2Bert Spector (2008 : 315), dans son article « Business Responsabilities in a Divided World » , affirme que la prise de conscience de l’idéologie et son analyse ont été absentes dans le domaine du dialogue de gestion aux États-Unis durant la période 1945-1960. En examinant la montée en puissance de la responsabilité sociétale de l’entreprise dans les pages de la HBR, il écrit deux ans plus tôt que « l’acceptation de l’idéologie dominante a eu tendance à chasser presque toute pensée critique bien fondée concernant la nature des affaires internationales et les sources de tensions mondiales » (Spector, 2006 : 279). B. Spector montre comment les chefs d’entreprise, en s’autoproclamant les bienfaiteurs de la société, cherchaient à concilier leurs propres intérêts commerciaux avec l’idéologie anticommuniste de la guerre froide. Cette dernière s’est durcie pour devenir un consensus généralisé en 1949 en imposant une vision bipolaire du monde. Comme le confirme Armand Mattelart (1999 : 299) en étudiant l’entrecroisement des liens entre guerre, progrès et culture, « l’affrontement entre l’Est et l’Ouest a marqué de son empreinte un découpage bipolaire de la planète nourrissant l’imaginaire de la lutte métaphysique entre les forces du bien et celles du mal ». L’émergence de la notion de créativité est profondément ancrée dans ce contexte historique et idéologique, où la frontière s’estompe entre information et propagande, et où naissent des réflexions sur l’autoritarisme et le conformisme. Ces idées se sont progressivement élargies à la « pensée créative », à « l’individu créatif » et à « l’atmosphère créative » en tant que facteurs propices à la démocratie, tout autant qu’à la performance des entreprises.

3La première partie de l’article étudie l’émergence de la notion de créativité dans le contexte idéologique au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et au début de la guerre froide. La deuxième présente l’étude de corpus de la Harvard Business Review qui couvre les publications se rapportant à la créativité durant la période 1922-2018. La dernière explore trois périodes de l’évolution des représentations de la pensée créative comme nous les avons définies au cours de cette analyse.

La créativité dans un monde incertain : contexte idéologique de l’après-guerre et de la guerre froide

4La notion de créativité s’inscrit dans un contexte historique spécifique, marqué par des problématiques singulières qui prennent corps dans le domaine de la gestion aux États-Unis, au milieu du xx^e siècle. Les questionnements sur la portée anti-conformiste de la pensée créative, nés dans la société américaine à un moment particulier de son histoire, ont laissé des traces tangibles non seulement dans la recherche outre-Atlantique, mais aussi mondiale.

Pluralisme, idéologie et créativité : le rôle des intellectuels américains et des entreprises

5La créativité en tant qu’objet d’étude apparait aux États-Unis dans le contexte géopolitique de l’après-guerre et de la guerre froide, où elle est mobilisée par des chercheurs en sciences sociales, en particulier en psychologie ainsi que par une partie de la classe politique, afin de construire une société démocratique libre et ouverte (open mind), à l’opposé du supposé conformisme soviétique. Le pluralisme et la diversité économique, politique et sociale sont considérés comme les caractéristiques fondamentales de la démocratie américaine (Bell, 1960), qui serait mise en péril dans un « monde divisé et incertain ». Ce dernier est annoncé dans l’article « Business Responsibilities in an Uncertain World », rédigé dans un supplément spécial de la HBR en mai 1949 par Donald K. David, doyen de la prestigieuse Harvard Business School et personnalité influente dans le monde des affaires. Dans la période d’intensification de la guerre froide (blocus de Berlin-Ouest, premier essai réussi de la bombe atomique soviétique, création de l’Otan, déploiement du plan Marshall), le rôle du dirigeant d’entreprise est affirmé comme central dans la défense du capitalisme en revendiquant la performance économique américaine, en encourageant les valeurs du marché libre, en soutenant la mise en concurrence et la mondialisation, tout en « servant la dignité de l’homme » (David, 1949 : 2). Cela va de pair avec la professionnalisation de la fonction managériale (Abrams, 1951), car selon Theodore Levitt, futur rédacteur en chef de la HBR, pour survivre et prospérer dans un monde divisé, les entreprises américaines devraient se focaliser sur le profit (business is business) en structurant encore mieux la fonction managériale (1958). Pour cela, écrit-il, « nous avons besoin de diversité, de spontanéité, de compétition, bref d’une société pluraliste » afin de faire barrage aux grandes figures du pouvoir totalitaire, telles Benito Mussolini (1883-1945), Joseph Staline (1878-1953), Adolf Hitler (1889-1945), Francisco Franco (1892-1975), Rafael Trujillo (1891-1961), Juan Perón (1895-1974) (Levitt, 1958 : 44). Ainsi les discours des intellectuels américains ont-ils cherché à promouvoir des individus avec un certain état d’esprit, capables d’éloigner la menace venant d’un type particulier de mentalité : le conformisme étroit, qui pouvait selon eux miner la société démocratique américaine. Le citoyen libre en tant qu’individu autonome posséderait un « moi intérieur » apte à résister aux pressions et aux normes sociales portées par le conformisme ambiant et à éviter ainsi des engagements idéologiques irrationnels. Ce discours, qui prolifère dans les milieux intellectuels et le monde des affaires états-uniens, définit l’autonomie, l’individualisme et la créativité comme des armes efficaces contre le conformisme croissant et l’idéologie soviétique. En même temps et à l’opposé de cette conception, l’Union soviétique considérait comme conformiste « l’impérialisme américain », auquel il fallait résister coûte que coûte, avec fermeté et ténacité.

Du conformisme croissant à l’individualité créative

6La référence à la créativité arrive à point nommé pour renforcer la performance des entreprises américaines, sauvegarder l’unité de la nation et respecter l’individualité de chacun. Il s’agissait dès lors de définir, de promouvoir et d’éduquer des individus autonomes créatifs. L’appel à une forme particulière d’individualité était lancé – the creative self, une individualité positive possédant une autonomie intérieure, dont la forme ultime était la créativité. Cela a donné lieu à une profusion d’écrits académiques en psychologie, sciences de l’éducation, anthropologie, philosophie, sociologie, psychiatrie, sciences politiques qui ont mis l’accent sur l’autonomie psychique des individus et ont fourni un ensemble d’outils formels (mesures et tests de la personnalité) pour identifier et évaluer les personnes qui pourraient soit être une menace pour la démocratie américaine, soit au contraire constituer une nouvelle élite. Étudier la société américaine à travers le prisme de la psychologie était une caractéristique omniprésente à l’époque, devenue persistante dans la recherche universitaire et la critique sociale des années 1950 (Riesman, 1950 ; Potter, 1954). Avec la montée du béhaviorisme, les chercheurs, les dirigeants politiques et les managers se sont tournés vers des arguments psychologiques plutôt que structurels ou institutionnels pour analyser les problèmes de la société américaine et y remédier. Ils combinaient la psychologie, l’anthropologie et la communication dans l’analyse des opinions politiques et de la culture de masse (Lazarsfeld et al., 1944 ; Katz et Lazarsfeld, 1955) ou encore dans les études sur la personnalité. L’exemple le plus connu est celui de l’ouvrage The Authoritarian Personality (TAP) de Theodor Adorno, Else Frenkel-Brunswik, Daniel Levinson et Nevitt Sanford (1950), où les auteurs scrutent les penchants autoritaires et anti-démocratiques de certaines individualités, plus réceptives que d’autres à la propagande et terreaux potentiels de l’émergence du fascisme. Ainsi, progressivement, l’attention portée à certains traits de la personnalité et à l’action individuelle s’est renforcée, au détriment de l’analyse portant sur les déterminants sociaux. Le caractère individuel créatif était perçu comme décisif en raison du rôle attribué à la psyché en tant que moyen de compréhension et de transformation de la société. L’engouement avéré des chercheurs en sciences sociales, des éducateurs, des décideurs politiques et des hommes d’affaires pour la centralité du caractère individuel, et pour les explications psychologiques des problèmes sociétaux, a-t-il joué un rôle central dans la cristallisation d’un nouveau modèle de société et dans le façonnement des représentations liées à la créativité dans le management aux États-Unis.

7Stimulés par des préoccupations économiques, terrifiés par la menace pesante du communisme totalitaire, les intellectuels et dirigeants américains ont présenté l’Union soviétique comme le foyer du conformisme. Le discours sur la créativité leur a permis de considérer l’Autre, l’ennemi soviétique, comme un conformiste rétrograde. Les recherches sur la créativité se sont ainsi développées aux États-Unis de manière exponentielle après 1950. Et c’est précisément à partir de ce moment que nous proposons d’étudier l’évolution des représentations de la créativité dans la pensée managériale américaine, à travers la HBR.

La Harvard Business Review, fer de lance du management américain

De revue scientifique de gestion à un magazine d’idées pour décideurs

9Conçue initialement comme une revue scientifique, selon les normes d’évaluation par les pairs, elle a fait évoluer son modèle économique en élargissant son lectorat aux dirigeants d’entreprise et aux managers, tout en restant affiliée à une université. Dès sa création en 1908, la Harvard Business School (HBS) a cherché à professionnaliser la formation des dirigeants en Amérique et a très vite joué un rôle de premier plan, en devenant le principal centre de formation des cadres supérieurs ainsi que des professeurs des écoles de commerce du pays. Les diplômés de la HBS ont rapidement occupé des fonctions au sommet de la hiérarchie des grandes entreprises, constituant ainsi un maillage professionnel significatif et un appui économique important pour l’école. Cette influence s’est accrue grâce aux subventions accordées par les puissantes fondations américaines Carnegie et Ford, ce qui lui a permis de participer activement à l’élaboration de nouveaux programmes de Master of Business Administration (MBA) (Spector, 2008 : 323). Le lancement de sa revue, quatorze ans après la fondation de l’école, a constitué un moyen supplémentaire pour étendre l’autorité et l’influence de la HBS dans le domaine de la gestion outre-Atlantique.

10Portée par la marque Harvard et par son réseau d’anciens occupant des postes stratégiques dans le monde des affaires, la revue tire l’essentiel de ses revenus de ses abonnements et de la vente des articles à l’unité. La HBR a subi plusieurs refontes quant à son format et à la fréquence de ses publications. De quatre livraisons annuelles jusqu’en 1948, elle est passée à six par an et a été marquée par l’insertion de pages publicitaires de plus en plus volumineuses. Sa fréquence de publication a aussi évolué : de bimestrielle elle est devenue en 2001 un mensuel plus convivial. La diversification de son contenu (création de nouvelles rubriques, lettres de lecteurs) et un relooking (impression couleur sur papier glacé) correspondait parallèlement à la valorisation de l’image des managers, ces « decision makers », comme l’indique le sous-titre de la revue, et à la professionnalisation de la fonction de management, discutée dès 1927 dans les colonnes de la HBR (Donham, 1927).

11La place importante accordée à la pratique – et non seulement à la théorie –, est soulignée dès la première livraison de la revue en 1922, dans un article rédigé par le doyen de la HBS, Wallace B. Donham, intitulé « Essential groundwork for a broad executive theory ». Il y est question d’un savoir fondé sur l’expérience et les problèmes quotidiens de l’exécutif, permettant la construction d’une théorie des affaires (Donham, 1922 : 1). Ainsi la théorie, qui selon l’auteur ne doit pas être survalorisée, est-elle étroitement liée à l’utilité opérationnelle, aux grandes questions d’actualité au nom desquelles les principaux dirigeants d’entreprise du pays devraient agir. Dans un éditorial de 1974, Ralph F. Lewis distingue les articles « pain-et-beurre » (bread-and-butter) des « articles pour penser » (think pieces), dont le ratio est approximativement moitié-moitié. Les premiers, écrit-il, « consistent essentiellement en des idées qui peuvent être mises en œuvre dans un délai relativement court, tandis que les seconds bien qu’ils ne soient pas dénués de sens pratique, couvrent généralement des problèmes à plus long terme et sont publiés pour stimuler la réflexion du lecteur » (Lewis, 1974 : 1). L’article idéal, affirme quelques années plus tard Kenneth R. Andrews, responsable éditorial de la HBR, est « original, analytique et utile. Il n’est pas ébouriffant, drôle, superficiel ou inutilement académique » (Andrews, 1977 : 1).

12Les articles publiés dans la HBR proposent des solutions concrètes et immédiates aux questions pratiques auxquelles les top managers du pays, majoritairement formés à Harvard, sont confrontés au quotidien. Ces derniers ouvrent en retour les portes de leurs entreprises à ces mêmes chercheurs pour mener des études de cas, dont les résultats sont publiés dans la HBR en atteignant un auditoire très large (Maton, 2007). Les rédacteurs en chef de la HBR capitalisent sur ce positionnement hybride, entre revue savante et magazine spécialisé, malgré les critiques (absence de neutralité politique, affinités entre sa rédaction et certaines personnalités du monde des affaires). Ils insistent sur l’importance de proposer aux décideurs des idées concrètes qu’ils peuvent aussitôt mettre en pratique. La créativité est devenue, discrètement mais sûrement, l’une de ces idées, dont les retombées en termes de management devraient être immédiates dans le but d’accroitre l’efficacité organisationnelle.

Cadre méthodologique

13Au regard de ces éléments de contexte, nous avons souhaité analyser l’évolution des représentations de la créativité à travers un corpus d’articles de la HBR sur la période 1922-2018. Les mots clés ont été déterminés à partir d’une analyse croisée des index du Cambridge Handbook of Creativity (Kaufman et Sternberg, 2010), ouvrage de référence où publient d’éminents chercheurs américains. Ils ont été recoupés avec les résultats obtenus lors d’une pré-enquête, réalisée auprès d’une population mixte : 25 entretiens courts avec des cadres et entrepreneurs du District Hall, espace de co-working à Boston, et des étudiants du MIT à Cambridge dans le but d’identifier des grandes thématiques et des mots clés liés aux représentations de la créativité. La recherche par mots clés a été appliquée à la totalité des articles de la HBR sur cette période, comprenant 96 années de publications. Elle a permis de circonscrire un premier corpus de 679 textes, qui évoquent la thématique de la créativité. Afin de réduire ce volume en identifiant les contributions consacrées plus précisément à la thématique, ce corpus a fait l’objet d’une analyse de contenu quantitative, puis qualitative. Une grille thématique a été mise au point, grâce à une exploitation statistique de données textuelles et à une analyse qualitative manuelle (accompagnée d’un encodage dans un tableur). Le traitement quantitatif a été effectué par un logiciel open source de fouille de textes (Voyant Tools), précédé d’une étape de reconnaissance optique de caractères (OCR), dans le but d’extraire des occurrences et de trouver des corrélations entre des unités textuelles. Le traitement qualitatif a permis de référencer les articles, de les classer par contenu (article de fond, entretien, case studies, commentaire de lecteurs, discussion d’ouvrages, etc.) afin d’éviter les redondances (re-publications dans le Best of HBR) et de mener à bien une analyse thématique. Un second corpus d’articles, constitué de 191 textes, a été stabilisé et validé d’une manière définitive. Ont été retenus des articles où les auteurs abordent explicitement la créativité dans les titres de leurs papiers, les mots clés indiqués, dans les études de cas ou encore dans leur argumentation. Une liste a été dressée, permettant de répertorier la totalité des thématiques abordées dans les publications et de les organiser en cinq grandes catégories :

14 compétences et aptitudes créatives ;

15 pensée créative et anti-conformisme ;

16 management de la créativité ;

17 innovation, inventivité, talent et créativité ;

18 économie et industries créatives.

19La thématique de la créativité apparait dans les pages de la HBR à partir des années 1950, avec un premier pic des publications durant la période 1955-1963, lié à l’intérêt des scientifiques et des décideurs politiques pour celle-ci dans le contexte des tensions de la guerre froide. Leur fréquence va en s’intensifiant durant les 15 années suivantes (jusqu’en 1966). Pendant les années 1970, le nombre d’articles consacrés à la créativité diminue sensiblement au profit de ceux consacrés à l’innovation. Puis, progressivement, la thématique connaît un regain d’intérêt et reprend de plus belle dans les années 1990, avec un second pic considérable de publications consacrées au management de la créativité et à l’agir créatif. Certains termes et expressions répandus en France et dans la littérature scientifique européenne, tels que « industries culturelles » et « industries créatives », sont quasi absents dans les écrits de la HBR. Dans les rares articles où ces termes sont utilisés, il est essentiellement question de « personne créative », de « travail créatif », d’« économie créative » et de « classe créative ». Sans surprise, les aspects individuels et psychologiques de la créativité ont la primauté : creative ability, creative thinking, creative skills, ainsi que design thinking.

Trois périodes de l’évolution de la pensée créative américaine

20L’analyse thématique de l’intégralité des articles parus dans la HBR (1922-2018) fait émerger trois grandes périodes bien distinctes de la pensée créative dans le management américain :

• durant la première période la créativité est définie comme un trait caractéristique de l’« individualité positive », seule capable de résister aux idées autoritaristes et de contribuer à la construction d’une société démocratique américaine, libre et anticonformiste ;
• lors de la deuxième période, la créativité change de statut, devenant synonyme de critique sociale et de modèle librement pensant, tout en cédant le devant de la scène à la thématique de l’innovation, définie comme un processus concret, à la différence de la créativité – un processus abstrait ;
• la troisième période se caractérise par le déploiement de la créativité au service de l’entrepreneuriat où prime l’agir créatif et le management de la créativité.

Première période. La créativité, valeur démocratique pour lutter contre l’autoritarisme et le conformisme

21La première période est celle des années immédiates de l’après-guerre pendant lesquelles la notion de créativité émerge dans les articles de la HBR comme aptitude individuelle et puissant ingrédient contre l’autoritarisme et le conformisme croissants. Elle est sollicitée pour promouvoir la société démocratique américaine, libre et pluraliste, en s’appuyant sur le potentiel de l’individu créatif, autonome et ouvert d’esprit (open mind). En pleine guerre froide, la créativité, l’inverse de la conformité et de l’érosion d’esprit, prédisposerait à l’initiative, à l’autonomie et à l’efficacité dans le cadre de l’entreprise.

22La créativité apparaît pour la première fois dans le titre de l’article d’Abram Collier, intitulé « Business Leadership and a Creative Society », en 1953. L’auteur appelle ses confrères hommes d’affaires à un changement d’approche dans le management des entreprises suite au constat d’une gestion pensée jusqu’alors uniquement en termes de système économique, de lois et de produits. « Il est grand temps de s’intéresser aux aspirations personnelles des salariés américains, car, écrit-il, notre société est une société créative, dont l’objectif premier est l’accomplissement créatif, clé de voûte de notre philosophie d’entreprise » (Collier, 1953 : 30). Les buts recherchés de cet appel à la créativité sont la performance commerciale – produire plus et mieux – et l’accomplissement personnel. C’est par la force de la différence, le non-conformisme, l’esprit libre et l’individualité positive que chaque travailleur américain éviterait, selon lui, de succomber aux pièges du conformisme de l’État socialiste. Cette foi dans la société américaine créative, portée et produite par le rêve américain, est mise en valeur et revendiquée dans d’autres textes. Dans l’article imbu de patriotisme « Faith in a Creative society » du même auteur, on peut lire que « les équipes de travail, en tant que créateurs sont investies d’une inventivité collective qui peut transcender l’imagination de tout individu membre », au-delà des rapports hiérarchiques et d’autorité, favorisant ainsi l’épanouissement personnel (Collier, 1957 : 37). L’accomplissement créatif ne pourrait se produire, selon l’auteur, qu’à trois conditions : l’esprit de liberté, la capacité de détachement et la foi spirituelle. Se trouve ainsi valorisée l’individualité positive, érigée par d’éminents chercheurs en psychologie de l’époque, dont il était question au préalable. Le trait caractéristique de ce type d’individualité est la créativité, synonyme d’autonomie, de rationalité, de tolérance et d’ouverture d’esprit.

23Au sein de la HBR, durant les années 1950, une attention constante se manifeste dans la profusion d’articles consacrés aux aptitudes et aux habiletés créatives au travail. Un certain nombre de travaux s’attachent à définir le profil du bon chef d’entreprise, dont le rôle serait d’assurer des conditions de travail favorables à l’autonomie et à la créativité des salariés. En 1955, Frederic Randall titre son article « Stimulate your Executives to Think Creatively » et souligne que cela est possible grâce à la mise en œuvre « d’une atmosphère propice et non rigide de travail » permettant l’épanouissement du potentiel créatif et le déploiement de la pensée créative. La communication formelle ne suffit pas, poursuit l’auteur, il faut apprendre de ses échecs et développer des prédispositions pour la réussite du processus créatif, qu’il définit en cinq étapes : détection d’un problème, collecte minutieuse de données, incubation d’une idée, illumination et enfin, vérification de la solution proposée (Randall, 1955 : 122). Dans l’article « Operational Approach to Creativity », Wiliam Gordon (1956) décortique lui aussi le processus créatif concret mis en œuvre au sein d’un groupe d’ingénieurs, dans le but de servir le management et la performance collective. Il défend l’intérêt de construire des outils pour repérer et pour rendre modélisable le processus créatif, « trop souvent laissé au hasard ou à l’inspiration occasionnelle » (Gordon, 1956 : 51). T. Levitt parle, quant à lui, de « creative destruction » dans son célèbre article, « Marketing Myopia », publié en 1960, devenu un best-seller de la littérature managériale, en reprenant l’expression chère à Joseph A. Schumpeter (1935).

24Le rôle prépondérant du dirigeant dans ce processus créatif est revendiqué à plusieurs reprises par les auteurs de la HBR. En 1954, dans « Leadership Pattern in the Plant », Chris Argyris cherche à identifier de quel type de leadership a besoin l’entreprise américaine pour réduire au minimum la soumission et la dépendance, afin de maximiser la croissance organisationnelle et l’expression individuelle de la créativité. Ce type de leader devrait, selon l’auteur, donner à ses employés « la possibilité de faire preuve de créativité, de bonheur et de croissance personnelle » (Argyris, 1954 : 63). Pour sa part, Robert L. Katz (1955) affirme dans « Skills of an Effective Administrator », que, pour être efficace et performant, le leader doit avoir trois compétences de base : techniques, humaines et conceptuelles, dont la présence varie selon le niveau de responsabilité du manager. La créativité de ce dernier se reflète, pour l’auteur, dans sa capacité conceptuelle de prendre des décisions, de construire une stratégie, de porter un projet d’entreprise et de défendre les intérêts des actionnaires et des employés.

25Au sein de la société américaine dominée par une pensée pratique, concrète et responsable, de quoi rêvons-nous aujourd’hui collectivement ? se demande Thomas N. Whitehead (1956) dans « Permission to Think ». Le rêve américain s’incarne, affirme-t-il, dans « l’émergence d’un type national idéalisé de personnalité, celui du business administrator. Il devient la norme à laquelle la plupart des gens, consciemment ou inconsciemment, ont tendance à se conformer, se mesurer et par rapport à laquelle ils vont juger les autres » (ibid. : 33). L’appel de T. N. Whitehead pour la tolérance – contre le maccarthysme en particulier – et pour l’ouverture d’esprit est l’un des rares textes publiés dans la HBR dérogeant à l’idéologie dominante de la fin des années 1950. L’auteur plaide pour la permission de penser par soi-même, pour la diversité des points de vue des chefs d’entreprise notamment, pour les échanges d’opinions divergentes afin de dépasser les normes de l’opinion unique et conformiste. Mais cette voix reste plutôt marginale dans les colonnes de la HBR de l’époque, selon B. Spector (2006) qui, comme évoqué précédemment, montre dans son article « The Harvard Business Review goes to war » que durant la période 1945-1960, la revue a intentionnellement promu l’idéologie de la guerre froide en présentant une vision tendancieuse du monde en faveur des intérêts américains.

26La créativité devient un argument prometteur du discours managérial, insistant sur la valorisation du rôle des chefs d’entreprise et sur l’exercice de la responsabilité sociétale de l’entreprise, celle-ci étant entendue dans une signification bien distincte de celle que nous lui accordons en France depuis les années 2000. Ces thématiques, omniprésentes dans les colonnes de la HBR, ont marqué toute une génération de chefs d’entreprise. La défense du capitalisme et des marchés libres contre la menace de l’expansionnisme soviétique, l’encouragement à l’autonomie, l’initiative et l’esprit libre contre le conformisme et l’autoritarisme, permettent de rapprocher les intérêts commerciaux des firmes américaines avec l’idéologie anticommuniste de la guerre froide. L’« innovateur non-conformiste », plutôt que « l’homme d’organisation », écrit John Corson dans « Innovation Challenges Conformity » (1962), apporterait des idées indispensables au progrès et au succès des entreprises car c’est lui qui développe des idées originales, innovantes et créatives.

27Ainsi, dans les années 1950, lors de la première période identifiée, le caractère créatif des individus sollicitait-il de la part des lecteurs de la HBR et des citoyens américains une posture anticonformiste patriotique. L’appel à la créativité devait servir à la fois les intérêts de la démocratie américaine et les intérêts des entreprises contre la menace du communisme. La promotion des vertus de la créativité, en opposition aux vices de la conformité, commence progressivement à se désagréger au début des années 1960. La créativité s’incarnera désormais dans des idées innovantes, concrètes et utiles pour les entreprises et le marché, de plus en plus concurrentiel. C’est l’annonce de la fin de la première période de l’évolution des représentations de la créativité et le passage discret vers la deuxième.

Deuxième période. La créativité comme critique sociale et modèle librement pensant, au service de l’innovation

28La deuxième période caractéristique de l’évolution de la pensée managériale couvre une période allant de la moitié des années 1960 à celle des années 1980, pendant laquelle la créativité échappe quelque peu à ses premiers promoteurs, devenant synonyme de critique sociale, puis disparaît (pour quelques années seulement) des pages de la HBR au profit d’une autre thématique d’actualité à laquelle elle reste étroitement liée, celle de l’innovation.

30Dans les rangs contestataires de la société américaine de l’époque et les pages de la HBR règne une méfiance à l’égard des organisations hiérarchisées et centralisées. Dans « Top priority: renovating our ideology », George C. Lodge (1970 : 43) témoigne de la suspicion qui existe à cette époque envers les principales institutions américaines : les entreprises, le gouvernement, l’université et les églises, entre autres, et rappelle la nécessité de « forger une idéologie nouvelle, globale, sobre et réaliste pour les États-Unis ». Il revient aux entreprises américaines, selon l’auteur, de mettre à profit leurs ressources, compétences et talents pour faire face à la crise que traverse la société américaine. George Champion (1967) promeut le concept d’entreprise socio-commerciale dans un article intitulé « Creative Competition », où il défend la nécessité de stimuler la concurrence soi-disant créative entre les secteurs public et privé. D’autres articles, tels que « Responsibility for Social Change » (Austin, 1965), « CEO’s role in corporate growth » (Eastlack et McDonald, 1970), « The mission of our business society » (Banks, 1975), abordent des questions liées à l’impact social de l’activité des entreprises sur la société ou encore à l’éthique des affaires, reflétant ainsi les préoccupations des dirigeants de cette période.

31Le rôle du chef d’entreprise évolue aussi. Pour le spécialiste du leadership Abraham Zaleznik (1963), toute organisation a besoin à la fois de leaders, visionnaires et créatifs, qu’il compare aux artistes et aux scientifiques, et de managers, qui sont eux des hommes de compromis, favorisant les processus et l’exécution des plans. Dans « Managers and Leaders are they Different ? » (1977), A. Zaleznik reproche à la fonction managériale d’être faiblement orientée vers le leadership créatif et d’être inapte à favoriser l’imagination, l’inspiration et l’énergie créatrice, clés du succès d’une organisation prospère. Henry M. Boettinger, directeur de la planification à l’American Telephone & Telegraph Company, fait explicitement un rapprochement dans « Is management really an art ? » (1975) entre le business manager et l’artiste. Selon lui, les hommes d’affaires doivent se tourner vers les arts créatifs et les arts de la scène afin de mieux connaître leur propre entreprise et de rendre leurs équipes plus autonomes et créatives. Le rôle du manager est central dans l’expression du potentiel des collaborateurs, affirme J. Sterling Livingston dans « Pygmalion in Management » (1969), malgré la complexité de sa fonction, analysée par Henry Mintzberg dans « The manager’s job : folklore and fact » (1975).

32Portés par les espoirs et les idéaux du mouvement contestataire, les salariés cherchent eux aussi à s’émanciper du conformisme qui prédomine durant les années immédiates de l’après-guerre afin de retrouver un souffle de liberté. La libération de la psyché a ainsi pris une autre tournure dans les années 1965 : l’aspiration à l’anti-subordination, à travers la valorisation de l’individualisme, l’autonomie et l’innovation. L’appel à la créativité est lié à ces revendications fortes. De nouvelles façons de penser se cristallisent dans les publications de la HBR, où la thématique de l’innovation jouit d’un succès grandissant, comme en témoigne quelques titres d’articles : « Organizing for Product Innovation » (Lorsch et Lawrence, 1965) ; « The management of ideas » (Anshen, 1969) ; « The Middle Manager as Innovator » (Kanter, 1982).

33Des chercheurs en gestion qualifient la créativité de processus abstrait alors que l’innovation est considérée comme un processus concret. Dans « Creativity is not enough », T. Levitt (1963) remet en question le postulat largement partagé à l’époque selon lequel la créativité serait la voie miraculeuse de la croissance et de la prolifération des affaires. Les idées sont davantage jugées, affirme l’auteur, pour leur nouveauté que pour leur utilité potentielle pour les consommateurs ou pour l’entreprise. T. Levitt défend la thèse que, dans la plupart des cas, le fait d’avoir une idée nouvelle peut être créatif dans l’abstrait, mais destructeur dans la pratique. Au lieu d’aider l’entreprise, elle peut même entraver son fonctionnement. L’erreur courante des dirigeants d’entreprise serait de confondre l’idéation (ou la créativité) et l’innovation. « Elles ne sont pas synonymes, écrit-il, la première concerne la génération d’idées ; la seconde leur mise en œuvre » (Levitt, 1963 : 73). Transformer les idées originales (la créativité abstraite) en actes (l’innovation au sens de l’action), faire en sorte que la créativité produise de l’innovation, s’avère selon l’auteur capital. T. N. Whitehead (1956), cité plus haut, insistait déjà quelques années plus tôt sur le fait que les théoriciens et les chercheurs ont des idées souvent déconnectées des activités humaines, à l’opposé du manager d’entreprise, qui cherche lui une application réelle et une utilité immédiate. On retrouve une position similaire dans les nombreux écrits de Peter Drucker. Dans un papier devenu célèbre, « The big power of little ideas » (1964), le « gourou du management » affirme que toutes les grandes réalisations commencent par de petites idées. La créativité n’est pas le problème de fond, dit-il. Ce qui fait défaut, c’est la volonté des dirigeants d’entreprise d’accueillir les idées créatives et de prendre des risques pour faire éclore la nouveauté. Dépenser de l’argent pour la R&D ne suffit pas, selon P. Drucker (1964 : 19), si celle-ci n’a pas d’utilité directe : « La recherche devrait être appliquée et orientée vers la mise en œuvre concrète de l’idée innovante ». Autrement dit, elle doit avoir une faisabilité et une validité économique.

34Dans une culture qui promeut sans cesse l’innovation, la clé du succès d’une entreprise ne réside-t-elle pas dans l’art de l’imitation ?, demande T. Levitt dans son article « Innovative Imitation ». L’innovation « peut être vue, écrit-il, d’au moins deux points de vue : (1) la nouveauté dans le sens où quelque chose n’a jamais été fait auparavant, et (2) la nouveauté dans le sens où elle n’a pas été faite auparavant par l’industrie ou l’entreprise qui la réalise actuellement » (Levitt, 1966 : 63). Non seulement l’imitation est plus répandue que l’innovation, admet-il, mais elle est surtout la voie la plus fréquente vers la croissance et le profit (en économisant sur les coûts de R&D, marketing et publicité, en évitant les erreurs coûteuses des innovateurs, etc.). Les entreprises connues pour leur inventivité ont bâti, selon T. Levitt, leur réussite sur leur capacité à combiner innovation et imitation. L’auteur affirme qu’il est temps de reconnaître une pratique qui existe depuis longtemps et qui est souvent conduite en amateur. Elle nécessite une stratégie d’imitation claire et soigneusement élaborée qui aurait le mérite de reconnaître que « si les innovateurs sont appréciés, les imitateurs créatifs le sont tout autant » (Levitt, 1966 : 70).

35Un autre élément intervient ici en faveur de l’appel à la créativité. La crainte que le Japon supplante les États-Unis comme première puissance économique mondiale marque les esprits des dirigeants d’entreprise de cette époque et réoriente leurs stratégies. Dans les années 1970 et 1980, plusieurs articles de la HBR discutent le modèle de gestion japonais (contrôle total de la qualité, suppression des gaspillages, production juste à temps, TPS, apprentissage continu) en le comparant à celui des entreprises américaines. D’autres publications font la promotion de l’esprit de compétition du Japon et des kaisha, ces salariés d’élite et employés loyaux. À titre d’exemples, il y a : « What we can learn from Japanese Management » (Drucker, 1971), « Learning to do business with “Japan, Inc.” » (Van Zandt, 1972), « Made in America (under Japanese management) » (Johnson et Ouchi, 1974) ; « Behind Japan’s success » (Drucker, 1981) ; « The new industrial competition » (Abernathy et al., 1981); « Quality on the line » (Garvin, 1983). Pour contrer le « miracle japonais » (Johnson, 1982), l’innovation et la créativité sont constamment revendiquées.

Troisième période. L’agir créatif, en faveur de l’entrepreneuriat et du management de la créativité

37La troisième période de l’évolution de la pensée créative américaine, telle qu’elle s’exprime dans la HBR, est celle qui prend forme au milieu des années 1980 et se poursuit jusqu’à nos jours. Elle propulse l’individu créatif autonome en tant qu’idéal entrepreneurial. Les maîtres-mots sont agilité, management de la créativité et design.

38La publication dans la HBR des articles de P. Drucker, « Our entrepreneurial economy » (1984) et « The discipline of innovation » (1985), rédigés à une année d’intervalle, suivis par « The heart of enrepreneurship » de Howard H. Stevenson et David E. Gumpert (1985), marquent le début de cette phase. Le ton est donné par la HBR pour les décennies qui suivront. L’émergence du modèle entrepreneurial individuel est dans l’air du temps. Ainsi les articles consacrés à la créativité explosent-ils (littéralement) dans les années 1990 et marquent l’apothéose de la pensée créative managériale. Des conseils insistants et des formules prêt-à-penser sont prodigués aux managers, figurant dans les titres mêmes des publications : « Tough-Minded Ways to Get Innovative » (Pearson, 1988), « Putting your company’s whole brain to work » (Leonard et Straus, 1997), « Spark innovation through empathic design » (Leonard et Rayport, 1997) ; « What Leaders Really Do » (Kotter, 1990) ou encore « How to Pitch a Brilliant Idea » (Elsbach, 2003). La créativité telle qu’elle est revendiquée dans les pages de la HBR de cette époque est principalement en lien avec la résolution de problèmes et avec l’agir créatif.

39Hirotaka Takeuchi et Ikujiro Nonaka publient « The new new product development game » (1986), article qui signe le début d’innombrables travaux sur les « méthodes agiles ». Les auteurs proposent une nouvelle approche de l’innovation, grâce au scrum (terme issu du rugby désignant l’effort collaboratif de l’équipe dont l’avancement se fait par petites itérations, par opposition à une méthode séquentielle). Cette méthode, observée par les chercheurs agit en tant que vecteur du changement, « afin d’introduire, dans une organisation ancienne et rigide, des idées et des processus créatifs, axés sur le marché » (Takeuchi et Nonaka, 1986 : 137). Cette publication est devenue la source d’inspiration des créateurs du scrum, comme pratique agile s’appuyant notamment sur les équipes auto-organisées, l’apprentissage global et le transfert des connaissances dans les organisations (Nonaka, 1991). En 1988, T. Levitt (1988 : 7) signe un éditorial « On agility and stability » où il insiste sur le fait que la petite start-up, tout autant que la grande entreprise, sait innover. La plupart de ces petites et micro-entreprises imitent ce que d’autres ont déjà fait auparavant, ce qui leur permet de rester agiles, tandis que les grandes entreprises, a priori bureaucratiques et léthargiques, investissent dans l’innovation, qui est pour elles une activité centrale et une question de survie. T. Levitt conclut qu’« il n’y a pas de présomption que l’agilité de la gazelle est supérieure à la stabilité de l’éléphant et vice versa », car tout type de structure peut et doit innover. La flexibilité et l’agilité, caractéristiques des petites entreprises, sont fortement recherchées et briguées aussi par les grandes.

40Le management de la créativité tient incontestablement une place centrale dans les pages de la HBR de cette époque, avec de nombreux écrits de Teresa Amabile, professeure à la Harvard Business School et référence incontournable en matière d’innovation organisationnelle. En 1997 elle y publie « Motivating Creativity in Organizations », suivi de « How to kill creativity » (1998), « Creativity Under the Gun » (2002) et « Creativity and the rôle of the leader » (2008), entre autres. À partir des travaux en psychologie de Joy P. Guilford sur la pensée divergente (1950) et du test de créativité de Ellis P. Torrance (1976), l’auteure mène des analyses sur les comportements créatifs au sein des organisations. Elle élabore une méthode d’évaluation de la créativité centrée sur la production créative (et la place de la motivation), et non sur le profil des personnes créatives. T. Amabile définit trois composantes de la créativité : l’expertise, la motivation et la capacité de penser de façon créative. Cette dernière détermine la souplesse et l’imagination avec lesquelles les salariés abordent et résolvent les problèmes. Pour l’auteure, la créativité est involontairement « gâchée » au quotidien dans des environnements de travail créés pour maximiser les profits, soutenir la coordination et répandre le contrôle. Elle est « tuée beaucoup plus souvent qu’elle n’est soutenue », selon ses propos (Amabile, 1998 : 77).

41À cette époque, une autre thématique émerge, celle de l’économie créative, pour contrecarrer la concurrence chinoise, de plus en plus agressive. Richard Florida, qui a promu deux ans plus tôt la théorie de la « classe créative », rédige en 2004 dans la HBR un article, intitulé « America’s looming creativity crisis », sur la crise de la créativité qui menace le pays. Les principaux dangers, affirme-t-il, ne sont pas uniquement liés aux performances économiques de la Chine ou de l’Inde, mais aussi à la sous-estimation de la performance créative des entreprises américaines : « Le miracle de la croissance de l’Amérique repose sur un facteur clé : son ouverture aux idées nouvelles, qui lui a permis de mobiliser et d’exploiter les énergies créatrices de son peuple » (Florida, 2004 : 122). La « classe créative », expression largement débattue dans les cercles scientifiques en France et dans le monde, dont nous ne discuterons pas ici, compterait selon l’auteur 38 millions de personnes aux États-Unis, consistant à elle seule un poids considérable dans l’économie créative américaine. Les États-Unis devraient considérer la créativité comme un « bien commun », conclut-il, au même titre que la liberté et la sécurité. Dans une autre publication, « Managing for creativity », R. Florida et Jim Goodnight (2005) soutiennent l’idée que l’actif le plus important d’une entreprise est bien le capital créatif, qui contribue au déploiement de l’économie créative. Pour stimuler l’innovation, la productivité et la performance, les auteurs suggèrent de mettre les moyens pour manager la créativité en stimulant l’esprit des travailleurs créatifs et en minimisant les tracas du quotidien (Florida et Goodnight, 2005 : 131). Cela renvoie aux multiples discours hégémoniques sur l’économie créative, qui persistent encore de nos jours, quinze ans après cette publication.

42Plusieurs articles de la HBR décrivent des cas d’entreprises, qualifiées de « créatives » : Toyota (1999), Xerox (2000), BMW (2001), Microsoft (2002), Ferrari (2006), Google (2008), Pixar (2008). D’autres textes glorifient la figure de l’entrepreneur innovant et créatif, tels Steve Jobs (1955-2011 ; 2012) et Jeff Bezos (2013). Ces exemples sont érigés en modèle et construisent le mythe de la Silicon Valley, dont le prestige perdure. Dans l’article « Bringing Silicon Valley Inside », Gary Hamel (1999) fait l’éloge de l’entrepreneuriat, en précisant l’importance d’attirer des idées, des talents et des capitaux. La capacité de penser de façon créative semble ainsi fortement liée aux logiques entrepreneuriales.

43À cela s’ajoute une autre thématique puissante en lien direct avec la créativité, celle du design. L’article de Tim Brown sur le design thinking, publié en 2008, jouit du succès que l’on connait. D’autres textes prolifèrent dans la HBR, dont ceux du même auteur, avec une intensification des publications à partir de 2014-2015 sur le design, nouvelle source et ressource pour la créativité et pour la culture d’entreprise : « Design for action » (Brown et Martin, 2015), « Design Thinking Comes of Age » (Kolko, 2015), « Why Design Thinking Works » (Liedtka, 2018). Le design et le design thinking au service de l’entrepreneuriat s’installent progressivement et durablement dans les publications scientifiques ainsi que dans les discours managériaux, politiques, économiques aux États-Unis et dans l’ensemble des sociétés occidentales.

44Nous retrouvons ici l’héritage de la figure de l’« individualité positive » (née lors de la première période identifiée), autrement dit du travailleur autonome, rationnel, anti-conformiste, qui innove, imagine, explore. S’installant durablement dans le domaine de l’innovation (deuxième période), la créativité prend une autre tournure dans la troisième période de l’évolution de la pensée managériale : elle reste toujours le modèle de l’individu librement pensant mais qui progressivement, grâce à l’agir créatif, au design et aux méthodes agiles, devient un entrepreneur de soi, compétitif et performant. La créativité se retrouve revigorée à l’aune des technologies numériques et des nouvelles formes organisationnelles, plus flexibles, agiles et innovantes.

Conclusion

45La thèse soutenue dans cet article est que la Harvard Business Review a contribué, à côté d’autres acteurs de la société américaine, à imposer la pensée créative dans le management aux États-Unis et ailleurs. Celle-ci a envahi le discours managérial en entrant en résonance avec les défis sociétaux, en mobilisant les bienfaits de l’innovation et les aptitudes créatives des individus au travail. À travers l’étude de la HBR, revue de référence prestigieuse mais controversée, cette contribution a analysé l’évolution des représentations de la pensée managériale américaine ainsi que les liens entre conformisme, innovation et créativité. Cette dernière est convoquée dans un premier temps (première période) par les chercheurs en psychologie et en gestion, et par la classe politique dans l’après-guerre immédiate, afin de construire une société démocratique libre (open mind), pensée à l’opposé du supposé conformisme soviétique. Elle est présentée comme synonyme du patriotisme, de la puissance du marché et du management efficace. Puis les représentations de la créativité évoluent dans le contexte des revendications politiques et sociales (deuxième période) en portant une critique à la société américaine et en devenant un outil au service du processus d’innovation. Enfin, le management de la créativité devient un slogan attractif et une pratique managériale répandue, centré sur l’agilité et le design. La créativité est sollicitée et déployée au service de l’entrepreneuriat (troisième période). La HBR, tribune patriotique, offre ainsi aux cadres d’entreprise et aux universitaires un forum de première importance pour répondre à l’appel à la créativité. Ces représentations ancrées dans le contexte géopolitique et économique américain ont influencé la structuration des valeurs démocratiques et ont façonné de manière forte l’appel à la référence créative au sein des sociétés occidentales du monde entier.