Laurence Brogniez, Clément Dessy et Clara Sadoun-Édouard (éds), L’Artiste en revues. Arts et discours en mode périodique
Texte intégral
1Cet ouvrage regroupe les actes d’un colloque qui s’est tenu à Bruxelles en octobre 2013. On y trouve les interventions de 33 auteurs qui traitent des multiples questions relatives aux liens qui ont pu exister depuis le début du xixe siècle jusqu’à nos jours entre un nouveau type de support de l’information, la revue, et les arts. Cet outil de communication se situe entre la presse quotidienne, où ne se trouvent que des articles très courts, et le livre, où la pensée peut se développer sur plusieurs centaines de pages.
2Trois types de question peuvent exister dès lors qu’on a distingué ce qu’on entend par les champs artistiques visés. Il y a d’abord celles qui portent sur la nature de la revue comme support. Ceci est l’objet de l’entrée en matière de ce livre (p. 23-77). Il y aura ensuite les types de présence des artistes dans les revues, et enfin les buts recherchés par les responsables de ces revues et par les artistes en fonction de leurs imaginaires plus ou moins conscients et de leurs stratégies à plus ou moins court terme, parfois seulement momentanées.
3Pour commencer, il convient de distinguer les revues généralistes et les revues qui se consacrent, par leurs contenus et leurs titres, exclusivement à l’art ou à la vie artistique, comme la revue L’Artiste, qui existera de 1831 à 1833 et qui est étudiée par José-Luis Diaz (p. 23-46). Ces revues spécialisées, que leur objet soit la musique, les arts vivants en général ou les arts plastiques, sont-elles éphémères ou durables ? Quels sont leur modèle économique ou leurs organisations propres ? Sont-elles confiées à des patrons de presse, des gestionnaires généralistes ou à des artistes devenus directeurs ou animateurs de revues ? De telles situations ont existé avec Johann Friedrich Boscovitz et la revue Nebelspalter à Zurich entre 1875 et 1921 (p. 81-96) ou Alexis Mérodack-Jeaneau et la revue Les Tendances nouvelles, qui exista de 1904 à 1914 (p. 97-110), ou dans différentes revues littéraires entre 1915 et 1939 (p. 111-126).
4Un deuxième groupe de questions porte sur les différentes formes de présence des artistes dans le contenu des revues. L’artiste peut être présent de façon totalement anonyme, par de simples ornements typographiques. Il peut, avant l’apparition ou la maîtrise de la photographie et même ensuite, proposer des dessins ou des caricatures pour illustrer des textes écrits par des journalistes ou des politistes (p. 47-63). C’est l’artiste au service du texte ou l’artiste illustrateur. L’inverse est possible lorsqu’un journaliste, parfois même un critique d’art, se met au service d’un artiste pour écrire, de manière fidèle ou non, sur son œuvre ou sur un courant artistique. De nombreuses études portent sur cet aspect. Sont ainsi examinés « les Détournements wagnériens à la Revue wagnérienne » (p. 129-145), les Essais d’art libre évoquant Paul Gauguin (p. 147-159) ou Le Minotaure au service de Salvador Dali (p. 175-188). D’autres revues évoquent les positions de metteurs en scène comme Jacques Copeau (p. 161-174). Il est évident que ces questions s’enchevêtrent et que, malgré le plan proposé, chaque texte analyse, en leur donnant plus ou moins d’importance, les trois aspects distingués : l’organisation des revues, leurs types de contenu et les finalités diverses visées par les acteurs présents. À côté des critiques ou des historiens de l’art, il y a des artistes qui prennent la plume pour faire comprendre leurs propres œuvres ou analyser celles d’autres artistes. Certains deviennent même directeurs, voire propriétaires, de revues. Dans ce cas, l’artiste est investi du pouvoir de choisir les auteurs ou les thèmes de la revue.
5Reste un dernier type de question : à quoi servent ces revues et que peuvent en attendre les artistes ? Tous peuvent en espérer une notoriété supplémentaire, vérifier leur position dans le champ de l’art de leur époque à différents moments de leur vie. Ils peuvent aussi penser faire partager leurs conceptions de leur art, éliminer des concurrents, s’assurer des positions hégémoniques. Un autre souci peut être d’exister dans les récits ultérieurs des historiens.
6Ces usages de la revue sont très souvent présents. Certains artistes peuvent ainsi exister autrement que par leurs œuvres puisqu’ils produisent des discours sur l’art. Ils peuvent aussi faire valoir des discours d’artistes contre des discours de critiques d’art qui ne sont pas toujours instrumentalisables ou qui peuvent être considérés comme incompétents du point de vue d’un créateur. Ceci a été vrai pour la musique (pour la revue Musical Quaterly, p. 205-214,) comme pour les arts plastiques jugés par Nadar (p. 227-240). La revue peut ensuite fédérer des artistes en créant des ennemis parfois imaginaires. Elle peut alors servir d’arme de combat, ce qui a donné lieu à plusieurs textes consacrés aux revues Art et Décoration (p. 257-269), Critica et Reconquista (p. 271-285), Valori plastici (p. 287-303), Arquitetura e decoração (p. 305-318) ou la revue Etcetera, qui a diffusé des réflexions sur le théâtre flamand (p. 319-331). Elles ont également une fonction économique : signaler ce qu’il convient d’acheter et de faire consommer dans différentes phases du marché de l’art. C’est ce que firent Eugène Grasset ou Georges Lemmen, en particulier pour les Arts décoratifs, car renforcer le marché de l’art, c’est indirectement, aux yeux de beaucoup, légitimer de nouvelles façons de faire de l’art.
7Un cas particulier, qui n’existe qu’au xxe siècle, est d’utiliser une revue pour faire le point sur une expérimentation en cours, sur des changements au sens incertain, voire de créer de nouveaux types de revue en relation avec des formes esthétiques pensées comme liées à ce que l’on croit être des « avant-gardes ». C’est ainsi que Pierre Boulez a produit périodiquement des réflexions sur son travail dans des formats intermédiaires entre l’article de journal et le livre (« “Fermez le livre”, Pierre Boulez et le mode périodique », p. 189-201). Des articles de revue peuvent aussi servir pour formuler des hypothèses sur l’imaginaire des artistes. Ceci peut compléter ce qui peut résulter de l’analyse directe des œuvres. Car si l’artiste existe dans l’imaginaire des lecteurs (ou des lectrices bourgeoises) de revues (p. 357-373), il a aussi des imaginaires, comme Auguste Rodin et ses cathédrales (p. 399-410), mais ceci apparaît aussi ailleurs à la fin du xixe siècle (p. 335-356) ou, à propos de la musique, dans la revue Musica (p. 375-397). Il y a même un imaginaire dans la gestion de la carrière des artistes manipulant divers dispositifs si toutefois celle-ci est vraiment maîtrisée.
8On peut signaler qu’à côté de formes d’analyses très classiques dans leurs méthodes existe dans cet ouvrage une esquisse d’un autre type d’analyse beaucoup plus globale qui se préoccupe de l’existence de relations entre les acteurs, entre eux et entre eux-mêmes, et leur outil de médiatisation qu’est la revue. On commence ainsi des formes d’organisation des faits qui porteront sur les réseaux qui évoluent sans cesse. Il y a là une simple esquisse, mais néanmoins un début de prise en compte de ce qui peut être nommé le champ global de l’art. C’est un texte qui utilise quelques outils d’analyse informatique et qui porte sur la période 1870-1940 de Julien Schuh (p. 241-254).
9En relation avec leurs propres théories esthétiques, des artistes peuvent aussi imaginer des transformations des revues qui cesseraient d’être des revues ordinaires, voire des livres d’artistes pour devenir des objets nouveaux à la conquête d’une troisième dimension. La revue ne rend plus compte d’expérimentations en cours dans le champ de l’art. Elle devient elle-même support d’expérimentations artistiques. Elle ne sert plus à diffuser des manifestes, devenant elle-même une manifestation de nouvelles propositions. Elle ne parle plus des images puisqu’elle en devient une elle-même. C’est ce qui est arrivé, après les réflexions de Léopold Survage (p. 413-427), à la revue Aspen (p. 429-440), ou d’autres revues européennes, dont Zero (p. 441-449) ou OX (p. 451-461).
10Malgré des intérêts assez larges dans l’espace du monde occidentalisé ou la période des deux derniers siècles, on note dans cet ouvrage l’absence de plusieurs formes d’art, à commencer par la danse, le cinéma ou la BD, mais aussi différentes formes d’arts appliqués, autres que l’architecture ou les arts déco (sujet dont parle Boris Delobbe à propos de Georges Lemmen, p. 215-226, Fabienne Fravalo à propos de la revue Art et Décoration, p. 257-269 et Cecilia Braschi, mais seulement à propos du Brésil, à propos de la revue Arquitetura e decoração, p. 305-318). Or, à la fois designers et praticiens d’une multitude de métiers d’art utilisent aussi les revues à diverses fins. Dans cet ouvrage collectif, si les revues sont amplement explorées, il n’en est pas de même pour ce qui est implicitement lié à l’idée d’artiste. Et si cet ouvrage s’intéresse aux imaginaires des artistes, il n’analyse pas assez celui des universitaires face à l’art.
11Une autre question aurait pu être posée : ces revues ont-elles eu de véritables impacts, et si oui, sur quels types de public ? Plusieurs indicateurs existent pour estimer le lectorat, les tirages globaux et l’évolution du nombre des abonnés, mais ensuite aussi le nombre des citations ou des reprises dans d’autres revues ou dans l’ensemble des moyens de médiation. N’examiner que le contenu des revues ne dit rien de leur importance réelle. On n’obtient ainsi que des faits qui ne sont pas hiérarchisés et donc peu exploitables par les historiens de la culture.
12Quels que soient leurs domaines, les artistes peuvent être aidés pour la construction de leur notoriété autrement que par les revues. Beaucoup d’entre eux ont des catalogues. Ils peuvent aussi utiliser des articles de journaux, des livres, des émissions radiophoniques enregistrées, des vidéos ou des films. Il resterait maintenant à estimer, selon les époques, l’efficacité, parmi tous ces moyens, des revues pour une médiatisation réussie, ce qui serait un autre sujet qui n’est jamais abordé dans cet imposant ouvrage. Plus radicalement et indépendamment de la question des chantiers ouverts, cet ouvrage pose la question des méthodes à mettre désormais en œuvre puisque la numérisation des revues permettra d’utiliser de tout autres outils que ceux qui furent utilisés au xixe ou au xxe siècle. Ce qui signifie aussi pouvoir faire de nouvelles hypothèses difficiles à élaborer ou à valider auparavant, mais qui le deviennent à condition de maîtriser ces outils, de fait déjà disponibles et à des prix toujours plus bas.
Pour citer cet article
Référence papier
Jean-François Clément, « Laurence Brogniez, Clément Dessy et Clara Sadoun-Édouard (éds), L’Artiste en revues. Arts et discours en mode périodique », Questions de communication, 39 | 2021, 437-439.
Référence électronique
Jean-François Clément, « Laurence Brogniez, Clément Dessy et Clara Sadoun-Édouard (éds), L’Artiste en revues. Arts et discours en mode périodique », Questions de communication [En ligne], 39 | 2021, mis en ligne le 10 décembre 2021, consulté le 21 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/26004 ; DOI : https://doi.org/10.4000/questionsdecommunication.26004
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