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Focus

Sur En attendant les robots. Enquête sur le travail du clic d'Antonio Casilli

On En attendant les robots. Enquête sur le travail du clic by Antonio Casilli
Éric George
p. 403-428

Résumés

À partir de la présentation de l’ouvrage En attendant les robots d'Antonio Casilli, ce texte a pour objectif de proposer une réflexion sur les transformations du travail à l’ère numérique. À l’instar de l’auteur de l’ouvrage, nous pensons que derrière les vocables « algorithmes », « apprentissage profond » (deep learning) et sans doute surtout « intelligence artificielle », qui mettent en avant diverses techniques, voire la technique entendue de façon plus générique, sont cachées nombre d’activités sociales qu’il est possible de qualifier de « digital labor » et qui renvoient largement à des processus bien connus d’aliénation et d’exploitation, caractéristiques du capitalisme. Y-a-t-il ici une simple reproduction de rapports sociaux antérieurs ? Pas tout à fait. La situation pourrait être de pire en pire, car les dynamiques planétaires en cours favorisent un nivellement des conditions de travail et de rémunération. Alors, que faire ? Une fois de plus, nous sommes d’accord avec A. Casilli à propos de l’importance des luttes sociales liées au monde du travail et lorsqu’il propose d'aborder le travail à l’ère numérique du point de vue de la coopération et du principe du « commun ». Des pratiques sociales qui sont liées à ces enjeux peuvent favoriser diverses formes d’émancipation. Les mégadonnées devraient dès lors être envisagées comme autant de ressources à partager. Ces enjeux sont d’autant plus cruciaux et l’ouvrage de A. Casilli d’une si évidente pertinence que la pandémie de covid 19 a manifestement donné un coup d’accélérateur notable à la numérisation de nos sociétés, et de ce fait au digital labor.

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Texte intégral

  • 1   Nous avons choisi d’utiliser l’écriture inclusive lorsque nous nous exprimons. En revanche, lorsq (...)

1L’avenir du travail à l’« ère numérique » ; tel est l’objet de l’ouvrage intelligemment intitulé En attendant les robots et ayant pour sous-titre tout aussi bien vu Enquête sur le travail du clic que nous propose Antonio Casilli, enseignant-chercheur à Télécom ParisTech et chercheur associé au Laboratoire d’anthropologie critique interdisciplinaire – Institut interdisciplinaire d’anthropologie du contemporain (LACI-IIAC) de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) à Paris. Dans cet essai, l’auteur développe la thèse fort intéressante selon laquelle derrière les vocables, devenus de plus en plus répandus, « algorithmes », « apprentissage profond » (deep learning) et sans doute surtout « intelligence artificielle », qui mettent en avant diverses techniques, voire la technique entendue de façon plus générique, sont cachées nombre d’activités sociales qu’il est possible de qualifier de « digital labor » et qui renvoient largement à des processus bien connus d’aliénation et d’exploitation, caractéristiques du capitalisme. L’auteur commence d’ailleurs son livre en abordant le cas du travail des « petites mains » (p. 10) effectué sur l’île de Madagascar. La problématique est ainsi présentée rapidement : « Cet ouvrage cherche […] à donner un sens à l’histoire de ce stagiaire anonyme, à apporter des réponses à la question qui reste ouverte après son témoignage : est-ce que cette start-up n’est qu’un cas isolé d’IA washing, ou bien un phénomène révélateur d’une tendance plus vaste à l’occultation du travail, sous couvert de robotisation ? » (p. 12)1. On apprend aussi dès cette introduction que le regard privilégié pour répondre à cette interrogation est celui de la « sociologie du numérique », ce qui s’avère logique étant donné que l’auteur, A. Casilli, se présente comme sociologue.

2Lorsque j’ai été sollicité par la revue Questions de communication pour effectuer la lecture critique de cet opus afin de publier un article dans la rubrique « Focus », je me suis, entre autres questions, interrogé sur le format du texte. L’ouvrage d’A. Casilli me semblait si riche que j’estimais possible de rédiger un véritable texte de réflexion à la suite de la demande de la revue. Or, j’ai constaté que je bénéficiais d’une grande liberté avec la possibilité de rédiger un texte d’environ « 50 000 caractères espaces comprises ». Autre excellente nouvelle, j’étais aussi invité à sortir du format classique de la note de lecture traditionnelle. Toutefois, après bien des hésitations, j’ai choisi de présenter mon propos en deux parties, comme il est souvent de mise dans ce type de texte. Dans un premier temps, je proposerai une synthèse de l’ouvrage reprenant l’ordre d’énonciation des arguments de l’auteur tout en l’accompagnant de quelques éléments d’analyse supplémentaires. Dans un second temps, j’aborderai quelques enseignements qui me semblent pertinents au regard de la lecture du livre : 1. au sujet de nos positionnements épistémologico-méthodologiques et disciplinaires respectifs ; 2. à propos de la lecture de cet ouvrage dans la conjoncture actuelle liée à la crise sanitaire ; 3. sur la notion de « commun » qui me semble prometteuse afin de penser le monde du travail et le monde dans son ensemble autrement.

À propos de l’ouvrage En attendant les robots. Enquête sur le travail du clic

3Revenons donc à la présentation de cet opus. Le plan de l’ouvrage est divisé en trois parties qui présentent le grand mérite de former un ensemble cohérent, complémentaire et bien articulé. Ceci explique d’ailleurs que j’ai décidé de garder cette exposition des arguments pour faire part des miens. La première partie présente le propos en introduisant dans un premier chapitre la notion d’intelligence artificielle et dans un deuxième ses soi-disant concrétisations que sont les plateformes numériques. La deuxième partie, qui constitue le cœur de l’ouvrage, propose une typologie du digital labor en distinguant trois ensembles, chacun d’entre eux correspondant à un chapitre : (1) les activités de service proposées par des plateformes comme Airbnb, Deliveroo, Uber ou TaskRabbit (chapitre 3) ; (2) le microtravail effectué par les « robots humains » qui se cachent derrière le vocable « IA » (chapitre 4) et (3) le « travail social en réseau » souvent effectué gratuitement par les utilisateurs des médias socionumériques (qualifiés aussi parfois de produsers) (chapitre 5). Quant à la troisième partie, elle aborde des éléments plus théoriques pour mieux saisir de façon transversale les enseignements présentés auparavant. Le chapitre 6 traite des notions de travail et de « hors travail » et ce qui est susceptible de les distinguer. Quant au chapitre suivant, il vise à positionner le digital labor par rapport aux définitions du travail abordées précédemment. Enfin, le chapitre 8 pose la question de savoir dans quelle mesure la subjectivité liée à ces nouvelles formes de travail relève de pratiques émancipatrices, ou plutôt des processus d’aliénation et d’exploitation. Quant à la conclusion, elle met en exergue quelques pistes de réflexion pour favoriser la poursuite des luttes des travailleurs. Globalement, le plan de l’ouvrage est donc très bien choisi. Il peut apparaître un peu étrange de voir que l’accent est mis sur plusieurs concepts dans la partie 3 du propos plutôt qu’auparavant, mais cela peut fort bien se comprendre en termes de choix éditorial. La forme est aussi très agréable : cette lecture est un vrai plaisir. Sans doute qu’au fil des 317 pages il y a une certaine redondance, mais n’est-ce pas inévitable pour favoriser la clarté du propos ?

De l’« intelligence artificielle » aux plateformes numériques

4Venons-en maintenant à la thèse de A. Casilli. Celle-ci est clairement énoncée dès l’introduction : le travail n’est pas une dimension de l’activité humaine près de disparaître. Au contraire, l’auteur fait plutôt partie des analystes qui soulignent « la constance de la centralité du travail au sein de l’expérience humaine » (p. 25). L’idée selon laquelle les dispositifs automatiques pourraient remplacer les êtres humains n’est pas d’actualité, même si cette prophétie est maintenant vieille de deux siècles environ. « Le but ultime […] n’est pas la destruction du travail, mais la diminution de son coût » (p. 37). En fait, d’après les données de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) en provenance de 21 pays en 2016, seuls 9 % des emplois seraient menacés par l’introduction d’intelligences artificielles et de processus automatiques (Arntz, Gregory et Zierahn, 2016). Pour illustrer sa thèse, il prend l’exemple du secteur bancaire, qui aurait vu une très forte augmentation de guichets automatiques, mais aussi une augmentation notable de succursales. En revanche, ajoute-t-il, si les travailleurs ne sont pas remplacés par des robots, leurs activités sont de plus en plus caractérisées par « la standardisation » et « l’externalisation des tâches » (p. 45).

5Cette entrée en matière nous est parue pertinente, avec peut-être néanmoins un bémol. Le terme « numérique » n’est pas défini dès le début du texte. Sa pertinence est même discutée par rapport à l’emploi du mot « digital », qui a la préférence de A. Casilli. Bien qu’étant marqué par son origine anglophone, ce terme aurait pour mérite de « souligner l’élément physique, le mouvement actif du digitus, le doigt qui sert à compter, mais aussi qui pointe, qui clique, appuie sur le bouton, par opposition à l’immobilité abstraite du numerus, le nombre en tant que concept mathématique » (p. 48). Ce choix est donc clairement justifié. Mais autant cette défense du terme « digital » s’avère intéressante, autant la critique du terme « numérique » nous semble peu pertinente. Comme nous l’avons écrit en introduction des deux tomes de Numérisation de la société et enjeux sociopolitiques, « le terme même de numérique renvoie étymologiquement au mot nombre. Parler de numérique revient à mettre en nombres, à se représenter le monde, le social, l’individu de cette façon » (George, 2019 : 5). Cette mise en nombre du monde apparaît même d’autant plus intéressante à analyser qu’elle renvoie aussi, dans la conjoncture actuelle, à la place prise par les big data dans la nouvelle gouvernementalité algorithmique du monde (Rouvroy et Berns, 2013). Ceci étant, au-delà des termes employés, il apparaît clairement que A. Casilli porte son attention à la « société façonnée par Internet et les technologies afférentes » (p. 24) à partir d’une analyse des transformations du travail.

  • 2   H. Krivine (2021) voit deux limites fondamentales à l’IA. À propos de l’IA faible, qui renvoie à (...)

6Quant à l’expression « intelligence artificielle », il s’avère que celle à laquelle il est fait ici référence est plutôt l’intelligence artificielle faible, « faite […] d’applications qui aident à gérer des informations (par exemple en classant des morceaux de musique), à améliorer des contenus (par exemple en retouchant automatiquement des images prises avec un smartphone), ou à prendre des décisions (par exemple en déterminant la meilleure route à emprunter pour rallier une destination » (p. 53). Ces précisions sont importantes pour comprendre les raisons qui expliquent le positionnement d’A. Casilli à propos du travail, toujours nécessaire pour accompagner l’IA, tant mise de l’avant dans nombre de discours. Il demeure néanmoins une question, qui n’est jamais abordée dans l’ouvrage : existerait-il une intelligence artificielle forte ? À ce sujet, nous pouvons seulement émettre comme hypothèse que A. Casilli rejoint l’analyse de Luc Julia, l’un des deux créateurs de l’assistant vocal d’Apple, Siri, auteur d’un ouvrage au titre évocateur, L’intelligence artificielle n’existe pas (2019). À l’instar de bien d’autres syntagmes l’ayant précédé – autoroutes de l’information, société câblée, société de l’information (George, 2007) – le vocable « intelligence artificielle » mérite bien d’être traité de manière critique2.

  • 3   Nous avons conduit des recherches sur ce sujet dans le cadre de deux recherches financées par le (...)

7Dans le chapitre 2, le propos porte donc principalement sur la notion de plateforme. À ce sujet, A. Casilli part de la définition assez basique mais pertinente qu’en donne Nick Srnicek dans son livre Platform Capitalism, à savoir qu’il s’agit d’une « infrastructure numérique qui met en relation au moins deux groupes d’individus » (p. 63). Il propose ensuite d’approfondir en caractérisant les plateformes comme « des mécanismes multifaces de coordination algorithmique qui mettent en relation diverses catégories d’usagers produisant de la valeur » (p. 64). De façon convaincante, le chercheur illustre notamment son propos avec YouTube, plateforme qui relie des annonceurs, des spectateurs et des youtubers. Il note ensuite l’importance des données personnelles dans le fonctionnement même de la plateforme et finit par mentionner le processus de captation de la valeur produite par les utilisateurs. Il rappelle aussi que ces plateformes se présentent comme de simples intermédiaires. Or, travaillant3 sur celles qui sont développées dans les secteurs de l’audiovisuel et du financement participatif, nous aurions tendance à ajouter que les entreprises à l’origine de ces nouvelles formes médiatiques déploient en effet des discours qui les présentent comme jouant un simple rôle d’intermédiaire entre plusieurs acteurs sociaux qui expriment des besoins. Pourtant, il est possible de constater combien les interfaces ne sont pas neutres (George et Claus, 2019) et qu’elles jouent bien un nouveau rôle de réintermédiation après avoir mis de l’avant la pratique de la désintermédiation (Bustamante, 2004).

  • 4   Il importe toutefois de noter que, dans le capitalisme dit avancé, la distinction entre capitalis (...)

8Après quoi, A. Casilli développe cette notion de plateforme en se replongeant dans le passé afin de bien mettre en évidence que celle-ci n’est pas nouvelle et remonte au xviie siècle. L’adoption d’une telle perspective historique a le grand mérite de lui permettre de situer le développement présent des plateformes dans un capitalisme où la finance joue un rôle croissant, priorité étant accordée au versement de dividendes aux actionnaires plutôt qu’à l’augmentation des salaires ou aux investissements productifs4. Une donnée apparaît ici révélatrice à ce sujet, et c’est incontestablement un des atouts de cet ouvrage que de nous présenter un certain nombre d’éléments quantitatifs qui font sens. « Aux États-Unis, au cours des années 2000, les grandes entreprises ont sacrifié l’innovation et le développement de nouvelles technologies en dépensant de 64 % à 94 % de leurs bénéfices pour soutenir leurs cours en bourse par le rachat de leurs propres titres afin d’augmenter artificiellement le bénéfice par action » (p. 72). Parallèlement, pour augmenter au maximum leurs profits, les firmes ont maintenu en leur sein les services à forte valeur ajoutée tout en externalisant les autres activités. Dorénavant, elles peuvent même compter sur l’intégration des activités de leurs utilisateurs. Ainsi, par exemple, dans le cas de Airbnb, tant les propriétaires que les locataires doivent produire un nombre important de contenus, des photos des lieux aux commentaires concernant la qualité de l’accueil en passant par des avis sur le confort du logement et par les informations de localisation des hébergements. Dans une perspective voisine de celle de Jacob Matthews, qui en vient à parler de « plateformisation » (2019), A. Casilli ajoute que la plateforme est en train de devenir un modèle qui se répand de plus en plus, bien au-delà des secteurs traditionnels, puisque, par exemple, les industries « traditionnelles », que sont celles de l’automobile et de l’énergie, les utilisent de plus en plus. Il parle même à ce sujet de nouveau « paradigme » (p. 84). Cette « épaisseur » historique qui caractérise son analyse lui permet aussi de conclure que par le passé, la notion de plateforme renvoyait à celle de « commun » et qu’en ce début de xxie siècle, elle correspond dorénavant à une « dégradation/évolution du concept » (p. 70). Ce propos est d’autant plus pertinent qu’il va revenir sur la notion de « commun » à la fin de son opus. Ce sera aussi la conclusion de notre propos.

Les trois types de digital labor

  • 5   Selon L. F. Katz et A. B. Krueger (2016), 94 % des emplois du digital créés entre 2000 et 2015 au (...)

9Avec le chapitre 3, nous voici au début des trois façons de concevoir le travail lié à ces développements du numérique, autrement dit le digital labor. Premier type de travail concerné, les « petits boulots ». Il s’agit ici d’un vaste ensemble d’activités réparties en deux catégories. La première concerne divers services à domicile (courses, entretien ménager, plomberie, montage de meubles, babysitting, etc.), dont certains sont en plein développement, notamment autour des soins portés aux personnes âgées. La deuxième renvoie au développement d’une nouvelle concurrence dans des secteurs traditionnels, comme le transport, l’hébergement, la livraison, le service après-vente ou l’assistance informatique. Néanmoins, pour A. Casilli, dans les deux cas, au-delà des différences, nous avons affaire à l’idée d’un travail que l’on peut qualifier d’atypique, bien différent de celui entendu traditionnellement comme relevant d’une activité à temps complet et à durée indéterminée. Cette forme de digital labor s’insère en fait dans deux tendances liées l’une et l’autre, la première étant que la grande majorité des emplois créés depuis le début du xxie siècle ne sont pas à temps complet et à durée indéterminée5, et la seconde étant que les femmes occupent une place de plus en plus centrale dans la croissance de ces travaux non standards (lire par exemple les travaux de Daune-Richard et Devreux, 1992 ; Kergoat, 2000).

10A priori, nous pourrions penser que ces nouvelles formes de travail sont susceptibles d’être sources de plus grande liberté, les employés ne dépendant plus forcément en permanence du même employeur. Toutefois, l’auteur montre que ce n’est pas si simple. Ainsi, dans le cas d’Uber – mais il ne s’agit pas d’une situation unique –, est-il quasiment impossible de travailler pour une autre firme en complément afin de ne pas dépendre d’une seule. De plus, alors que la liberté de travailler à n’importe quel horaire est souvent présentée comme un atout, la réalité est tout autre. Le cas de la surveillance dont les collaborateurs d’Uber sont l’objet apparaît exemplaire à cet égard ; tout comme le fait qu’une bonne partie du travail consistant à rechercher de nouveaux passagers n’est pas payé, alors que cette occupation peut correspondre parfois aux deux tiers du temps de labeur quotidien. Or, pendant cette période de travail non rémunéré, au contraire, les données accumulées en continu, par exemple au sujet de la circulation sur le parcours suivi, sont utilisées par Uber, qui peut même les partager moyennant finances avec d’autres entreprises. S’ensuit un long développement fort intéressant sur les caractéristiques de la « tarification dynamique » mise en place par l’entreprise, auquel succède un autre propos tout aussi pertinent sur les véhicules présentés comme autonomes, mais qui ne le sont guère car, officiellement, le chauffeur est remplacé par un… « opérateur de véhicule ». Parfois, certaines tâches effectuées par un être humain dans le cadre du déplacement en véhicule loué sont carrément externalisées vers les clients, ce qui leur est demandé étant présenté comme relevant de « l’expérience passager » (p. 116) !

11Le chapitre 4 traite ensuite du microtravail, défini comme les tâches effectuées par des êtres humains que les machines ne peuvent pas faire seules. A. Casilli revient ici sur le canular baptisé le Turc mécanique, qui consistait, à la fin du xviiie siècle, à faire croire qu’un automate était capable de jouer aux échecs. En fait, le meuble dans lequel celui-ci prenait place comprenait un second compartiment, caché, dans lequel un être humain pouvait se dissimuler et manipuler le mannequin, à la manière d’un marionnettiste, sans être vu. Ce n’est dès lors pas étonnant qu’Amazon se soit inspiré de cette histoire pour baptiser sa plateforme de microtravail… « Mechanical Turk ». Elle emploie des centaines de milliers de personnes, appelées des « Turkers », qui proviennent principalement des États-Unis (dans ce cas, le travail de Turker sert souvent d’appoint), ou d’Inde (il s’agit là d’une ressource essentielle pour de nombreuses familles). A. Casilli rappelle qu’en 2010, la rémunération moyenne horaire était de seulement 1,38 $! (Horton et Chilton, 2010).

  • 6   K. W. Crenshaw est souvent présentée comme l’auteure à l’origine des travaux en intersectionnalit (...)

12Il mentionne aussi le fait que si ces activités ne demandent pas la plupart du temps de qualification particulière, l’accent est mis sur la dimension soi-disant ludique du travail, afin de fidéliser les collaborateurs. Finalement, les travailleurs participent activement à l’apprentissage automatique (machine learning). Pour développer un traducteur automatique, il est ainsi nécessaire d’avoir accès à un nombre très important de conversations dans les deux langues ainsi qu’à un travail minutieux de mise en relations entre les mots afin de résoudre les enjeux liés à la polysémie de ces mêmes termes. Il en résulte que, la plupart du temps, les tâches exigées aux travailleurs s’avèrent extrêmement fragmentées et, de ce fait, « déshumanisantes » (p. 138), alors même qu’elles demeurent nécessaires à l’ère de la fameuse intelligence artificielle. En fait, sous des dehors de nouveauté, ce type de travail est aussi caractérisé par une insertion dans le processus bien connu de division internationale du travail capitaliste. D’ailleurs, ceci est lié à cela : alors qu’à l’échelle planétaire, la moitié environ des travailleurs disposent d’un emploi stable et contractualisé, en Asie du Sud-Est et en Afrique subsaharienne, ce chiffre descend à 20 %. En fait, « les plateformes recrutent des femmes et des personnes issues de l’immigration pour réaliser des tâches relativement moins bien payées, en perpétuant des inégalités typiques du marché du travail », précise A. Casilli (p. 105). S’ajoutent à cela d’autres discriminations, que nous avons découvertes en lisant cet ouvrage, à savoir qu’aux États-Unis, les passagers d’origine afro-américaine doivent attendre plus longtemps que les autres les services de transport avec chauffeur (VTC). Une autre discrimination se produit dans le cas d’Airbnb, où les personnes qui n’ont pas de nom à consonance anglophone ont moins de probabilités de trouver un logement. Où l’on constate que les rapports de domination prennent différentes formes, ce qui nous conduit à faire état ici du grand intérêt de mobiliser des recherches consacrées au travail et à d’autres thèmes faisant appel à la notion d’intersectionnalité, à condition que celles-ci renvoient toujours conjointement aux relations de classe, de genre et de race6.

  • 7   Ces activités reproductives sont complémentaires de la reproduction biologique. Si les activités (...)

13La troisième et dernière forme de digital labor est présentée dans le chapitre 5. Il est alors question du « travail social en réseau ». Ici, loisir, créativité et sociabilité sont présentés comme trois facettes de celui-ci. « Comme dans les autres cas de figure analysés, l’usager-producteur de contenus ou de données n’est pas formellement subordonné à la plateforme », nous précise A. Casilli, qui ajoute : « Néanmoins, il reste soumis à des incitations, parfois symboliques (à travers diverses gratifications réputationnelles), parfois économiques (sous la forme de contreparties monétaires ou d’avantages commerciaux) » (p. 163). Un bémol s’impose peut-être ici. Comme nous allons le constater, cette catégorie se distingue souvent des deux précédentes par la nature complètement gratuite du travail effectué. Les contenus sont en effet le plus souvent générés par les utilisateurs dans le cadre d’un « capitalisme de la prosommation » (p. 167). A. Casilli signale que ce nouveau type d’activité a relancé le débat sur la nature même du travail. Pour les uns, la relation sociale dont il est question renvoie bien à une forme de labeur et à un rapport d’exploitation. Pour les autres, le « produsage » est plutôt l’expression d’une quête de plaisir et contribue à une nouvelle culture de l’amateur. Face à cette opposition, A. Casilli propose d’« élever le débat » en confrontant « de manière juste et équitable les arguments en présence », ce qui n’implique pas de « s’abstenir de prendre parti au terme de l’examen » (p. 169). Mais que fait-il ? Il estime que les « produsagers » perdent la conscience même de travailler. Est-il pour autant pertinent de parler d’aliénation ? Il ajoute que la situation s’avère tout de même complexe, car l’emploi des réseaux socionumériques contribue à rendre floue la séparation entre action productive et loisir. Des analyses mentionnent aussi qu’étant donné qu’une bonne partie de ces activités ne sont pas rémunérées, il n’est de toute façon pas évident de parler de travail. À quoi il répond de façon très pertinente que « l’histoire humaine abonde d’exemples d’“occupations” non rémunérées qu’il serait pourtant impossible de ne pas qualifier de travail » (p. 173). Ici, l’illustration du labeur des femmes, souvent effectuée dans le but de favoriser la reproduction sociale du capitalisme plutôt que la production capitaliste entendue au sens strict du terme, apparaît éclairante7.

14Cela dit, il poursuit en ajoutant que le fait que les tenants de l’amateurisme en réseau soulignent que les usagers mettent l’accent sur le plaisir qu’ils prennent à participer n’interdit pas non plus de parler à ce sujet de travail. Son propos rejoint manifestement celui de Marc-Olivier Goyette-Côté et Philippe Langlois, qui estiment que le prosuming doit être analysé comme une nouvelle forme d’organisation du travail dans un continuum de liquéfaction des formes du travail (2014).

  • 8   Par exemple, nous avons pu constater ces gratifications à propos de la plateforme Tripadvisor. Pl (...)
  • 9   L’idéologie néolibérale des années 1980 fait référence à l’organisation scientifique du travail ( (...)

15À partir de la mise en dialogue de ces deux perspectives, nous aurions tendance à les aborder à partir d’une analyse ouvertement dialectique proposant de considérer qu’il s’agit d’une forme de travail qui renvoie ultimement au processus de mise en valeur du capital, tout en étant également à la source de création de plaisir, car à l’origine de gratifications symboliques et psychologiques8. C’est par exemple l’analyse effectuée par Michael L. Siciliano après deux ans de recherche ethnographique en tant qu’observateur-participant des activités d’un studio de musique à Los Angeles et d’une chaîne YouTube, qui lui ont permis d’explorer les contradictions du travail créatif. L’accent est mis sur l’importance de s’engager dans un investissement affectif permettant de laisser s’exprimer au maximum sa créativité et son sens de l’innovation. Mais il y a là une profonde ambivalence, car sous ce prétexte à l’expression permanente de soi, se cachent de nouvelles formes de rapports de pouvoir, notamment en termes d’aliénation (2021). Nous avions déjà noté cette tendance en portant notre attention au début des années 2010 sur l’organisation du travail au sein de Google (George, 2011). Comme l’a montré Vincent de Gaulejac (2005), la course à la productivité caractéristique de la compétition permanente en régime capitaliste – peu importe ici qu’il s’agisse de capitalisme dit de marché ou d’État – a pris la forme de la réalisation de soi, où ce sont à la fois le corps et la psyché humaine qui se retrouvent au service de l’entreprise. Les gains de productivité sont de plus en plus passés par un management de la subjectivité et ce, en complément avec l’organisation scientifique de l’activité, notamment depuis la montée en puissance de l’idéologie néolibérale dans les années 19809, précise Emmanuel Renault (2006 : 94).

16Adopter une perspective dialectique, c’est analyser notre histoire comme étant celle de relations conflictuelles entre, d’une part, des pratiques d’exploitation et d’aliénation, et, d’autre part, des pratiques émancipatrices. C’est aussi reconnaître qu’il est impossible, a priori, de juger des résultats des luttes sociales, car ceux-ci sont de toute façon récupérables par tous les systèmes d’oppression, dont au premier chef le capitalisme, le patriarcat et le racisme/colonialisme. Néanmoins, A. Casilli ne nous semble pas aller complètement dans cette direction, en tout cas pas de façon explicite. Pour sa part, il « botte un peu en touche » en rappelant que ces deux approches oublient de souligner que ces activités permettent aussi la production de métadonnées et d’informations personnelles « qui constitue le véritable nerf de la guerre » (p. 174). Suivent des illustrations des plus pertinentes à partir des exemples de Wikipédia et de Facebook. Puis, il est question des « fermes à liens » (link farms) et des « fermes à clics » (click farms), qui ont pour objectif principal de créer du trafic et ainsi de favoriser la formation et le développement de campagnes de publicité, de marketing, de propagande ou bien encore de rumeurs.

À propos du concept de travail

  • 10   Nous avons mis l’accent, tout comme A. Casilli, sur un exemple traitant du rôle des médias, mais (...)

17Enfin, nous voici dans la troisième partie du livre, avec le chapitre 6. Dans celui-ci, A. Casilli met l’accent sur plusieurs notions afin d’approfondir l’analyse effectuée dans les chapitres précédents. Il revient sur le travail fait à partir de l’approche de Dallas W. Smythe, connu pour avoir été le premier chercheur à étudier le fait que nous sommes au service du capitalisme en permanence, y compris lorsque nous ne travaillons pas (1977). Ainsi sommes-nous vendus comme audience aux annonceurs en tant que téléspectateurs. Nous sommes alors des « spectateurs-marchandise » (audience commodity), dont l’activité est assez proche de certaines formes de digital labor10. Il y a toutefois, précise A. Casilli, deux différences notables. La première est que nous ne faisons pas que regarder la télévision, nous sommes aussi observés. La seconde est que nous participons activement au processus à deux titres : afin de créer du contenu d’une part et afin de contribuer au processus qualifié d’intelligence artificielle de l’autre. Néanmoins, dans les deux cas, la question qui se pose finalement est celle du temps dit libre. Mais alors que Theodor Adorno a conclu qu’il s’agissait d’une façon de reconstituer la force de travail, D. W. Smythe a plutôt mis l’accent sur l’abolition de la distinction entre travail et loisirs.

18A. Casilli revient ensuite sur la notion de « ludification » (ou gamification) du travail qui se donne pour objectif de contribuer à la désaliénation du travail. Mais ajoute-t-il, là encore, il importe de se méfier des apparences et il mentionne ici un autre auteur de référence, Ian Bogost (2013), pour lequel cette ludification constitue en fait un nouveau « programme d’exploitation » (p. 229). Mobiliser I. Bogost permet aussi à A. Casilli de souligner le fait que les nouvelles formes de digital labor renvoient finalement non pas à la fin de rapports de dépendance typiques du salariat entre patronat et travailleurs, mais beaucoup plus à une « multiplication » de ces formes de dépendance (p. 238). C’est d’ailleurs fort probablement l’une des conclusions les plus intéressantes de cet ouvrage. La suite du propos devrait d’ailleurs nous conduire, enseignantes, enseignants, chercheuses et chercheurs à adopter un regard plus souvent réflexif (Bourdieu, 2001) sur nos propres activités, car I. Bogost mentionne l’importance du courrier électronique, qui participe largement à faire du travail une activité sans fin à travers le « flux constant de nouveaux messages » (p. 239) !

19Dans le chapitre 7, logiquement, suite au contenu qui précède, l’auteur de l’ouvrage s’attache à préciser quels sont les éventuels changements en termes de relations de travail à l’ère numérique. Cela dit, il apparaît vite que pour lui, les relations entre les responsables des plateformes et les soi-disant « autoentrepreneurs », ne relèvent pas plus de pratiques émancipatrices que les rapports d’exploitation traditionnels entre patrons et ouvriers dans le capitalisme industriel. Les relations de subordination demeurent même largement dominantes. Pire, il ajoute que « certains services d’intermédiation de travail en ligne n’ont […] aucun scrupule à vanter la fiabilité de leurs prestations en mobilisant l’imaginaire de l’esclavage » (p. 257). Ainsi l’entreprise philippine MicroSourcing vend-elle ses services aux firmes occidentales en désignant ses employés comme « captifs virtuels » (p. 257). Il mentionne aussi le cas, aux États-Unis, du travail dans les pénitenciers, qui comprend dorénavant des « activités de saisie de données, de relecture et de préparation de documents intermédiés par des plateformes d’allocation de microtâches » (p. 257). Ce propos rappelle la thèse de Loïc Wacquant, selon lequel les États-Unis ont progressivement créé un véritable « État pénal », qui s’est fixé pour objectif de faire du système carcéral un nouveau moyen de contrôle des « classes dangereuses », à commencer par la population afro-américaine (1998). Quant à A. Casilli, il rassemble ensuite les caractéristiques principales de ce digital labor au-delà des différences analysées dans les chapitres 3, 4 et 5 : (1) ce type de travail produit de la valeur ; (2) il ne constitue pas une activité informelle car il est toujours encadré de clauses contractuelles ; (3) il se déroule en permanence sous surveillance ; (4) il comprend systématiquement une dimension de subordination par le biais de sujétions directes ou périphériques ; (5) il peut, selon les cas, donner lieu à rémunération, mais cela ne change rien au fait qu’il y a bien ici du labeur (le terme choisi étant ici le nôtre et pas celui de A. Casilli).

20Enfin, dans le chapitre 8, dernier volet du tryptique, le sociologue revient sur les notions d’exploitation et d’aliénation. Une fois de plus, le mérite lui revient de ne pas aborder séparément ces deux notions alors que celles-ci renvoient souvent à des positionnements critiques qui ne mettent pas l’accent sur les mêmes types de rapport de domination. Tout comme pour A. Casilli, elles nous semblent en fait tout à fait complémentaires l’une de l’autre. La pertinence de parler d’exploitation renvoie notamment au fait que dans toute la sphère du numérique, que d’aucuns ont jadis présentée comme relevant de l’immatériel, toutes les technologies mobilisées renvoient, bien au contraire, à des processus d’exploitation du travail. Ceux-ci se réfèrent, par exemple, comme l’a montré Christian Fuchs (2014), au travail des enfants esclaves qui font l’extraction des métaux rares dans divers pays, notamment sur le continent africain. Quant à l’aliénation, elle est en lien avec la fragmentation des activités travaillées, qui a par exemple été étudiée par Georges Friedmann. A. Casilli écrit à ce sujet : « À l’instar des ouvriers de l’époque du premier fordo-taylorisme décrits par G. Friedmann, les tâcherons du clic, eux, perdent le sens de leur activité. Mais alors que les premiers subissaient la machine qui était leur moyen de production, les seconds forment eux-mêmes les rouages de la machine qui menace de les remplacer » (p. 272). In fine, d’un côté, pour ne pas se sentir aliénés, les travailleurs du clic doivent « exacerber leur propre exploitation » (p. 275), et de l’autre, leur « exploitation […] par les plateformes est tributaire de la promesse de leur désaliénation » (p. 275). Ce renforcement de l’aliénation et de l’exploitation par le travail prend dorénavant une envergure de plus en plus globale, et il est même possible d’y voir un nouvel esclavage, A. Casilli faisant ici référence à Jack Linchuan Qiu qui parle d’« -i-sclavagisme » (ISlavery) (p. 284), notamment après avoir travaillé sur Foxconn, le fabricant taïwanais des IPhone (Qiu, 2017). On retrouve dans cette mondialisation la reproduction de nouvelles formes de colonialisme. Ce sont ainsi des travailleurs de Madagascar et de Tunisie qui « entrainent les intelligences artificielles françaises », constate A. Casilli (p. 286). L’auteur envisage-t-il alors une simple reproduction de rapports sociaux antérieurs ? Pas tout à fait. La situation serait présentement de pire en pire car « ces dynamiques mondiales de la plateformisation ne peuvent […] pas être lues comme une répétition de l’histoire coloniale. Elles procèdent plus sûrement d’un nivellement par le bas des conditions de travail et de rémunération à l’échelle mondiale » (p. 287-288). En fait, nous avons affaire à une nouvelle étape de la mondialisation. Il n’est plus nécessaire qu’une partie des travailleurs du capitalisme mondial émigrent vers les pays dits avancés et éventuellement finissent dans une certaine mesure par profiter des richesses accumulées dans ces pays. Dorénavant, l’exploitation peut avoir lieu sur place, à distance. Mais la question issue du marxisme demeure : si l’émancipation provient de la classe qui émerge à la faveur d’une innovation technologique et qui, de ce fait, devient porteuse d’une mission historique, « le prolétariat numérique serait-il une classe sans mission [terme mis en avant par A. Casilli], libérée d’un devoir qui la dépasse ? » (p. 291). La question est posée.

Que faire maintenant ?

21Et maintenant, « Que faire ? » se demande A. Casilli dans la conclusion. Il propose deux pistes de réflexion. La première rappelle l’importance des luttes des « travailleurs digitaux » pour des droits de même nature que l’ensemble des salariés : est demandée l’acceptation d’un véritable contrat de travail plutôt qu’une simple adhésion aux conditions générales d’utilisation proposées par les responsables des plateformes. Évidemment, ces derniers profitent des disparités des législations nationales en matière de droit du travail et de protection sociale, mais sur ce terrain comme sur d’autres, la conclusion de l’ouvrage constitue une illustration de l’importance de la poursuite permanente des luttes sociales. Afin de commencer à remettre en cause cette compétition permanente à une échelle dorénavant planétaire, la déclaration de Francfort signée en 2016 par un réseau de syndicats européens et nord-américains pour harmoniser les salaires minimums, les tribunaux compétents en cas de litige, ainsi que les mesures de protection sociale, constitue fort probablement un exemple à suivre et à amplifier, notablement à une échelle géographique beaucoup plus vaste. Mais les directions des entreprises feront tout pour résister à la pénétration syndicale en leur sein, comme en témoigne la politique de la direction d’Amazon à ce sujet (Malet, 2013).

22La deuxième piste consiste à envisager les moyens numériques de production reposant sur la coopération et le principe du « commun ». A. Casilli illustre ici son propos en mentionnant plusieurs plateformes coopératives : « Des coopératives de travailleurs à la demande, comme Coopify, alternative mutualiste à TaskRabbit ; des services d’hébergement municipaux comme AllBnB, substitut local à AirBnB ; l’application sous logiciel libre CoopCycle que des livreurs préfèrent à Foodora ; les collectifs de producteurs de contenus copropriétaires de Stocksy ou de Resonate, versions libres de droits de Flick et Spotify » (p. 311). Évidemment, le risque, ajoute-t-il, est que ces initiatives se limitent à introduire un minimum de diversité dans un paysage demeurant largement dominé par les entreprises étudiées dans le cadre de l’ouvrage. Pire, ces activités pourraient être récupérées par les Gafam prêtes à financer certaines des plateformes coopératives (p. 311). Son objection est juste, mais c’est pourtant une piste qu’il apparaît tout à fait pertinent de creuser, en n’oubliant pas l’une des dimensions importantes des changements à favoriser, à savoir envisager les données comme des ressources à partager. À partir de ce rappel, le propos de A. Casilli s’achève sur deux dernières idées, à savoir la collectivisation possible de ces données, qui deviendraient ainsi « une propriété sociale, directe, indivisible et inaliénable de leurs utilisateurs sur le modèle de certaines philosophies des communs qui se développent aujourd’hui dans le Sud global pour gérer des ressources naturelles comme l’eau ou les minerais » (p. 314) et l’instauration d’un « revenu social numérique » (terme mentionné en italiques par l’auteur) (p. 315), qu’il présente comme une source primaire de revenus pour les individus, et non pas comme un complément. Cette fin ne manque pas d’intérêt et ces pistes sonnent comme autant de thèmes de luttes intéressants. Nous allons nous-même préciser en guise de conclusion à ce propos combien la notion de « commun » nous paraît pertinente à divers égards, au sujet et au-delà du thème de l’ouvrage d’A. Casilli.

À propos de quelques enseignements faisant suite à la lecture

Interrogations d’ordre épistémologique et disciplinaire

23Nous voici maintenant à la fin de la rédaction de cette synthèse critique. Au cours de celle-ci, nous nous sommes interrogés sur notre propre positionnement disciplinaire, sans oublier d’ailleurs que nous publions notre texte dans une revue intitulée Questions de communication. Sans doute est-il pertinent de mentionner ici qu’à l’instar d’A. Casilli, nous situons de prime abord nos propres recherches dans le cadre des sciences sociales et humaines, et au-delà des sciences. D’un point de vue épistémologique, nous nous situons plutôt dans une perspective bachelardienne (Bachelard, 1938), qui revendique une rupture épistémologique tout en envisageant des liens forts entre différents types de savoir, scientifiques et autres, comme le dit Boaventura de Sousa Santos (1989, 2016) lorsqu’il appelle à la formation d’une « écologie des savoirs » qui « cherche à créer une nouvelle sorte de relation, dite pragmatique, entre le savoir scientifique et les autres types de savoir. Le but n’est pas d’attribuer la même validité à chaque type de savoir, mais plutôt de permettre une discussion pragmatique entre des critères valides et alternatifs sans automatiquement disqualifier ce qui ne correspond pas au canon épistémologique de la science moderne » (Santos, 2016 : 278). Autrement dit, la démarche scientifique présente certaines spécificités, mais elle doit aussi être replacée dans une perspective qui n’oppose pas forcément les différents types de discours. Ici, il apparaît clairement que nous partageons la même épistémologie que A. Casilli, à, peut-être, une nuance près. Nous avons mentionné dans notre commentaire l’intérêt de proposer une analyse qui comprend à la fois des éléments d’ordre qualitatif et quantitatif. Sans doute aurait-il été pertinent d’en savoir plus sur la façon dont les données mentionnées dans l’ouvrage ont été construites. Car il nous semble clair que si nous refusons tout positivisme, aucun chiffre ne parle de lui-même. Il est donc quelque peu dommage qu’A. Casilli ne mentionne aucun élément d’ordre méthodologique dans son ouvrage. Cette absence est certes compréhensible, car de façon générale, il est bien rare que ce type de contenu soit bienvenu dans les livres de ce genre, mais elle n’en demeure pas moins regrettable. A. Casilli étant chercheur, il aurait été pertinent qu’il puisse dire quelques mots sur les façons dont il a procédé pour effectuer son analyse.

  • 11   A. Casilli mentionne le fait que même s’il est sociologue, ses données proviennent aussi de trava (...)
  • 12   Il resterait à savoir si les études en communication sont clairement inscrites au sein des scienc (...)
  • 13   Il importe ici de préciser que notre critique ne vise évidemment pas les auteurs considérés comme (...)

24Cela dit, alors que celui-ci développe clairement son propos en sociologie11, notre position institutionnelle nous conduit à revendiquer dans une certaine mesure un ancrage dans le cadre des études en communication (ou des sciences de l’information et de la communication si nous voulons reprendre une expression usitée en France)12. À cet égard, nous avons constaté à plusieurs reprises que si nos analyses étaient très proches, elles pouvaient être distinctes quant aux références théoriques mobilisées. Ainsi, à propos d’aliénation, d’exploitation et d’émancipation, aurions-nous tendance à mobiliser en tant que chercheur en communication des analyses issues de la théorie critique, de l’économie politique de la culture et de la communication, ainsi que des cultural studies, trois des principaux ensembles de travaux qualifiés de « critiques » abordés au sein de notre discipline (George, 2014). Nous devons néanmoins admettre que les conclusions auraient été incontestablement proches. Nous nous interrogeons tout de même – mais sans avoir de réponse à ce sujet – sur les places respectives du travail comme objet de recherche dans nos disciplines respectives. Si nous ne pouvons pas envisager ce qu’il en est au sein de la sociologie, étant donné notre manque flagrant de connaissances actualisées, nous pouvons estimer qu’en ce qui concerne les études en communication, accorder la priorité au travail comme objet de recherche est assez rare. Dans une analyse effectuée il y a une dizaine d’années avec Renaud Carbasse (2013) concernant l’ensemble des textes parus dans la revue Canadian Journal of Communication entre 2005 et 2010, nous avions constaté que si la place des travaux comprenant des éléments d’ordre critique correspondait à environ la moitié des textes, cette critique était avant tout culturelle et renvoyait à des considérations relevant majoritairement de l’imaginaire social, du symbolique. Les travaux accordant une place centrale à la dimension socio-économique de la culture et de la communication étaient très minoritaires et seule une livraison en cinq ans, pilotée par le chercheur en économie politique, Vincent Mosco, avait été consacrée au thème du travail au sein des industries culturelles et communicationnelles. Autrement dit, il est possible de se demander si les études critiques effectuées en communication n’ont pas tendance à surestimer l’autonomie de la superstructure par rapport à l’infrastructure, notamment depuis que le champ des cultural studies s’est autant développé13. La lecture de l’ouvrage d’A. Casilli devrait donc inciter les membres de notre discipline à s’intéresser plus fortement au travail.

25Il serait par ailleurs pertinent de s’interroger sur les plateformes du point de vue des études en communication. Un regard issu des travaux consacrés aux industries culturelles permettrait par exemple de s’interroger sur les éventuelles spécificités des plateformes numériques dans le secteur des filières culturelles (du cinéma à la télévision en passant par la musique enregistrée, le spectacle vivant et la radio), y compris en termes de pratiques de travail. À cet égard, les recherches effectuées depuis plusieurs décennies en France (voir par exemple Bouquillion, 2008 ; Bouquillion et al., 2013), ont bien mis en évidence certains éléments, parmi lesquels l’absence relative, dans certaines filières culturelles, du salariat, ce que constate aussi A. Casilli dans son ouvrage. Certaines spécificités historiques des industries culturelles n’auraient-elles pas dorénavant tendance à se généraliser, se demandaient déjà, en 1997 au Québec, J.-G. Lacroix et G. Tremblay ? (1997). Il serait aussi intéressant, dans une perspective communicationnelle s’inspirant de la sociosémiotique (Monnoyer-Smith, 2013), de considérer les plateformes comme autant de nouvelles formes médiatiques qui constituent des concrétisations matérielles des stratégies des entreprises qui développent les plateformes. C’est d’ailleurs ce que nous faisons dans le cadre des deux projets de recherche mentionnés plus haut (voir par exemple George et Claus, 2019 ; Lupien et George, 2021).

Dans un monde marqué par le virus SARS-CoV-2

  • 14   Avec un virus qui s’est propagé partout sur la planète en quelques mois malgré la fermeture de no (...)
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  • 17   Que faisons-nous donc dans un monde où 1 % de la population se partage presque la moitié de la ri (...)

26Par ailleurs, il apparaît difficile, en cette année 2021, de faire référence à l’ouvrage de A. Casilli sans mentionner la pandémie qui frappe l’humanité depuis 2019 suite à la propagation du virus SARS CoV2 à l’échelle mondiale. Nul ne peut prévoir, au moment où j’écris ces quelques lignes ce qu’il en sera lorsque vous serez en train de les lire. Toutefois, il paraît clair que cet événement tout à fait inattendu – et pourtant annoncé depuis plusieurs années (Coriat, 2020) – a montré combien nous sommes toutes et tous à la fois en situation d’interdépendance14 et de fragilité15, alors même que nous maintenons entre nous, à des échelles tant locale que globale, des rapports marqués par des inégalités toujours plus importantes16 et des marques d’oppression d’une violence toujours considérable17.

27En effet la pandémie a servi à la fois de révélateur et d’amplificateur de nombre des enjeux majeurs (lire par exemple Oxfam, 2021) auxquels nous sommes confrontés mais que nous avons tendance, le plus souvent, à oublier. Pourtant, notamment lors du « grand confinement » qui a concerné l’Amérique du Nord et l’Europe en mars, avril et mai 2020, de nombreux appels ont eu lieu afin de ne plus jamais revenir au monde d’avant. En guise d’illustration, il est possible de mentionner un article poignant de Coline Serreau (2020), metteure en scène au cinéma et au théâtre, au titre évocateur, « Le monde qui marchait sur la tête », et un appel collectif signé par nombre de vedettes, parmi lesquelles Isabelle Adjani, Madonna et Robert de Niro et paru dans plusieurs quotidiens, dont Le Monde, contre un « retour à la normale » et souhaitant une « transformation radicale » du système contre le « consumérisme » (Collectif, 2020). Mais qu’en sera-t-il ? Impossible donc de le prévoir.

28Malgré le fait qu’il ait été rédigé avant cette période, l’ouvrage de A. Casilli s’avère d’une actualité remarquable car il est envisageable que cette pandémie ait donné un coup d’accélérateur notable à la numérisation de nos sociétés et de ce fait au digital labor. Parler de « numérisation », c’est, comme nous l’avons développé ailleurs (George, 2019a, 2019b), faire le choix « d’aborder le numérique en tant que long et constant processus dans lequel tous les domaines d’activités de la société, de l’industrie aux loisirs, de l’art aux études, de la santé à l’environnement, sont concernés par cette numérisation et reconfigurés […] par celle-ci » (ibid., 2019a : 4). Or, ainsi que nous pouvons le constater, nos activités « à distance » se sont multipliées en 2020 et en 2021. Qu’il s’agisse de pratiques de commerce, de jeu, de consultation en matière de santé, d’éducation, de relations sociales ou bien encore de travail, celles-ci se sont largement déroulées « en ligne ». Mathieu Amiech (2021) s’interroge fort à propos sur les conséquences à long terme en émettant l’hypothèse d’une accélération vers une vie « sans contact ». Déjà, des tendances étaient bien présentes, notamment dans un contexte où les géants du capitalisme ne sont désormais plus les entreprises du secteur de l’automobile (et du capitalisme dit fordiste), mais où ce sont dorénavant les Gafam qui font office d’acteurs dominants, et ceci à une échelle planétaire inédite (Smyrnaios, 2017). Avec la crise sanitaire, estime M. Amiech (2021), « il a suffi d’un choc – un mouvement de panique – pour que des parents soient prêts à ne plus embrasser leurs enfants, pour que des gens pensent protéger leurs aînés en les laissant seuls à Noël, pour qu’on trouve possible que des enfants masqués apprennent à lire et s’exprimer avec des instits masqués… ». Alors qu’il invite à relire des auteurs et autrices comme George Orwell, Hannah Arendt, Günther Anders, Jacques Ellul et Bernard Charbonneau, ou encore Lewis Mumford, nous avons aussi pensé à l’opus plus récent de Shoshana Zuboff, paru en français sous le titre L’Âge du capitalisme de surveillance.

Conclusion

29La « critique » nous semble plus que jamais nécessaire à mobiliser. Mais à quelle critique faisons-nous ici référence ? Cette question nous habite depuis maintenant plus d’une décennie (de George, 2014 à George, 2021) et nous en sommes venus à estimer qu’elle relève à la fois et indissociablement de l’ordre de l’épistémologie (la pratique nécessaire du doute permanent, de la prise de distance par rapport à nos préjugés, voire de l’intégration de certains choix ou biais en toute connaissance et transparence dans la recherche elle-même) et de l’ordre du social (le fait que le monde est ce qu’il en est mais qu’il pourrait en être tout autrement). Adopter un positionnement critique, c’est donc aborder chaque problème en portant son attention sur les racines qui sont à son origine. Être critique, c’est donc aussi, d’un point de vue étymologique, être radical. Au-delà, c’est analyser l’histoire sociale des êtres humains comme une dialectique permanente entre toutes les activités qui contribuent aux rapports de domination et aux pratiques émancipatrices. Ainsi que l’écrit Jean-Marie Brohm (2003 : 62) : « L’histoire humaine est l’histoire réelle des hommes réels. […] Les hommes font leur histoire en tant que sujets concrets, en chair et en os, même si, à son tour, l’histoire fait les hommes dans un processus ininterrompu d’actions et d’interactions ». Et justement, A. Casilli achève son propos en soulignant la pertinence de mettre de l’avant la notion de « commun » afin de penser autrement le digital labor. Nous souhaiterions pour notre part conclure ce texte en mettant également en avant trois raisons pour lesquelles nous estimons pertinent de nous intéresser au « commun » pour participer aux transformations du monde.

30Premièrement, penser et pratiquer le « commun » nous permet d’envisager de renouveler la critique du capitalisme. D’ailleurs, d’aucuns estiment (Polanyi, 1983 [1944]) que l’Enclosure Act voté à la Chambre des communes à Londres en 1773, qui a conduit à clôturer des champs jusque-là exploités en commun par tous les paysans d’une localité, et ce depuis le néolithique, a constitué un acte fondateur du capitalisme sur la base du basculement de la domination de la valeur d’usage à celle de la valeur d’échange. Or, si le commun n’est pas systématiquement opposé au processus de marchandisation guidé par la logique de mise en valeur du capital qui constitue le cœur, le noyau dur du capitalisme (De Angelis et Harvie, 2014 ; Caffetzis et Federici, 1994), il a pour mérite de subordonner celui-ci à la logique d’une valeur d’usage collective (Borrits, 2018). Autrement dit, nous intéresser au commun, c’est systématiquement faire primer la valeur d’usage – les bénéfices sociaux de l’accès et de l’usage collectif à une ressource – sur la valeur marchande (Schlager et Ostrom, 1992).

31Deuxièmement, le terme « commun » présente aussi le mérite de renvoyer à la fois à un concept et à des pratiques sociales. Au premier titre, sans en faire pour autant la généalogie, mentionnons brièvement le rôle central de la politologue et économiste Elinor Ostrom (1990), qui a défini les communs à partir de l’observation de modalités de gestion collective de ressources naturelles, ainsi que celui du philosophe Pierre Dardot et du sociologue Christian Laval, qui, dans leur ouvrage, Commun. Essai sur la révolution au xxie siècle (2014), ont souligné l’importance de la lutte politique pour en faire le fondement d’une nouvelle organisation sociale. Cela dit, le mot « commun » renvoie également à un vaste ensemble d’expériences, qui, sans forcément faire référence aux perspectives théoriques rappelées ci-dessus, reposent sur (1) les usages de groupes et d’individus ; (2) la mobilisation d’une ressource qui peut relever de différents registres matériels (à commencer, historiquement, par les ressources naturelles comme l’eau) ou immatériels (ce qui renvoie au numérique par exemple) ; (3) l’adoption de règles de gouvernance adoptées par les communautés concernées. S’intéresser au commun, c’est donc bien mettre de l’avant l’idée forte selon laquelle être critique renvoie avant tout au fait que si le monde est tel quel, il pourrait aussi être tout autrement (George et Granjon, 2014). C’est envisager à la suite de Max Horkheimer (1974 [1970] : 51) qu’il importe de s’intéresser à d’éventuelles possibilités favorisant les transformations du monde, et que cet advenir possible est immanent, « vivant dans le présent ».

  • 18   Il ne s’agit pas pour autant de considérer de prime abord que la communication comprend forcément (...)

32Troisièmement, et pour conclure tout à fait, le « commun » présente aussi l’intérêt de renvoyer au « vivre ensemble » et à la communication18 car pratiquer le commun, c’est participer au politique de manière concrète, à la création en collectivité, échanger des idées, partager, discuter, communiquer sur la seule base que nous sommes ensemble, que nous partageons un espace géographique, une temporalité, une conjoncture. C’est aussi prendre position en tant que citoyen, citoyenne, tout en le devenant par la même occasion. C’est ainsi véritablement opter pour une démocratie qui repense en permanence ses institutions, qui s’auto-institue, comme l’a si bien développé Cornelius Castoriadis (1990, 1996). Ce qui rejoint la perspective proposée par Fabien Granjon (2019 : 28) :

« Sans doute est-elle dans cette invitation à développer une société a-bureaucratique, capable d’une reprise perpétuelle de ses institutions et de considérer l’émancipation comme un processus dynamique qui est toujours à recommencer, un processus de reprise permanente de la réflexivité par lequel les sujets et les collectifs qu’ils forment s’auto-altèrent et se transforment continuellement en se constituant comme de nouveaux sujets et comme de nouveaux collectifs. ».

33Ce qui renvoie également à notre façon de concevoir la dialectique tout aussi bien comme mode de lecture de notre sociohistoire et comme mode d’être au monde, de vivre le monde. Les luttes continuent… La réflexion sur celles-ci aussi… Et ce de pair, forcément indissociablement… Et ce grâce au commun et à la communication !

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Bibliographie

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Notes

1   Nous avons choisi d’utiliser l’écriture inclusive lorsque nous nous exprimons. En revanche, lorsque nous faisons directement référence au discours d’A. Casilli, nous ne l’employons pas puisqu’il ne le fait pas lui-même. Précisons toutefois que choisir l’écriture inclusive constitue pour nous une position à la fois d’ordre épistémologique et d’ordre politique, en ce qui concerne les rapports entre langage, communication, culture et société.

2   H. Krivine (2021) voit deux limites fondamentales à l’IA. À propos de l’IA faible, qui renvoie à la réalisation d’activités spécifiques, celle-ci est limitée en fonction de la complexité des situations. Ainsi la conduite automatique d’une rame de métro sera-t-elle plus facile que celle d’une automobile, le nombre d’éléments imprévisibles étant moins important dans le premier cas que dans le second. À propos de l’IA forte, c’est-à-dire de la quête de l’IA à fonctionner sous la forme d’une émulation du cerveau humain, H. Krivine note que la propension à établir des corrélations entre phénomènes va être de plus en plus une réalité mais qu’il demeurera impossible d’expliquer les liens entre ces phénomènes grâce à l’IA. Ainsi, comme l’explique l’auteur, sera-t-il toujours possible pour un algorithme de décrire le fait qu’une pomme chute d’un arbre, mais ce dernier ne pourra pas penser une théorie explicative car Newton n’a pas créé les principes de la mécanique classique en multipliant les données sur la chute des pommes. C’est en adoptant une démarche conceptualisante, reposant sur l’abstraction, que Newton a répondu à la question des relations entre la force qui s’exerce sur un objet et son mouvement.

3   Nous avons conduit des recherches sur ce sujet dans le cadre de deux recherches financées par le Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH) du Canada avec A. Bélanger (UQAM, Montréal), A. Anciaux (université Laval, Québec) et M. Sénécal (université TÉLUQ, Montréal). Les premiers enseignements de notre projet sur le financement participatif ont été publiés dans le cadre d’une livraison spéciale de Questions de communication piloté par L. Ballarini, S. Costantini, M. Kaiser, J. Matthews et V. Rouzé qui avaient de leur côté obtenu une subvention de l’Agence nationale de la recherche (ANR) sur ce même thème. L’ouvrage, paru en 2019, a pour titre Financement participatif. Les nouveaux territoires du capitalisme.

4   Il importe toutefois de noter que, dans le capitalisme dit avancé, la distinction entre capitalistes d’une part et travailleurs de l’autre se brouille car une fois à la retraite, ces derniers bénéficient de plus en plus souvent de revenus issus de fonds de pension mis en valeur sur le marché des capitaux (Aglietta, 1999 ; Harribey, 2001). M. Aglietta parle à ce sujet de « société salariale schizophrène » (1999).

5   Selon L. F. Katz et A. B. Krueger (2016), 94 % des emplois du digital créés entre 2000 et 2015 aux États-Unis seraient dans cette catégorie.

6   K. W. Crenshaw est souvent présentée comme l’auteure à l’origine des travaux en intersectionnalité avec la publication, en 1989, d’un texte intitulé « Démarginaliser l’intersection de la race et du sexe : une critique féministe noire de la doctrine de l’anti-discrimination, de la théorie féministe et de la politique anti-raciale ». Dans le cadre des études en communication, le travail cordonné par J. Brun est certainement l’un des plus pertinents. Il a donné lieu, en 2020, à l’édition de l’ouvrage suivant : De l’exclusion à la solidarité. Regards intersectionnels sur les médias. Nous considérons que la notion d’intersectionnalité constitue une façon de recréer une démarche théorique visant à porter un regard analytique global sur nos sociétés sur la base de la diversité des modes d’oppression. Parce que les notions de classe, de genre et de race renvoient à différentes perspectives, à plusieurs ensembles de recherches dans lesquels des choix, à la fois d’ordre épistémologique et politiques, sont clairement effectués. Alors que l’intersectionnalité renverrait à penser conjointement ces oppressions ainsi que les possibles pratiques émancipatrices, oppression et émancipation n’étant d’ailleurs pas deux ensembles distincts mais imbriqués, intriqués de façon dialectique. D’ailleurs, la dimension ouverte de la notion d’intersectionnalité peut se constater au fait que si les rapports de classe, de genre et de race sont souvent mentionnés, en revanche, ils ne sont pas non exclusifs, car d’autres catégories, comme l’âge, peuvent apparaître pertinents selon les analyses effectuées.

7   Ces activités reproductives sont complémentaires de la reproduction biologique. Si les activités reproductives ne contribuent pas directement à la production capitaliste et donc à la création de la valeur, elles sont en revanche tout à fait nécessaires, comme l’ont montré nombre de chercheuses féministes (lire par exemple Giardini, 2015 ; Simone et Giardini, 2015).

8   Par exemple, nous avons pu constater ces gratifications à propos de la plateforme Tripadvisor. Plus on dépose d’avis sur les restaurants et hôtels fréquentés, plus la plateforme s’enrichit d’informations. Et pour nous inciter à toujours plus participer à l’élaboration du contenu, on nous gratifie sans cesse de paliers de participation en nous invitant à proposer encore deux ou trois commentaires afin de pouvoir passer au niveau supérieur.

9   L’idéologie néolibérale des années 1980 fait référence à l’organisation scientifique du travail (OST) mise en place par l’ingénieur étatsunien F. W. Taylor (1911) sur le principe de la séparation du travail entre tâches de conception et de réalisation. L’OST est d’ailleurs aussi qualifiée de « taylorisme ». Pour avoir une analyse globale du rôle de cette transformation majeure de l’organisation du travail dans le capitalisme, lire Beaud (2010). Pour une perspective plus centrée sur le travail, lire Friedmann (1964). Le taylorisme comme moyen de dépossession du savoir a fort bien été illustré par Charlie Chaplin dans son film Les Temps modernes (Modern Times). On en trouve de nombreux exemples encore aujourd’hui, y compris en lien avec lesdites « nouvelles » technologies, dont le télémarketing.

10   Nous avons mis l’accent, tout comme A. Casilli, sur un exemple traitant du rôle des médias, mais la participation des consommateurs et consommatrices à la constitution d’une offre capitaliste présente bien des formes, et ce depuis plusieurs décennies. Il en est ainsi des personnes qui fréquentent des établissements de restauration rapide. Il en est de même avec la construction des meubles par les consommateurs et consommatrices, devenue symbole d’une célèbre marque suédoise. Toutes ces activités participent à « l’expérience usager ». À ce sujet, lire le texte de M.-O. Goyette-Côté et de P. Langlois (2014). De plus, il est intéressant de se rappeler que lors des développements du futur réseau Internet, les utilisateurs et utilisatrices étaient aussi les personnes qui œuvraient à sa conception (Abbate, 1999).

11   A. Casilli mentionne le fait que même s’il est sociologue, ses données proviennent aussi de travaux en sciences politiques, en sciences de la gestion, en droit et en informatique. En revanche, il ne mentionne pas les sciences de l’information et de la communication.

12   Il resterait à savoir si les études en communication sont clairement inscrites au sein des sciences humaines et sociales. Tel est par exemple le positionnement de P. Breton (1994). Mais si tel est aussi notre point de vue, il apparaît clairement que celles-ci sont liées à d’autres modes de production des connaissances, comme les arts (avec par exemple la recherche-création) et les sciences cognitives (ainsi qu’en attestent certains travaux sur le numérique).

13   Il importe ici de préciser que notre critique ne vise évidemment pas les auteurs considérés comme « fondateurs ». Je pense notamment à R. Williams (2009), qui a tenté au contraire de développer une thèse proposant d’articuler de façon complexe économie et culture. Il a le mérite de penser non pas en termes déterministes mais en termes de déterminations multiples, plusieurs facteurs ayant une importance plus ou moins grande afin d’expliquer les phénomènes observés en fonction de la conjoncture du moment.

14   Avec un virus qui s’est propagé partout sur la planète en quelques mois malgré la fermeture de nombreuses frontières et qui a entraîné une chute de plus de 50 % du trafic aérien mondial entre janvier et novembre 2020 (Géo, 2021).

15   Au mois de mai 2021, plus de 3 200 000 personnes sont décédées à cause de la covid 19 depuis le début de la pandémie. Pour les chiffres concernant la pandémie, voir le site : https://www.worldometers.info/coronavirus/ (consulté le 5 mai 2021).

16   Alors que l’année 2020 a vu la plupart des économies entrer en récession, au contraire, la population la plus aisée, que l’on peut qualifier d’hyperbourgeoisie ou d’overclass (Mascotto, 2007), a continué de s’enrichir grâce aux profits considérables effectués par plusieurs des plus grosses entreprises transnationales (Oxfam, 2020) et canadiennes (CCPA, 2020).

17   Que faisons-nous donc dans un monde où 1 % de la population se partage presque la moitié de la richesse globale, où environ deux milliards d’êtres humains souffrent de malnutrition au quotidien, où il y a tant de génocides et de massacres, malgré les horreurs de la Seconde Guerre mondiale que l’on pensait derrière nous, où les rapports de domination, parmi lesquels la violence conjugale, demeurent multiples sur notre planète, et où, finalement, nous sommes en train de détruire notre propre écosystème ?

18   Il ne s’agit pas pour autant de considérer de prime abord que la communication comprend forcément une dimension œcuménique, qu’elle conduirait forcément à la formation de consensus reposant sur des accords rassemblant nos intérêts individuels. Il serait intéressant ici de croiser les apports de J. Habermas (1981), N. Fraser (2009) et C. Mouffe (2016).

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Pour citer cet article

Référence papier

Éric George, « Sur En attendant les robots. Enquête sur le travail du clic d'Antonio Casilli »Questions de communication, 39 | 2021, 403-428.

Référence électronique

Éric George, « Sur En attendant les robots. Enquête sur le travail du clic d'Antonio Casilli »Questions de communication [En ligne], 39 | 2021, mis en ligne le 10 décembre 2021, consulté le 16 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/25972 ; DOI : https://doi.org/10.4000/questionsdecommunication.25972

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Auteur

Éric George

Université du Québec à Montréal, École des médias, Cricis, QC H2L 2C4 Montréal, Québec

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