1Le volume est aussi épais que la période historique étudiée est mince. Un gros in-octavo de 656 pages rien que pour l’année 1839, qui n’est pourtant que la « première » de l’histoire de la photographie. Les guillemets s’imposent, car, pour Steffen Siegel, qui a scrupuleusement recomposé cette anthologie d’un genre inédit, « plutôt que de se demander qui a inventé la photographie en 1839, la question qui importe est celle de savoir qui a inventé l’année 1839 » (p. 600), année au cours de laquelle le grand public prend connaissance d’une « découverte » dont l’« invention » a commencé au moins deux décennies plus tôt et à laquelle Louis Daguerre donne du même coup son « fini » ainsi que son nom, le daguerréotype.

2Le mot n’éclairant qu’assez peu la chose (d’autant moins que son promoteur tarde à en dévoiler les arcanes), le discours se charge d’en décrire le fonctionnement ainsi que le rendu dans un désordre qui donne au recueil de S. Siegel à la fois sa saveur et son tour délibérément répétitif. Tout en se limitant aux sources françaises et anglaises, et secondairement allemandes, l’auteur a en effet tenu à en omettre le moins possible afin d’observer au plus près comment, à force de digressions, d’approximations et de répétitions, précisément, se structure la réception d’un fait visuel nouveau. Innombrables sont ainsi ceux qui comparent les premières épreuves à des gravures de Rembrandt, ou qui s’étonnent d’y découvrir une fissure qui, dans n’importe quelle autre image scrutée par eux à la loupe, les auraient indifférés. Samuel Morse, lui, est conquis dès le mois d’avril : « Nous verrons bientôt si le minuscule a des limites découvrables » (p. 131), imagine-t-il dans les colonnes du New York Observer.

3Mais que l’on continue de s’étonner ou que l’objet de la comparaison paraisse aujourd’hui incongru, on demeure encore pour partie tributaires de ce moment originel au cours duquel la photographie se crée, et qui est sans doute, note S. Siegel, « dans l’histoire des techniques, la première innovation où l’objet et le discours deviennent, en même temps, une affaire publique. » Si bien, d’ailleurs, que « ce discours a formé, ou plus exactement préformé, de manière aussi fondamentale que conséquente, l’expérience des images photographiques » (p. 608). Sous ce rapport, il n’est pas certain, en effet, qu’avec le temps l’habitude de l’image photographique ait complètement émoussé l’attrait magique qu’elle exerce, d’une magie sociale, sans doute, et le dossier qu’est ce livre verse ici une pièce de taille au procès en essentialisation du médium, mais pas seulement.

4Pour preuves les très beaux passages que S. Siegel, dans sa postface, extrait d’une chronique écrite à Paris en 1927 par Kurt Tucholsky à l’issue de sa visite à la Société française de photographie. Hormis quelques-uns des clichés de son compatriote Albert Renger-Patzsch, le photographe du catalogue des Choses, que l’éditeur rebaptisa en 1928 Le Monde est beau, ce qu’exposent les autres photographes contemporains n’éveille rien, chez le journaliste allemand, qui puisse s’apparenter à du merveilleux – jusqu’à ce que K. Tucholsky tombe sur de « vieilles photographies ». Lesquelles montrent des gens morts depuis des décennies, lointains donc, mais porteurs d’une « lumière » qui frappe encore longtemps après. « Les voici accrochées aux murs, les vieilles photographies, et elles montrent impassiblement l’ancienne lumière qui tomba un jour sur elles » (p. 591).

5Cette émotion-là, dont l’expression se situe à peu près à équidistance des images actuelles et de celles que découvrirent les contemporains de L. Daguerre, ne diffère pas radicalement de l’émoi qui saisit ces derniers dès lors qu’un certain degré de connaissance technique de l’appareil enclencha dans leur esprit un imaginaire temporel d’un type inconnu jusqu’alors. Si le trouble qu’il instilla ne s’est pas encore complètement dissipé, la compilation de S. Siegel permet de l’appréhender pour ainsi dire à l’état naissant, qui n’est cependant déjà plus celui de l’innocence.

6En en parcourant les pages, on comprend en effet que l’introduction de la photographie dans l’espace public de l’époque est bien le résultat d’une véritable campagne de publicité au cours de laquelle l’astronome François Arago reprend l’argumentaire développé par L. Daguerre dans les prospectus qu’il met en circulation à partir de 1838. C’est lui, le savant, qui en assure la promotion auprès des députés et des pairs, les presse d’en acquérir le brevet dès l’été, et leur en garantit l’intérêt pour la science et les arts ; lui, aussi, qui circonvient les autres « inventeurs » s’estimant lésés par la démarche de L. Daguerre. Arago reprend quelquefois jusqu’aux mots de l’entrepreneur, mais en les investissant de son autorité scientifique et de son poids politique, il détermine la teneur des discours auxquels donne lieu la découverte de la photographie au cours de cette année 1839. L’allocution qu’il prononce le 7 janvier à la tribune de l’Académie des sciences, dont il est alors l’énergique secrétaire perpétuel peut être, à ce titre, vue comme inaugurale.

7Celle que livre, sous la même coupole, le 2 mai, l’académicien Népomucène Lemercier, l’est en revanche beaucoup moins. Cette vieille gloire poétique du Directoire et de l’Empire, qui devait s’éteindre l’année suivante, se lance dans un improbable et interminable éloge de L. Daguerre en 300 alexandrins dont la récitation a bien dû plonger une dizaine d’éternels dans le sommeil, s’ils se sont jamais réveillés. À la litanie officielle de la célébrité passée répond celle, anonyme et satyrique, « D’un arrêté qui arrêtera les reproducteurs », paru dans Le Figaro du 25 août, lequel édit, considérant « qu’il y a dans Paris une foule d’objets qui, en existant une seule fois, existent déjà beaucoup trop, et que les multiplier, en les faisant revivre, serait un véritable attentat contre la tranquillité universelle et le bonheur général » (p. 528), fait défense aux daguerréotypistes de reproduire toute une foule de gens et leurs œuvres avec eux, dont la liste nominative est annexée à l’article.

8Le florilège de S. Siegel contient ainsi quelques cruautés qui en rompent l’inévitable et programmatique monotonie, au même titre que d’autres curiosités dont l’étrangeté, jusque dans la formulation, trahit précisément l’ajustement des cadres existants aux transformations qu’introduit le médium dans son sillage. Chargé d’un très bref « Rapport sur l’exploitation et la valeur de la Daguerréotypie du point de vue des beaux-arts », qu’il remet en juin au gouvernement, le peintre Paul Delaroche note par exemple que « la couleur y est traduite avec tant de vérité qu’on oublie son absence » (p. 294).

9La citation le suggère, et S. Siegel insiste, rien n’indique que P. Delaroche soit l’auteur de la prophétie qu’on lui prête depuis la fin du xix^e siècle, qui veut que, « de ce jour, la peinture est morte ». Pour erronée qu’elle soit, l’attribution ne rend pas moins compte d’un topos du discours de la photographie forgé dès les premières semaines de sa réception. « Tout cela semble préfigurer le remplacement de l’Art » (p. 99), hasarde The Spectator outre-Manche dès le 2 février, tandis que dans sa livraison de mars le Blackwood’s Edinburgh Magazine annonce sur le ton de la malédiction la mort des graveurs et autres aquafortistes. L’auteur inconnu de cette imprécation semble en effet partager une crainte dont Walter Benjamin mesura les effets en 1935 dans L’Œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique, la crainte que le désir de posséder une œuvre par le moyen de la photographie ne provoque « la diminution d’un art si admirable » (p. 261).

10Mais le regard le plus pénétrant sur le sens de cette découverte est certainement à l’époque celui du critique de L’Artiste, Jules Janin, qui écrit une première fois dès janvier sur « le Daguerotype » (sic.), et à deux reprises en juillet et en août. Il est en effet probablement l’un des premiers à conjuguer le verbe « croire » aux fins de décrire la force persuasive que la photographie déploie face au spectateur : « Il faudra bien cependant qu’on croie au Daguerotype, prédit J. Janin ; car nulle main humaine ne pourrait dessiner comme dessine le soleil ; nul regard humain ne pourrait plonger aussi avant dans ces flots de lumières, dans ces ténèbres profondes. » La tonalité prophétique de J. Janin conserve quant à elle quelque chose d’espiègle à l’évocation de « la chimie, ce grand art qui doublera le monde » (p. 306), ou bien lorsqu’il affirme que « ce qui fait la beauté et la toute-puissance du Daguérotype, c’est que, reflétée sur cette glace avide et crochue, l’image reste ; en un mot, on peut dire du Daguérotype : aussitôt pris, aussitôt pendu » (p. 309, souligné dans le texte).

11Incidemment, l’écriture de J. Janin témoigne du rôle central que joue la métaphorisation dans la mise en forme d’une pensée confrontée à un phénomène visuel sans véritable précédent. Comme les autres néophytes et bientôt coreligionnaires que cite le recueil, mais avec davantage d’acuité et sans s’abandonner aux leurres dont elle a jalonné l’histoire de la littérature photographique, J. Janin cherche la métaphore qui pourra donner une idée, fût-elle approximative, de ce à quoi ressemble l’image de la ressemblance par excellence. Jusqu’à soumettre, entre autres propositions, celle-ci : « C’est bien mieux que du vent tissu, comme disent les Arabes : c’est le souffle dessiné » (p. 315, souligné dans le texte).