1Dire que le terrorisme s’est récemment imposé dans nos sociétés serait une banalité… discutable au regard de l’ancienneté du phénomène, que l’on peut faire remonter, dans sa version moderne, au xix^e siècle. Il émerge alors comme l’un de ces « moteurs » dont l’histoire use pour bouleverser, moderniser ou abattre un système, un régime, un État. Mais constater que l’étude de ce phénomène tend à devenir une science en soi, une « terroristologie » (selon la plaisante formule de Giovanni Mario Ceci dans Il terrorismo italiano. Storia di un dibattito, Rome, Carocci, 2013, 342 p.), est moins anodin, tant l’objet « terrorisme » n’est pas neutre. En effet, si l’on considére le terrorisme comme une forme de communication, même pathologique (selon la formule de J. Habermas dans Le Concept du 11 septembre ? Entretiens avec Giovanna Borradori, Paris, Galilée, 2004), qui vise à provoquer de l’empathie non pas envers les auteurs d’un attentat mais envers les victimes, afin d’étendre à une cible donnée (l’opinion publique, la communauté nationale, l’État, etc.) un sentiment de peur, alors l’étude de cette violence politique sous l’angle de sa réception implique le chercheur en tant que citoyen, comme sujet autant que comme analyste. Ce qui suppose une éthique, un protocole et un discours de la méthode, objet de ce présent ouvrage. Il s’agit, comme le rappellent les auteurs dans leur introduction, citant un mot malheureux du premier ministre Manuel Valls au lendemain des attentats de novembre 2015, non pas d’excuser mais bien de chercher des explications, proposer un éclairage et aider à comprendre. À l’heure où le projet d’un musée mémorial dédié au terrorisme et à ses victimes est en bonne voie de réalisation, la question des réactions sociales aux attentats est devenue un chantier en soi des sciences humaines et sociales. Spécialiste français de cette problématique, le sociologue Gérôme Truc, auteur de Sidérations, une sociologie des attentats (Paris, Presses universitaires de France, 2016), et la politiste Florence Faucher, ont coordonné un ouvrage qui, entre synthèse et programme, résume les apports et les pistes de cette recherche novatrice, en regroupant, autour des directeurs, divers chercheurs.

2Dans ce petit ouvrage, qui ouvre des pistes prometteuses, les auteurs se sont intéressés aux étapes de cette réaction sociale aux attentats de 2015, depuis l’immédiate réaction des victimes confrontées à la violence jusqu’aux mouvements de l’opinion et au trauma social ressenti. Dans un premier article, Guillaume Dezecache s’intéresse aux réactions de la foule face à la violence politique, revenant sur les stéréotypes du « chacun pour soi » pour éclairer, au contraire, les entraides, un phénomène suivi à partir des témoignages après le 11 septembre 2001 comme après le 13 novembre 2015. C’est revenir sur un dogme de la psychologie des foules – l’individualisme en temps de stress – afin de mesurer la complexité des stratégies de survie, qui ne se limitent pas à « sauve qui peut ». L’article de Maelle Bazin est consacré aux victimes, à travers les mémoriaux éphémères : il offre une bonne synthèse de ce qui relève d’une approche ethnographique, qui pose de nombreuses interrogations, tant sur la gestion de cet éphémère dont les médias s’emparent pour « dire » l’attentat, que la question plus complexe de la résilience, dont les mémoriaux seraient un élément. Cette mémoire immédiate constitue non seulement une étape du deuil, mais également un reflet du trauma à l’aune de toute une société, dans son hétérogénéité. De ces mémoriaux matériels, il faut rapprocher les mémoriaux virtuels et autres hashtags que l’on trouve sur l'Internet, et que Romain Baudouard interroge, pour montrer que, du fait de la nature même de la toile, les significations sont multiples, éclairant au passage la notion de « contre public » (c’est-à-dire d’une voix discordante), et se complexifient avec le temps, selon une logique qui est celle du commentaire et de l’analyse. À cet égard, Internet constitue une mémoire autant qu’un mémorial, et un enjeu pour les historiens. Avec l’article de Pierre Lefébure et Claire Sécail, on change de prisme pour observer l’attentat à travers le regard des médias, et donc la manière dont ils mettent en récit, et élaborent un « cadrage » (p. 80) de l’attentat. La notion de « couverture médiatique », qui synthétise cette approche et relève de l’information et de ses enjeux, comporte également nombre de questionnements concernant le rapport spécifique qui s’établit entre média et violence politique, résumé naguère par la formule de Margaret Thatcher évoquant « l’oxygène de la publicité » nécessaire au terrorisme (M. Thatcher, discours à l’American Bar Association, 15 juillet 1985). L’information, certes encadrée, reste un objet à problème, qui confronte la profession journalistique à des impératifs parfois contraires, entre déontologie et liberté de l’information, exigence du scoop et dogme de l’information en continu, autant de pratiques qui troublent les enjeux, mais également les attentes d’une opinion publique de plus en plus sensible au contre-discours critiques. La déstabilisation de l’ordre républicain, provoquée par l’attentat, appelle, en retour, une analyse – c’est la fonction des médias – et une réaction : c’est la fonction du gouvernement. Laurie Boussaguet et Florence Faucher, qui observent le « sommet de l’État », constatent que celui-ci sert à la fois de point de ralliement face à la menace, d’incarnation d’un ordre républicain troublé qu’il faut rétablir, mais aussi d’une unité nationale qu’il faut reformuler, par le biais du symbolisme (telle la marche républicaine du 11 janvier 2015). On peut s’interroger sur la tentation d’une instrumentalisation de l’attentat par le monde politique, thème classique, mais aussi sur les ressources dont dispose ce même monde, face à une menace protéiforme et récurrente : le discours de « guerre », inhabituel en France mais qui émerge en 2015, favorise d’autres réponses, d’autres « mobilisation[s] ». Ainsi l’arsenal des démocraties ne se limite-t-il certes pas aux gestes symboliques, mais l’article montre justement les moyens, les stratégies de communication employées… et leur fragilité (comme dans le cas de l’attentat de Nice, qui fait exploser le consensus politique). Enfin, Vincent Tiberj propose, dans un article final en forme de conclusion, de réfléchir aux effets des attentats sur la population, contrastant, tout comme le premier article, avec l’idée commune d’un réflexe intolérant (manifeste aux États-Unis au lendemain du 11 septembre 2001) : bien au contraire, il note, en se fondant sur une analyse de l’indice de tolérance élaborée par la Commission nationale consultative des droits de l’homme, un regain de cette tolérance. Ce résultat, aux contours sociaux certes diversifiés, marque un échec de la stratégie terroriste même, à savoir la dislocation de la société et la montée des antagonismes. Il atteste de l’enjeu essentiel du cadrage et démontre l’utilité d’une réflexion sur les réactions sociales aux attentats, comme autant de prises de distance avec la terreur elle-même.

3La réaction sociale aux attentats est un objet neuf, essentiel en ce qu’il permet de saisir, au cœur de l’attentat, les ressorts des réactions des populations comme des institutions. Ce chantier est vaste, et cet ouvrage précieux en donne quelques clés, en attendant des travaux plus denses sur certaines institutions (la justice, la police, etc.) ou certaines parties de la société (l’enfance notamment). Il faudra également jouer des diverses focales, du local au global, pour saisir le phénomène, transnational, dans sa globalité. Dans une certaine mesure, il s’agit de la mesure d’audience du terrorisme. C’est là, en effet, que se joue l’impact réel des bombes et des balles : sur des opinions et des gouvernants sommés de s’incliner devant la violence et ses idéologues. En proposant à la fois une taxinomie des réactions, des supports et des enjeux au plan national, les auteurs proposent un vrai discours de la méthode pour les travaux ultérieurs. Cet ouvrage, de synthèse, s’avère un ouvrage de référence pour toute étude sur le terrorisme, désormais compris non seulement comme une forme de violence qui s’applique au corps social mais également dans la réponse de ce même corps social.