction, un type de pratique déjà aperçu dans le montage en temps réel, consistant à sélectionner la caméra rendue visible pour invisibiliser le technicien qui la manie.

66Dans l’extrait suivant (9), les participantes sont de nouveau confrontées à l’apparition d’un technicien mais ne peuvent résoudre aussi simplement ce problème.

67Alors que le dispositif est sur le plan large, la monteuse mentionne le fait que la porte du camion qui est sur scène va être ouverte et envisage de prendre un plan plus rapproché de cette action (ligne 1). Elle projette le plan qui suivra, celui du steadicameur qui filme la scène au plus près (ligne 4) et sélectionne un plan moyen pour assurer la transition (ligne 7). La ligne de montage est mise en lecture (ligne 6) puis mise en pause lorsque la monteuse affirme qu’elle ne peut pas prendre le plan car « il est là ». À ce moment précis, elle pointe vers l’écran en touchant l’épaule de la scripte pour lui montrer le steadicameur visible sur le plan moyen qui a été sélectionné (lignes 8-9, figure #1). La présence problématique du cadreur est mise en évidence par la monteuse qui répète l’indexical « là » en désignant le technicien sur l’écran.

68Les deux collaboratrices cherchent ensuite à invisibiliser cette présence lors de la production du raccord (extrait 9b). L’enjeu est de jouer sur la longueur du plan qui précède (un plan large) et le point d’entrée du deuxième plan de façon que le cadreur soit toujours maintenu invisible sur le large, maintenu caché derrière le camion. Pour l’invisibiliser, elles souhaitent ainsi commuter vers la caméra portable lorsqu’elle est encore cachée, juste avant qu’il soit à vue dans les autres axes (comme c’est le cas dans la première partie de l’extrait, figure #1).

69La monteuse propose un premier point d’entrée du plan montrant la porte qui s’ouvre (ligne 35, figure #2). Sur le plan large, le corps du steadicameur est alors dissimulé derrière le camion qu’il est en train de filmer. La scripte formule une évaluation négative et identifie un problème visuel sur ce plan qui est « tout penché » (lignes 7-8), si bien qu’elle manifeste une préférence pour allonger le plan large et retarder l’entrée dans le plan de la caméra portable. Suite à cette évaluation négative, la monteuse travaille à retarder le point d’entrée sur la caméra portable (pour produire un « plan propre », figure #3) et vérifie rapidement si la dernière image du plan large avant la commutation laisse apparaître le cadreur (figure #4, ligne 38), ce qu’elle confirme en ligne 40. Elle s’engage alors dans une procédure d’enquête pour identifier la dernière image du plan large où le cadreur serait caché derrière le camion. En faisant varier rapidement les images, elle vérifie dans le même temps si la première image du plan de la caméra portable est acceptable. Elle identifie enfin cette image précise (figure #5), revisionne et se corrige en revenant encore quelques images en arrière (figure #6, ligne 46). Un dernier visionnage permet de stabiliser ce point de raccord entre les deux caméras, lequel donne à voir une entrée dans le plan acceptable sur l’une et invisibilise le steadicameur jusqu’à la dernière image sur l’autre. Les deux collaboratrices formulent conjointement une évaluation positive du raccord (ligne 50) et poursuivent leur activité.

70Deux points méritent d’être mentionnés pour saisir les enjeux de cette séquence. Le premier tient au fait que les pratiques de montage prennent appui sur les ressources matérielles de l’environnement filmé, en l’occurrence la présence d’un camion, pour produire l’invisibilité du technicien. Le deuxième est relatif à la granularité de l’expérience d’invisibilisation en postproduction et au niveau de détail pertinent pour les participants. Ceux-ci accomplissent l’invisibilisation par l’analyse méticuleuse des images : la monteuse les fait défiler une à une de manière à trouver le point exact du passage entre visibilité et invisibilité du technicien. Chaque seconde comptant 25 images, on perçoit ici le degré de raffinement et de précision temporelle engagé dans l’activité d’invisibilisation. Une telle délicatesse est révélatrice de l’importance organisationnelle du maintien du technicien de l’événement médiatique en dehors de son espace visuel.

Conclusion

71L’article adopte une démarche inspirée de l’ethnométhodologie et de l’analyse conversationnelle pour étudier les modalités pratiques par lesquelles les techniciens s’orientent vers l’attente normative tacite de l’invisibilisation de leur corps et de leur matériel lors de la diffusion de grands événements en direct. Ainsi conçue, l’invisibilité du technicien n’apparaît ni comme une de ses propriétés intrinsèques ni comme une privation dont il serait victime. L’article envisage cette invisibilité comme un accomplissement collaboratif, comme le résultat de pratiques subtiles, organisées en temps réel, par lesquelles il est placé en dehors du champ des caméras, que ce soit par ses propres actions ou par celles de ses collègues. À rebours d’une approche centrée sur les programmes déjà constitués, l’article met en lumière ces pratiques – et les compétences incorporées qu’elles supposent – par le recours à l’analyse multimodale des interactions entre techniciens sur les environnements de production audiovisuelle de l’événement.

72Six conclusions principales peuvent être tirées des analyses menées :

1. La production audiovisuelle de l’invisibilité du technicien est liée à des opérations de naturalisation de l’événement et participe, de façon centrale, de la constitution de l’événement médiatique en tant que phénomène indépendant des procédures de visualisation et de captation. Appréhender l’événement médiatique par les micro-ajustements constitutifs de l’invisibilisation des techniciens, c’est donc le saisir dans sa dimension la plus élémentaire, à travers l’attachement moral que ses producteurs manifestent pour donner à voir un événement libéré de leur présence.
2. L’orientation des techniciens vers l’attente normative de leur propre invisibilisation est rendue manifeste à travers un ensemble de pratiques :
   1. des verbalisations répétées par des techniciens du caractère problématique de la visibilité momentanée d’un des leurs ;
   2. la formulation de règles visant à éviter cette visibilité ;
   3. des pratiques professionnelles incorporées par lesquelles les techniciens accomplissent tacitement cette invisibilité.
3. Invisible pour le public distant, le technicien de l’événement médiatique ne l’est pas pour ses collègues. Les procédures d’invisibilisation reposent sur une division visuelle du travail, c’est-à-dire sur des pratiques organisées de perception, de reconnaissance et de localisation de la présence du technicien.
4. L’invisibilisation est un processus endogène, accompli moment par moment par les techniciens eux-mêmes. Elle s’appuie sur différentes procédures routinières et incorporées (mouvements de caméras, déplacements hors champ, raccords) qui représentent une part importante des compétences des techniciens de l’audiovisuel. Une telle conception engage à penser la coulisse comme un accomplissement réalisé par les participants dans le cours de leurs actions.
5. L’invisibilisation du technicien et de son équipement repose sur un ordre matériel de l’interaction, c’est-à-dire sur des actions incarnées coordonnées et sur la mobilisation des ressources matérielles offertes par l’écologie scénique pour dissimuler le corps et la technique à l’œuvre.
6. À travers ces pratiques incorporées par lesquels ils s’excluent de la face visible de l’événement médiatique, les techniciens rendent manifeste leur perception des limites visuelles de l’événement et, de façon peut-être plus fondamentale encore, accomplissent réflexivement cette délimitation pour le public distant.

Conventions de transcription