La perception de PrEP’Dial comme une communauté

La persistance des échanges : un indicateur de l’existence d’une communauté ?

3De nombreux travaux sur les communautés en ligne mettent en avant la nécessité d’avoir un caractère durable, persistant, des interactions entre les membres pour qu’il y ait sentiment d’appartenance à une communauté. Michel Marcoccia (2016 : 142) affirme : « Plus que la durée elle-même, c’est la perception de cette durée et de l’histoire conversationnelle qui semble importante. De ce point de vue, les systèmes persistants favorisent cette perception de la durée grâce à l’asynchronicité des échanges et à l’interface qui les structurent ». Si la persistance des échanges est un élément caractéristique de l’existence d’une communauté, il ne prend pas en compte les dynamiques d’entrée, de sortie et de permanence au sein du groupe. Par exemple, tous les participants ne sont pas des observateurs attentifs aux échanges. Au contraire, ils peuvent être inscrits au groupe sans jamais y suivre ce qu’il s’y passe. De ce fait, si leur inscription est persistante, ils ne participent en rien à la persistance des échanges sur la durée et, parfois, ignorent qu’ils sont membres du groupe. Il ne suffit donc pas d’être inscrit à PrEP’Dial pour faire partie de la communauté, tout comme il ne suffit pas que le groupe soit cadré par des règles de fonctionnement si ses membres ne se perçoivent pas comme appartenant à une communauté. Ainsi selon Sébastien Broca et Raphaël Koster (2011 : 106), lorsque l’on cherche à caractériser un collectif en ligne, faut-il prendre garde à ne pas tomber dans un déterminisme technique : « Le problème qui se pose est ainsi celui du rapport entre un certain dispositif technique et la naissance de sentiments d’appartenance sociale. […] Le mot “communauté” tend alors à désigner la “coquille vide” des réseaux sociaux, leur interface informatique avant qu’elle ne fasse l’objet d’usages et de pratiques, mais dont on suppose qu’elle les engendrera plus ou moins “naturellement” ».

La désignation du collectif par les participants

4Un indice de la formation d’une communauté est la conscience qu’ont les membres de l’existence du groupe, mais surtout la réflexivité dont ils sont capables pour le désigner et qualifier leur appartenance. M. Marcoccia (2016 : 139) isole cet indice comme étant un élément essentiel de la stabilité d’une « communauté en paroles », notion qu’il utilise pour qualifier les communautés virtuelles du point de vue de l’analyse des discours numériques. Ainsi, « les mots ont une sorte de pouvoir performatif, ils font exister ce qu’ils nomment ou, au moins, homogénéisent l’entité qu’ils désignent » (ibid. : 143). Les manières de désigner le collectif sont significatives de sa reconnaissance par les membres de PrEP’Dial. Deux « communautés » semblent émerger : celle constituée par le groupe Facebook et celle qui se forme autour des usagers et promoteurs de la PrEP. Les références à la « communauté » sont peu précises quant à ce qu’elle désigne, tout en signifiant l’adhésion à une identité collective commune (Akrich et Méadel, 2007 : 148). Une de ses représentations les plus présentes au sein de PrEP’Dial est l’utilisation du « nous » : « Bienvenu parmi nous », « Nous sommes un peu les précurseurs de cette nouvelle génération », « Ensemble, nous sommes plus forts !!! », « Que la PrEP soit avec nous ! », « À nous d’éduquer et de démystifier la chose », « Et nous en France, à quand un collage d’affiche dans le Marais ??? ». À part lorsqu’il fait directement référence à PrEP’Dial – ou du moins lorsque le sous-entendu est explicite, comme dans une réponse à la présentation d’un nouveau membre du type « Bienvenu parmi nous » – le « nous » désigne un collectif qui semble aller au-delà du groupe. Ce « nous » ne s’adresse plus uniquement – et peut-être ne s’est-il jamais uniquement adressé – aux membres de PrEP’Dial, mais à l’ensemble des utilisateurs de la PrEP et de ceux qui en défendent l’accès. Ce faisant, ce « nous » révèle une communauté bien plus complexe que ce qu’elle laisse voir au premier abord, débordant du cadre du groupe de discussion. Selon Madeleine Akrich et Cécile Méadel, le « nous » « permet aux individus d’agir en tant que représentant (dans le sens statistique du terme : c’est moi qui parle mais cela aurait pu être n’importe quel autre membre) et donc représentatif des personnes qui souffrent de la même maladie ou vivent avec le même handicap » (ibid. : 148). Son utilisation par les participants à PrEP’Dial désigne l’ensemble des membres du groupe de discussion, mais surtout les usagers de la PrEP et ceux qui en font la promotion, et plus particulièrement les militants de Aides et d’autres associations de lutte contre le VIH/sida.

5Par opposition, Le pronom « vous », maintient à distance le locuteur en désignant un groupe d’individus auquel il n’appartient pas. Il est utilisé dans trois cas particuliers. Le premier confirme ce que le « nous » laissait supposer : l’existence d’une communauté plus large et plus complexe que le groupe de discussion. Utilisé par des militants ou encore des experts de la PrEP, il fait référence aux utilisateurs de la PrEP et permet de les mobiliser : « Soyez fiers », « Vous serez fiers d’avoir été les premiers ! », « Bravo, il faut en parler autour de vous la première vague de prepeur a un gros rôle à jouer pour recruter les autres ! », etc. Le deuxième cas montre que le « vous » peut être employé pour se démarquer de l’ensemble du groupe, sans pour autant s’en exclure. Par exemple un administrateur du groupe, fervent militant de Aides pour la lutte contre le VIH/sida et pour l’accès à la PrEP en particulier, l’utilise pour inviter les membres à une action pour le groupe. En ce sens, il confirme également la conscience collective de la « communauté » formée par PrEP’Dial. Le troisième cas est celui de nouveaux membres. Leur demande d’ajout au groupe ayant été acceptée par les administrateurs, ils remercient l’ensemble des membres : « Bonjour, et merci de m’avoir accepté parmi vous ! » Le « vous » désigne alors le groupe et souligne le fait que le locuteur a conscience qu’il vient d’intégrer une communauté, dont son acceptation par les administrateurs est la première étape, la seconde étant l’acceptation par les autres membres.

6Enfin, l’utilisation par les participants du terme « communauté » ou de dérivés est significative d’une conscience de l’existence de ladite communauté : « Hello la communauté ! » ou encore « Une nouvelle communauté est née ». De même, les qualificatifs faisant référence à un collectif rassemblant plusieurs personnes sont nombreux : « Hello tout le monde ! », « Bienvenue au club ! », « Chè-r-e-s membres », etc. D’autres appellations font directement référence à une communauté qui serait formée autour de l’intérêt pour la PrEP – c’est-à-dire de sa promotion et de son usage : « la communauté de la pilule bleue », « la prep family », « Salut PrEPeurs, PrEPeuses et PrEPhésitants », « Hello les Prepeurs », ou encore « PREPLAND » pour qualifier PrEP’Dial. Le terme de « prepeur » est un anglicisme utilisé par les usagers de la PrEP pour se qualifier. Dans une discussion datant d’août 2016 à propos de la manière de se dire usager de la PrEP – faut-il dire « sur PrEP », en copiant l’anglais « on PrEP », ou « sous PrEP » ? –, un participant « discret » propose de dire « je suis prepeur ! ce qui est tout de même plus militant, et pose l’acteur au centre ». Le fait de qualifier les usagers leur donne une visibilité (Voirol, 2005). En s’auto-qualifiant de « prepeur », ces derniers revendiquent leur choix de prévention. Ils ne sont plus des « populations à risque », des « publics clés », mais des « acteurs » de la prévention, ce que ce participant semble lier à une forme de militantisme. Lorsqu’il s’agit de décrire PrEP’Dial dans un entretien, les personnes enquêtées parlent de « communauté » ou encore d’« espace communautaire ». À la suite de S. Broca et R. Koster (2011), on considère que ces qualifications sont issues des discours marketing ou publicitaires et sont reprises par des militants associatifs et des usagers comme un « constat objectif », réalisant de fait le discours technicien. De même, l’emploi du terme « communauté » est très utilisé dans le monde associatif de la lutte contre le VIH/sida et le fait que PrEP’Dial ait été créé et soit animé par Aides augmente la circulation d’un vocabulaire associé à la lutte contre le VIH/sida.

7Les considérations évoquées dans cette partie conduisent à nuancer l’utilisation du terme « communauté » pour qualifier les réseaux sociaux en ligne et, en l’occurrence, PrEP’Dial. Bien que soient données à voir de nombreuses marques d’un sentiment d’appartenance à une communauté, la définition de celle-ci diffère selon les participants. De même, il n’est pas admis que tous les membres manifestant un sentiment d’appartenance conçoivent PrEP’Dial comme une communauté ou encore participent en vue de la réalisation d’un objectif commun.

Un objectif commun à tous les membres ?

S’informer sur la PrEP, un objectif individuel

8Dans un entretien, un participant décrit PrEP’Dial comme un espace regroupant des « personnes intéressées ou concernées » par la PrEP, des individus « ayant besoin d’information », et d’autres qui sont là pour les conseiller, les accompagner. Selon Ferdinand Tönnies, la communauté est caractérisée par la solidarité entre des membres qui ont le même objectif (Lachaussée, 2017 : 17-18). Bien que de nombreux membres de PrEP’Dial semblent vouloir œuvrer à la réalisation d’un objectif commun, notamment par le tissage de liens de solidarité, ils ne représentent pas l’ensemble des participants. En effet, nombre d’entre eux sont des « passagers clandestins », c’est-à-dire des individus qui, dans une organisation de taille importante, profitent de l’action collective sans en payer le coût (Olson, 1965). Dans le cas des modes d’information en ligne, Valérie Orange, Florence Millerand et Christine Thoër (2013) distinguent les participants qui recherchent de l’information, ceux qui recherchent puis offrent de l’information, ainsi que ceux qui en donnent. Les premiers sont généralement des usagers de la PrEP néophytes ou des personnes intéressées recherchant des informations pour encadrer leur première utilisation, dont la participation se limite à la période de leur questionnement (ibid. : 99). Les deuxièmes sont au départ néophytes puis se hissent rapidement au rang des contributeurs les plus importants (ibid. : 100). Enfin, les troisièmes ont acquis leur expérience de manière antérieure à la création de PrEP’Dial et participent activement (ibid.). Au sein de PrEP’Dial, les « passagers clandestins » sont intéressés par les informations circulant sur le groupe et n’interviennent que pour poser des questions liées à leur situation particulière, comme le justifie cet enquêté dans un entretien : « Il y a des gens qui vont poser des questions par rapport à leur propre histoire. Et c’est ce que j’ai fait. Je suis pas le seul à poser ce genre de questions, mais en définitif c’est très égoïste, on parle que de soi. Mais bon, après ça peut servir aux autres aussi » (entretien avec un participant, 09/02/2018). Par ailleurs, la plupart des participants manifeste de la gratitude envers les membres, suite à des commentaires encourageants ou à des réponses à leurs interrogations. Par exemple, ayant partagé son expérience en faisant référence à l’aide que lui a apporté PrEP’Dial, un membre remercie les autres participants. Il distingue ceux qui contribuent à l’activité au sein du dispositif de ceux qui ne font qu’observer. On retrouve ici la référence au « passager clandestin », qui permet alors d’éclairer un aspect d’un certain type de participant qui, bien que ne prenant que très peu part aux interactions, se nourrit du contenu des discussions jusqu’au moment où il apportera sa propre contribution, comme une manière de rendre à la communauté ce dont il a pu bénéficier : « Ah, et j’oubliais : MERCI aux initiateurs de ce groupe et à ceux qui prennent le temps d’y participer (car, je l’avoue, je suis resté longtemps tapi dans l’ombre à observer en silence !) » (extrait d’une interaction, PrEP’Dial, 01/10/2016). Ces justifications montrent que les passagers clandestins ne sont pas systématiquement désintéressés des questions d’intérêt général concernant la PrEP.

Informer sur la PrEP de manière collaborative : la co-construction d’un espace d’échange

9Les interactions mettent en évidence une certaine solidarité entre les membres, qui partagent des informations et des expériences. Ainsi le fait de poser des questions sur un cas individuel peut-il avoir une portée plus générale et servir l’intérêt d’autres membres. Au sein de PrEP’Dial circulent des informations sous différentes formes et issues de sources hétérogènes, dont l’autonomie et la fiabilité varient. Sont diffusées des informations émanant de sources authentifiées, c’est-à-dire n’ayant pas fait l’objet d’une reprise ou d’une transformation sous un autre format, tels des rapports d’experts ou encore des articles scientifiques publiés dans des revues spécialisées. Elles peuvent prendre la forme d’une courte synthèse publiée en commentaire par certains participants, afin de mettre en évidence les points essentiels, ce qui peut constituer un biais important quant à la valeur de l’information, qui peut faire l’objet d’une interprétation subjective. De même, une information peut être diffusée par un participant sans référence à une source. Cependant, l’attention portée par les administrateurs, les modérateurs et de nombreux membres de PrEP’Dial aux contenus qui y circulent rendent quasiment impossible la persistance de contenus peu fiables au sein du groupe. En effet, une veille permanente et la réactivité de certains membres permettent d’identifier les informations douteuses, de les discuter lorsque cela est nécessaire, de les supprimer ou encore de les rectifier. Ces informations se situent à un niveau macro, au sens où elles peuvent concerner l’ensemble des personnes qui s’intéressent à la PrEP. En revanche, circulent également dans PrEP’Dial des informations dont on peut dire qu’elles se situent à un niveau micro. Il s’agit d’informations pratiques et/ou techniques concernant davantage l’individu qu’un ensemble de personnes. Les informations pratiques dévoilent par exemple les structures qui sont autorisées à prescrire la PrEP, tandis que les informations techniques ont trait à la posologie ou encore aux schémas de prise de la PrEP. De manière générale, ces informations sont diffusées par des participants reconnus comme ayant une expertise sur la PrEP de par leur formation, qu’elle soit professionnelle ou associative : un militant de Aides, un médecin. Elles sont donc caractérisées par leur fiabilité. En outre, les fils de discussion dans lesquels les participants s’encouragent à partager leur vécu constituent des sources d’informations expérientielles sur les pratiques de prévention. Dans une perspective interactionniste, celles-ci peuvent servir les intérêts individuels des participants qui, par un échange de significations (Le Breton, 2004 : 6), définissent et redéfinissent leurs pratiques. Par ailleurs, elles peuvent également servir le collectif dans un objectif documentaire. Il s’agit par exemple, pour les acteurs associatifs, de recueillir des données concernant l’expérience des effets secondaires ou encore concernant le manque de lieux de prescription ou d’information. Les éléments recueillis sont alors une base pour les associations qui travaillent aussi à l’amélioration de l’accès à la PrEP.

10Le partage d’informations et d’expériences au sein de PrEP’Dial est une activité collective de production de contenu menée à des fins individualistes ainsi que collectives. La production d’informations peut être qualifiée de « collaborative » (Gauducheau, 2012 : 65) dans la mesure où les participants, en consultant et en diffusant des informations, en s’interrogeant les uns les autres et en répondant aux questions, créent un nouvel espace d’informations disponibles. Le fait que la recherche d’informations consiste en un échange de messages entre les participants peut rapprocher l’activité de recherche d’information collaborative à une activité d’entraide, qui peut être assimilée à une forme de soutien social : le soutien informationnel (ibid. : 72), et qui se manifeste sous la forme de demandes de conseils et d’appel à la résolution de problèmes. Bien que rassemblant majoritairement des individus participant dans l’objectif individuel de s’informer sur la PrEP, le groupe constitue donc un espace collaboratif au sein duquel ces derniers co-construisent des manières de faire, en l’occurrence des recommandations de prévention. En outre, la participation de militants associatifs, et plus particulièrement de Aides, donne à voir la mise en œuvre d’actions pour améliorer l’accès à la PrEP.

PrEP’Dial, une communauté militante ?

L’action collective pour l’accès à la PrEP : le fait de militants associatifs

11L’action collective est entendue comme toute forme d’agir-ensemble protestataire ayant pour objectif de transformer, de préserver des acquis, ou encore d’en susciter de nouveaux au sein de la société (Neveu, 2015 : 9). L’action collective en faveur de la PrEP évolue autour de trois causes : la mise en place d’une recommandation temporaire d’utilisation (RTU) du Truvada en PrEP, l’autorisation de mise sur le marché (AMM) du Truvada en PrEP, puis la mise sur le marché de génériques du Truvada. Les discussions au sein de PrEP’Dial montrent qu’elle est dirigée vers trois groupes qui lui donnent forme : les tenants du pouvoir (politiques, laboratoires), les usagers ou potentiels usagers de la PrEP, et les médias. PrEP’Dial revêt une fonction d’outil de communication sur la PrEP entre militants et salariés de Aides ainsi que d’outil de communication inter-associatif. Jusqu’à l’annonce de la mise en place de la RTU fin novembre 2015, des participants identifiés comme tels proposent des actions pour l’accès à la PrEP et discutent de leur faisabilité. PrEP’Dial leur permet d’initier ou de poursuivre des débats sur la PrEP qui ont lieu dans d’autres espaces ou qui se dérouleront par la suite au sein d’autres espaces. Ces discussions s’adressent généralement exclusivement aux militants associatifs, ce qui tend à exclure les membres du groupe n’en faisant pas partie. De ce fait, l’engagement de ces derniers au sein de la vie collective de PrEP’Dial paraît plus difficilement envisageable. Ainsi, sur un fil de discussion concernant les actions à mener, lorsqu’un participant propose d’utiliser PrEP’Dial pour rassembler des informations sur l’accès à la PrEP dans le but de faire pression sur les pouvoirs publics, sa proposition ne bénéficie-t-elle pas d’une validation par les autres participants, probablement parce qu’il n’est pas identifié comme militant associatif.

12Après l’annonce de la mise en place de la RTU, les discussions concernant l’accès à la PrEP se font plus rares : elles semblent avoir été déplacées vers un nouvel espace créé spécifiquement pour les militants associatifs afin de faire de PrEP’Dial un outil de support à part entière pour les usagers. Ainsi, à partir de décembre 2015, l’action est-elle orientée vers des préoccupations concernant l’information sur les différents schémas de PrEP. Par exemple, un militant de Aides publie une vidéo présentant la PrEP en anglais, dans le contexte étasunien. Cette publication suscite des commentaires – tous émanant de militants associatifs – proposant de concevoir une vidéo, en français, sur le contexte hexagonal : « Ce serait vraiment bien d’en faire une aussi avec le schéma à la demande. Qui a les compétences dans notre petit groupe ? » (extrait d’une interaction, PrEP’Dial, 01/12/15). La mention de « notre petit groupe » témoigne d’un sentiment d’appartenance à un collectif sans pour autant que l’on soit certain de sa nature : ce participant fait-il référence au groupe PrEP’Dial dans son ensemble ou bien au petit groupe de militants qu’il a lui-même identifié ? Quoi qu’il en soit, les commentaires mettent en évidence une certaine émulation entre les participants qui proposent des idées et appellent à collaborer au projet. L’examen des discussions mène à un constat distinct de celui fait par M. Akrich et C. Méadel suite à leur analyse de l’engagement militant au sein de listes de discussions électroniques (2007). En effet, PrEP’Dial est créé par des militants de Aides, qui sont au départ les plus actifs au sein de l’espace d’interaction. De ce fait, si, dans les listes de discussions étudiées par ces auteures, la vie collective « passe par une adhésion limitée à un groupe de pairs qui ne suppose pas un engagement dans un programme d’action commun, l’investissement dans une tâche collective, la construction d’un projet partagé » (ibid. : 152), les possibilités d’action sur PrEP’Dial diffèrent suivant la nature de l’engagement du participant : si celui-ci fait déjà partie d’une association, il est davantage légitime à intervenir dans les discussions concernant l’action collective qu’un participant externe au monde associatif de la lutte contre le VIH/sida.

« l’on peut penser que l’initiative d’une communauté militante spécifique de Nous ou même d’un Je militant isolé, serait donc susceptible de trouver auprès des abonnés de certaines listes de diffusion, un public suffisamment réceptif composé d’autres Nous militants et de Ils internautes, qui, sous certaines conditions, pourraient effectivement répondre positivement aux invites d’engagement exprimées par le biais de la messagerie électronique. […] L’Internet contribuerait en ce sens à l’évolution des répertoires de coordination où la capacité à mobiliser ponctuellement des individus au service d’objectifs précisément circonscrits, pourrait reposer, au moins en partie, sur des investissements de forme technologiques diffus et non plus essentiellement sur des inscriptions associatives dépendantes de réseaux d’appartenance pré-constitués. »

14Si certains phénomènes qui ont lieu au sein de PrEP’Dial sont significatifs de tentatives d’investir concrètement l’espace du légitime, ils sont moindres : restreints à certaines périodes en particulier, attribués à des acteurs spécifiques (militants) et quantitativement peu nombreux à l’échelle du groupe. PrEP’Dial constitue « une ressource qu’il convient d’exploiter » (ibid. : 12) pour l’organisation de l’action collective, mais ne remplace pas pour autant les modes traditionnels de mobilisation.

L’engagement distancié de participants à l’extérieur des milieux militants associatifs

« Avant tout, celle-ci déborde le cadre d’activités militantes : elle concerne autant des citoyens “ordinaires” que des activistes organisés et présente des degrés de formalisation très variés. Elle consiste en une agrégation d’actions individuelles dans le cadre d’une activité dont l’objectif attendu est souhaité par l’ensemble des internautes qui y prennent part, dans la mesure où il répond à un intérêt commun, ou du moins à des intérêts partagés. »

17Par ailleurs, la diffusion d’informations, l’aide personnalisée, les réponses aux questions ainsi que l’emploi d’un vocabulaire significatif de la revendication de l’utilisation de la PrEP peuvent être considérés comme des formes de participation militante. Lors d’un entretien, un participant justifie sa réponse positive à notre demande d’entretien en expliquant qu’il peut ainsi aider à la diffusion des expériences d’utilisation de la PrEP. Cet infirmier de profession explique que sa présence au sein de PrEP’Dial relève du militantisme puisque cela lui permet de se renseigner sur les avancées en matière de prévention et d’en informer ses patients. De même, un participant militant au sein de Aides explique qu’il souhaite aider les usagers à mieux comprendre les informations sur la PrEP. Il justifie cette action en mettant en avant sa capacité à retenir les informations, quand d’autres n’en sont pas toujours capables. Le rôle de soutien qu’il se donne est également motivé par un besoin de reconnaissance, grâce à la publication de statistiques concernant la participation sur le fil d’actualité du groupe, montrant qu’il est un des contributeurs les plus importants en termes quantitatifs. De même, des salariés de Aides s’investissent au sein de PrEP’Dial comme militants, c’est-à-dire que leur participation aux interactions ne rentre pas dans le cadre de leurs fonctions professionnelles. C’est le cas d’un accompagnateur PrEP, toujours prêt à répondre à une question, à faire une recherche pour un participant, ou encore à collaborer aux propositions d’amélioration de l’accès à la PrEP. Il est identifié comme accompagnateur par les autres participants, rôle qu’il endosse également au sein de PrEP’Dial, mais dans une démarche individuelle et non professionnelle. Ce cas montre qu’« on peut donc exercer sur un mode “militant” son métier » (Fillieule et Pudal, 2010 : 164). En effet, il explique que cet investissement lui permet de consolider ses compétences professionnelles en se nourrissant de la variété des questions posées au sein du groupe et des expériences décrites. Cette démarche militante est également liée à un besoin de reconnaissance. Conditionnée par « la monstration de soi et la production d’énoncés valorisants » (Granjon, 2012 : 125), elle est ici caractérisée par une participation intense aux interactions, une disponibilité sans faille pour répondre aux questions et la diffusion d’informations. Ces participants ne font donc pas systématiquement partie de collectifs ou d’associations mais adoptent, de manière individuelle, des pratiques significatives d’un engagement militant. Ils pourraient être qualifiés, suivant l’expression de F. Granjon (2003 : 12) de « militants-médiateurs » :

« Les interfaces d’échanges […] sont alors le lieu privilégié où se révèlent ces nouveaux intercesseurs dont le rôle essentiel est de transmettre, de rapporter, de créer ou de commenter des informations variées, supposées servir d’une façon ou d’une autre les luttes en cours. L’objectif principal de ces médiateurs est donc de faire partager aux communautés militantes des données dont ils sont les détenteurs sans toutefois en être nécessairement les auteurs »

18Les éléments identifiés précédemment sont significatifs d’un engagement collectif et individuel au sein de PrEP’Dial. Toutefois, leur analyse montre qu’il n’est pas possible pour autant de le qualifier de communauté militante. En effet, l’activité en son sein diffère des formes traditionnelles de mobilisation collective et fait apparaître PrEP’Dial comme une « sorte[s] de laboratoire dans le[s]quel[s] les informations circulent et sont débattues, les convictions s’éprouvent et se forgent, les options stratégiques qui pourront être reprises dans d’autres espaces, eux même reliés à d’autres formes d’action collective, sont élaborées et testées » (Akrich et Méadel, 2007 : 152). L’« agir collectif » (ibid. : 151) de PrEP’Dial ne consiste pas à agir en tant que groupe organisé dans la contestation, mais semble plutôt constituer une sorte de brainstorming entre des participants et des membres de Aides afin d’imaginer de nouvelles actions ou d’en améliorer d’autres. En ce qui concerne l’engagement distancié, il correspond à un engagement ponctuel de la part de personnes n’appartenant pas à un collectif militant traditionnel ou bien intervenant au nom de leur expérience individuelle ou encore en-dehors des missions qui leur ont été conférées au sein de l’association dans laquelle ils militent habituellement.

Conclusion

19Le présent article avait pour objectif de questionner l’utilisation de la notion de communauté pour qualifier un collectif d’usagers en ligne. Il s’agissait d’éclairer de manière empirique les éléments permettant de le caractériser. Comme on l’a vu, PrEP’Dial dispose de nombreuses caractéristiques propres à une communauté : sentiment d’appartenance, permanence dans le temps, travail collaboratif et engagement. Dans un article interrogeant l’usage de la notion de virtualité pour penser la communauté, Serge Proulx et Guillaume Latzko-Toth (2000 : 117) affirment qu’« à la différence des communautés classiques comportant la contrainte d’être ensemble dans une promiscuité sans alternative, l’engagement dans les collectifs électroniques est (généralement) beaucoup plus fluide ». Ainsi, le collectif en ligne serait « un pôle d’attraction précaire où des individus de provenances diverses se “rencontrent” » (ibid.). En effet, PrEP’Dial forme un collectif de membres dont seul un petit nombre participe activement, tissant entre eux des relations plus ou moins solides et durables. La majorité d’entre eux y a adhéré dans un objectif purement individualiste de recherche d’information et de conseils, et non pas dans l’idée de s’engager pour l’accès à la PrEP, contrairement aux membres de Aides. Les formes de participation collaborative donnent à voir une consolidation du collectif autour de l’échange d’informations et d’expérience, dans un objectif d’appropriation de la PrEP. En cela, PrEP’Dial constitue une communauté d’apprentissage. Par ailleurs, l’engagement collectif et individuel donne au groupe, à première vue, l’aspect d’une communauté militante. Cependant, PrEP’Dial n’est pas l’espace dans lequel naissent ces pratiques de manière concertée, mais constitue plutôt le relai des actions pour des collectifs militants hors ligne, qu’il permet également de consolider. En outre, il est un espace d’« empouvoierement » d’usagers qui co-construisent des savoirs et contribuent à les diffuser à l’intérieur mais aussi à l’extérieur de PrEP’Dial. La notion de communauté n’est donc pas à rejeter, mais à concevoir dans une acception plus large, transversale : elle dépasse la dichotomie en ligne/hors ligne. Elle doit être systématiquement interrogée au regard des significations que lui donnent ses membres, de ce que les participants font au collectif ainsi que de ce que le collectif fait aux participants.