1Alors que l’héroïsme traditionnel a été remis en cause depuis des décennies mais que l’historiographie et le discours populaire continuent d’attribuer les responsabilités avec ses critères variables du prestige ou de l’opprobre, voici un ouvrage qui reprend la notion pour la redéfinir presque à l’inverse. Le héros reste le « grand » personnage à admirer pour son courage et ses actes mais sa force ou ses coups d’éclat sont remplacés par la faculté de se retirer des situations complexes voire inextricables où sa trajectoire l’a conduit. Cet ouvrage collectif, qui reprend des travaux partagés lors d’un colloque pluridisciplinaire à Strasbourg, revisite la définition de « héros du retrait » élaborée par l’historien allemand Hans Magnus Enzensberger en 1989 au moment des grands renversements à l’Est. Les collaborateurs viennent, comme lui, de l’histoire, spécialistes de pays qui ont connu des changements de régime spectaculaires (Allemagne, Hongrie, Pologne, Espagne, Yougoslavie) et de la littérature, ce qui ouvre considérablement les perspectives.

2Les analyses retiennent, disent les responsables du volume dans l’introduction, « des femmes et des hommes de l’entre-deux, des personnages sans qualités particulières, des êtres ordinaires mais qui, à un moment donné de leur existence, ont le courage de ne pas agir comme on pourrait l’attendre » (p. 12), le « on » étant, selon les cas, les canons de la virilité, du patriotisme ou l’idéologie ambiante, ou encore le pouvoir qu’ils servent. Ces hommes et (rares) femmes, déchirés intérieurement, se retirent, en démissionnant, en se suicidant, en tournant le dos au réel ou en changeant de position. L’interprétation commune et nouvelle permet de les regarder alors comme des dissidents qui subvertissent l’image de l’engagement et ouvrent de nouvelles perspectives. De monolithiques et incontestés, ils deviennent complexes, fragilisés, voire affaiblis et puisent la force de se démettre dans une grandeur insoupçonnée. On comprend que ce ne sont pas les personnages qui ont changé mais bien le regard porté sur eux à la lumière de la notion de H. M. Enzensberger.

3L’interdisciplinarité de ce volume explique la structure de l’ouvrage. Les deux premières parties sont consacrées à des figures qui ont vécu dans des situations de crise, d’abord les deux guerres mondiales (un soldat anglais en 1914, Adam Czerniaków, le responsable du ghetto de Varsovie, le maréchal Erwin Rommel) puis au moment de la fin de la dictature qu’ils avaient servie (le Hongrois János Kadar, l’Espagnol Adolfo Suarez, l’Allemand de RDA Hans Hodrow). La seconde partie analyse des personnages littéraires dans un roman (du Yougoslave Borislav Pekic) ou une série d’œuvres (les romans pour la jeunesse de Tomi Ungerer et les personnages isolés errants de Jean-Marie-Gustave Le Clézio). Enfin, la dernière partie semble combiner les critères des deux premières en qualifiant les personnes choisies (l’administrateur colonial français Robert Delavignette, le président coréen Roh Tae-woo et le pape Benoît XVI) de « personnalités historiques à la manière de héros de fiction ».

4On aura compris que le lecteur est emporté dans des temps et des lieux fort divers et fort complexes. Les auteurs prennent d’ailleurs soin de présenter avec beaucoup de précision ces trajectoires personnelles politiques, militaires, spirituelles qui, à un moment, se heurtent à l’échec. Les héros sont actifs, autonomes, suivent leur vision jusqu’à ce que leur chemin leur paraisse sans issue : la guerre est perdue, les alliés ne le sont plus, les réformes sont insuffisantes, le corps est malade, le monde les rejette, la société matérialiste est contraignante… Le choix commun du retrait, posé d’entrée de jeu comme signe de courage, voire de sacrifice, aboutit à les grandir et à les réhabiliter alors qu’ils passent dans l’historiographie pour des traîtres ou, au mieux, pour des faibles. La complexité des contextes dans lesquels ils ont évolué semble chaque fois gommer toute responsabilité et toute autre issue que celle qu’ils ont choisie et qui, selon cette logique déterministe, les élève au rang de héros. Le drame n’est plus dans la grandeur de l’affrontement mais dans la lucide conscience de sa faiblesse au sein d’un monde qui les dépasse voire les engloutit.

5Si l’approche est intéressante par la remise en question des critères de jugement traditionnels fondés sur les attentes de grandeur, si les exemples sont variés, les démonstrations empruntent toutes le même chemin pour aboutir à la même conclusion si bien, et c’est le but, que cette notion paraît pouvoir requalifier toutes les situations auparavant associées à la défaite. Cependant, cette entreprise de réhabilitation de la fragilité et de l’ambivalence d’un être pris dans un système, si elle semble contrecarrer des jugements moraux ou politiques, installe le lecteur dans une position qui relève aussi du jugement moral. Il peut se sentir prisonnier de cette grille d’évaluation qui, pour efficace qu’elle paraisse, semble risquée dans son application systématique. On aura compris que cette nouvelle interprétation du retrait est née dans le contexte particulier de la chute des dictatures communistes. Les expériences de transposition proposées dans ce volume montrent à la fois la variété des situations extrêmes, réelles et fictives, qu’un homme peut devoir affronter et les diverses manières de le juger. Ce mécanisme de retournement des héros en traitres et vice versa ferait sans doute l’objet d’une autre interrogation, sur cette constante tendance – ou besoin – à juger l’autre à la lumière de ses propres critères. Ces relectures, présentées comme autant d’expérimentations de la notion proposée au départ, semblent donc confirmer sa pertinence, au prix d’une systématique inversion des valeurs, du ré-enchantement du désenchantement.