1Le titre, énigmatique et percutant, de cet ouvrage est en fait moins révélateur que son sous-titre : il s’agit bien d’un recueil de chroniques sociologiques, plus précisément de la publication, sous forme d’ouvrage, de certaines des chroniques hebdomadaires que Pierre Mercklé, puis Baptiste Coulmont, ont publiées entre 2012 et 2019. « Nos chroniques, publiées dans Le Monde sous l’intitulé “Carte blanche”, nous laissaient une grande liberté, à condition de rendre compte du travail des sociologues. Ces comptes rendus entrent parfois dans les coulisses de l’activité sociologique, dans les bibliothèques personnelles, dans les habitudes, dans les boîtes à outils […]. Chaque semaine, en se limitant à ce qui est écrit en français et en anglais, ce sont quelques centaines d’articles, chacun de dix à cinquante pages, que les revues de sociologie vont publier. Pour faire sortir ces textes du monde professionnel, il faut le travail de passeurs, et c’est le rôle que nous avons essayé de jouer » (p. 9).

2Les chroniques rendent donc compte de travaux sociologiques, essentiellement français et anglo-saxons, parfois classiques, parfois très contemporains, en en extrayant les résultats les plus importants, en explicitant la démarche méthodologique et en indiquant les perspectives ouvertes par les auteurs. Le tout avec une volonté d’accessibilité pour les lecteurs non sociologues, encore accentuée par une langue claire, des encadrés bienvenus et un ton enlevé et parfois humoristique qui permet véritablement de s’instruire tout en souriant. L’ouvrage ordonne a posteriori les chroniques retenues autour de cinq grandes thématiques. « D’abord une série de chroniques sur les coulisses de la science. Avec quoi travaille-t-on ? avec qui ? et comment ? Ensuite une série, intitulée “au travail”, sur l’observation, par les sociologues, du travail des autres. On entre ensuite dans l’intimité des acteurs sociaux, avec une série sur la vie de famille et la sexualité. On s’intéresse à la politique, au sens large, que ce soient les formes de gouvernements (et de gouvernement de soi) et les formes de participation électorale. On termine par l’étude plus générale de la structure sociale et de la structure des relations sociales » (p. 10). Nous avons pris le parti ici, puisqu’il ne peut s’agir de résumer l’ensemble de l’ouvrage, de donner un exemple de chronique, portant sur des recherches récentes, pour chacune de ces grandes thématiques – en assumant bien sûr la double dimension subjective et partiale de nos choix.

3Dans la partie « Science de la science », les auteurs reviennent, avec une délectation perceptible, sur le féroce canular de Manuel Quinton et Arnaud Saint-Martin, dévoilé dans les Carnets Zilsel de mars 2015. Ceux-ci avaient effectivement réussi à faire publier en 2014, sous le nom de Jean-Pierre Tremblay, un article intitulé « Automobilités post-modernes : quand l’Autolib’ fait sensation à Paris » dans la revue Sociétés, dirigée par Michel Maffesoli. Leur texte, aussi fantaisiste que le titre dont il est affublé, cite longuement et extensivement M. Maffesoli, mobilise six langues (dont du latin et du grec… en alphabet latin et en alphabet grec !). « On y lit des énormités sociologiques : à l’égal des Autolib’, véhicules “transgenres”, les sans domicile fixe seraient “les personnes les plus mobiles dans la ville” […]. Des photographies de déjection d’oiseaux sont l’occasion de relier “pare-brise” à “part maudite” » (p. 41). La mystification a cependant parfaitement réussi, le comité de lecture ayant accepté de publier cet article puisqu’il correspond, bon an mal an, à ce qui s’y publie habituellement – dans la forme mais aussi, ce qui est plus grave, dans le fond…

4La partie « Au travail » est l’occasion de revenir sur une enquête d’Alex Alber, parue en 2019, concernant le tutoiement au travail. Cette enquête permet de mettre en évidence un certain nombre de variables sociales jouant sur cette pratique sociale. Cette pratique renvoie à des frontières entre les genres (seule une femme sur deux tutoie son chef, contre sept hommes sur dix), entre les groupes professionnels (les employé·es tutoient moins leur « n+1 » que les cadres, qui partagent justement le statut de cadre avec leur chef) et entre les générations (les jeunes tutoient plus que les plus âgés et, par ailleurs, on tutoie d’autant plus son chef qu’il est plus jeune que nous). Mais un résultat encore plus intéressant concerne le fait que le tutoiement est plus fréquent dans le secteur privé que dans le secteur public. Lorsqu’A. Alber se demande si une culture du tutoiement émerge avec une nouvelle génération (on sait par exemple que le tutoiement est fréquent dans les start-up, par exemple), il montre, au contraire, que « plutôt que vers une “culture du tu”, c’est vers les nouvelles formes d’organisation du travail qu’il faut tourner le regard : on tutoie son “n+1” quand ce dernier n’a plus l’habit du “petit chef” […]. Le modèle bureaucratique distribue clairement les rôles hiérarchiques des fonctionnaires et limite alors l’attrait du tutoiement : la fiction du “patron-copain” n’y est pas tenable » (p. 51).

5La troisième partie permet de revenir sur plusieurs recherches concernant « Famille et sexualité ». Nous citerons ici l’enquête sur l’anorexie publiée en 2017 par Claire Scodellaro, Jean-Louis Pan Ké Shon et Stéphane Legleye. Dans le prolongement des travaux pionniers de Muriel Darmon, les auteurs mettent au jour la dimension sociale de l’anorexie – à partir du double constat que ce sont plutôt les jeunes femmes que les jeunes hommes qui sont touchés par cette pathologie, et que les filles de cadres sont plus touchées que les filles d’ouvriers. On peut certes signaler d’abord que, d’une part, les jeunes hommes sont plus satisfaits que les jeunes femmes de leur apparence (leurs mensurations idéales correspondent, en moyenne, à leurs mensurations déclarées – ce qui n’est pas le cas des filles) et que, d’autre part, les filles de cadres se fixent des idéaux d’apparence plus difficiles à atteindre que les filles d’ouvriers. Mais on peut également formuler une hypothèse plus riche du point de vue sociologique. « L’anorexie et la boulimie peuvent […] apparaître comme une réponse générée par [… les] rapports, entre hommes et femmes, entre classes sociales, entre générations, où le corps est mis en jeu. Si ce sont les jeunes femmes de classes supérieures qui sont principalement touchées, c’est peut-être parce que les rapports sociaux d’âge, de sexe et de classes, imbriqués, sont en tension : “associés simultanément à des positions dominées (de femmes jeunes) et à des positions dominantes (car issues de classes aisées), ces rapports sociaux sont porteurs d’une forte contradiction de sens pour celles qui se trouvent à leur entrecroisement.” Dans ces circonstances, contrôler son corps peut apporter des gratifications, dans un contexte où les positions infériorisées portent atteinte à l’estime de soi » (p. 74).

6Dans la partie « Politiques », une recherche de Camille Peugny datant de 2015 fournit l’occasion de souligner le fait qu’on ne vote jamais seul. On constate en effet que les salariés non détenteurs d’un CDI ou encore les personnes qui travaillent souvent de manière isolée (par exemple les employé e s des services à la personne) ont plus tendances à s’abstenir que les salariés détenteurs d’un CDI. « Une partie du rapport au politique se noue dans le cadre professionnel, dans les interactions avec les collègues et avec la hiérarchie […]. On ne vote jamais seul et quand, autour de soi, on vote peu, alors on votera moins » (p. 108).

7C’est à la fin de la dernière partie, « Classes et réseaux », que les auteurs répondent à la question initiale posée par le titre de leur ouvrage – qui renvoie à une recherche menée par Elise van der Laan (2015). L’absence de sourire des top-modèles est due à la combinaison de trois facteurs complémentaires. D’abord, le sourire des mannequins, très fréquent dans les années 1980, devient ensuite démodé car il est désormais considéré comme daté, donc ringard. Ensuite, le sourire apparaît comme vulgaire – puisqu’il est très présent dans les magazines populaires, comme Cosmopolitain –, et donc évité dans les véritables magazines de mode, comme Vogue. Enfin, le sourire est perçu comme une marque d’amateurisme : dans les magazines, ce sont les personnes ordinaires et les célébrités qui sourient. « L’air grognon est devenu une marque de professionnalisme, à mesure que le métier de photographe de mode et celui de top-modèle devenaient des activités autonomes, des niches professionnelles » (p. 154). Ou comment la sociologie permet de poser et de répondre à des questions qui peuvent, à première vue, paraître futiles et anecdotiques, mais où le social se niche aussi…