1Lorsqu’on entreprend une lecture rétrospective de la société française de 1980 à nos jours, on est frappé de constater le nombre d’effervescences collectives qui ont mobilisé la population française. On perçoit aisément les tensions sociétales qui constituent des contrepoints violents et radicaux aux mouvements sociopolitiques. Ces mouvements sont nés pour la plupart d’entre eux du constat d’une érosion du pouvoir d’achat, d’un durcissement des conditions de travail et d’une dérégulation de l’économie de marché. Ces phénomènes violents qui interviennent au cœur même de mobilisations sous-tendues par des souhaits nobles (grèves du personnel, volonté de reconnaissance salariale et institutionnelle de la profession soignante par exemple) en constituent le portrait en creux, le négatif. On a pu constater, durant la crise sociale symbolisée par le mouvement des Gilets jaunes, à quel point les aspirations les plus louables sont battues en brèche par les agissements violents de groupes (les fameux Black Blocks entre autres) déstabilisant le déroulement de manifestations pacifiques et entraînant des affrontements avec la police et des détériorations sur le mobilier urbain.

2Dans l’ouvrage collectif Violences et radicalités militantes dans l’espace public en France, des années 1980 à nos jours qu’ils ont codirigé aux Éditions Riveneuve en 2020, Béatrice Fleury et Jacques Walter aspirent à retracer quarante années de violences militantes dans l’espace public français à la lueur des formes de radicalisation (attaques terroristes et dégradations en tous genres) en donnant à voir les continuités et les ruptures de ces phénomènes violents et de leur traitement médiatique. Organisé en trois parties comprenant respectivement neuf, huit et six chapitres et d’un appendice conclusif comportant trois chapitres, cet ouvrage constitue une somme d’une grande densité théorique et d’une si grande pluralité de méthodes et d’approches qu’il me sera bien sûr impossible d’en rendre compte intégralement. Je présenterai dans cette recension les parties qui me semblent les plus représentatives du propos général de l’ouvrage. Dans l’introduction de cet ouvrage (p. 9-31), B. Fleury et J. Walter contextualisent le présent volume et le resituent dans un projet financé de recherche interdisciplinaire de grande ampleur et terminé depuis peu dont l’objectif était « d’étudier les violences physiques à caractère militant relevant de cinq catégories : violences des groupes radicaux de droite et de gauche, violences des mouvements indépendantistes et autonomistes en métropole comme en outre-mer, violences militantes à caractère confessionnel, violences militantes liées au monde professionnel (notamment de type syndical), violences militantes à caractère sociétal (émanant de groupuscules engagés par exemple dans le combat écologiste ou la lutte contre l’avortement » (p. 9). Tous les contributeurs, qu’ils ou elles soient historien.ne.s, linguistes, politistes, sociologues, chercheur·ses en sciences de l’art ou en sciences de l’information et de la communication, ont fondé leurs propos sur des enquêtes de terrain et/ou sur des analyses de corpus conséquents. L’objectif évident est de fournir un appareil méthodologique et des connaissances pour analyser ces radicalités complexes, quelle que soit la typologie de leurs protagonistes, les variations historico-géographiques ou bien encore les réactions de l’opinion publique et du sommet de l’État français. « Ancré dans des études de cas et une approche qualitative, ce parcours allant de la mobilisation à la mémoire de la violence et de la radicalité militantes dans l’espace public offre un panorama des modalités d’action d’une multiplicité d’acteurs engagés dans des causes ou des combats tout aussi multiples » (p. 30).

3Dans le sixième chapitre de la première partie (p. 129-149), la politiste Marion Jacquet-Vaillant questionne le rapport complexe et parfois ambivalent des Identitaires (regroupant à la fois le Bloc identitaire fondé par Fabrice Robert et Guillaume Luyt et les Jeunesses identitaires fondées par Philippe Vardon) à la violence à la fois physique et symbolique qui constitue un dénominateur commun de leur mouvance politique et fait partie de leur ADN partisan. Les Identitaires ont développé un répertoire d’action qui leur est propre associé à des actions d’agit-prop et des campagnes de communication (notamment numériques) « choc » : « ce ne sont pas leurs scores électoraux qui les ont fait connaître, mais plutôt ces actions à forte résonance médiatique comme “l’apéro saucissson-pinard” (Paris, 2010), l’occupation du toit de la mosquée de Poitiers (2012) ou plus récemment la “surveillance” de la frontière franco-italienne au col de l’Échelle (avril 2018) » (p. 130). Plus récemment encore, en janvier 2021, les Identitaires ont mené une opération anti-migrants dans les Pyrénées au col du Portillon. Comme le remarque M. Jacquet-Vaillant, les Identitaires ont banni de leur répertoire d’action la violence physique pour des raisons d’ordre organisationnel et personnel, mais aussi d’ordre contextuel et stratégique. Les militants ont intégré ce fonctionnement non-violent et ceci est appuyé par la formation qu’ils reçoivent en interne : « La violence physique apparaît dans le discours des militants comme un moyen d’action stérile, qui n’apporte pas d’effet bénéfique » (p. 134). Tout au plus la boxe apparaît-elle comme un moyen de défense pour les militants contre la violence omniprésente de notre société. La violence symbolique, en revanche, est abondamment pratiquée via l’agit-prop et des campagnes de communication numériques provocatrices et parfois choquantes, qui sont un levier de notoriété et un vecteur de médiatisation de leurs actions (les militants s’en chargent d’ailleurs souvent sur Twitter, y compris lors de la récente opération anti-migrants dans les Pyrénées). La violence symbolique est constitutive des logiques conduisant des jeunes notamment à intégrer cette formation politique : elle constitue un point commun de l’engagement militant au sein des Identitaires dont les membres se donnent à voir comme des aventuriers, des défenseurs de la souveraineté nationale et des gardiens des espaces transfrontaliers accusés de laisser allègrement passer des migrants de toutes origines. Dans le huitième chapitre de la première partie (p. 169-186), les sociologues du politique Fabien Carrié et Laurent Bonelli s’intéressent quant à eux à la transmission et à la dissémination d’une idéologie délétère conduisant de jeunes Français (faibles, crédules et facilement manipulables) à s’engager en tant que djihadistes et donc de devenir des ennemis de l’intérieur de leur propre pays, la France. Le propos de l’article est de montrer le caractère extrêmement simple et d’autant plus pernicieux du processus de recrutement en ligne de futurs djihadistes. Il s’intéresse « dans un premier temps à l’espace de production de ces biens symboliques (vidéos, discours, textes, programmes) et aux modalités de leur diffusion, en questionnant l’efficacité supposée des matériaux produits par les organisations comme l’État islamique (EI), ainsi que des discours de « courtiers du djihad », comme Rachid Kassim ou Omar Omsen, souvent présentés comme les « principaux recruteurs de la cause » » (p. 170). L’article fait état d’une dynamique de professionnalisation évidente dans la fabrication et la diffusion de contenu audiovisuel par les recruteurs du Djihad qui est tout à fait de nature à impressionner et à séduire des jeunes individus désorientés en recherche de sens à donner à leurs existences et d’un sentiment d’appartenance réconfortant : « la qualité visuelle et la maîtrise de certains codes culturels (les jeux vidéo notamment) de certains films de propagande produits depuis le milieu des années 2010 par des groupes armés n’ont pas manqué de frapper les observateurs. Le fossé apparaît en effet considérable, qualitativement et quantitativement, entre les cassettes vidéos VHS diffusées sous le manteau dans les années 1990 et les films réalisés plus récemment par des organes comme al-Hayat Media Center et al-Furqan pour l’EI et al-Badr Foundation for Media Production pour Al-Qaïda dans la péninsule arabique (AQPA) » (p. 171). Les vidéos choquantes d’exécution par décapitation produisent un choc moral qui ébranle les repères de celui qui visionne la vidéo et le fait basculer dans un premier niveau d’embrigadement dans la perspective de la prétendue guerre sainte (« djihad »). Face à un monde qui vacille, le discours martial et les images violentes (telles que celles que l’on retrouve dans les jeux vidéo et dans les films d’action) provoquent une adhésion de la part de jeunes en mal de lien social et en quête de sublimation par un acte soi-disant noble (combattre par les armes les infidèles désignés par une idéologie haineuse sans lien avec l’islam le plus classique) : « L’idéologie n’est pas un virus dont il suffirait de tarir les vecteurs pour enrayer la diffusion […]. Pour comprendre ces passages à l’acte, il faut aussi revenir sur […] les multiples compétitions pour tenir sa place, comme les dynamiques d’escalades enclenchées par les réponses institutionnelles » (p. 183) qui conduisent ces jeunes désorientés vers le passage à l’acte meurtrier.

4Dans le sixième chapitre de la deuxième partie de l’ouvrage (p. 309-323), Stéphane Dufour, professeur en sciences de l’information et de la communication à l’université de Lorraine étudie quant à lui l’évolution des stratégies de communication notamment numériques des catholiques radicaux anti interruption volontaire de grossesse : « L’étude menée ici se centre sur ce passage d’une action physique, et souvent violente, de groupes catholiques dans l’espace public à l’action dans la matérialité numérique d’Internet et des réseaux sociaux en interrogeant tout à la fois l’évolution de la stratégie communicationnelle et discursive, les nouvelles modalités de mobilisation, la posture identitaire de cette génération de militants, ainsi que les nouvelles expressions de la radicalité » (p. 311). Signe des temps, l’étude montre le déplacement sur un nouveau front du combat des catholiques contre l’interruption volontaire de grossesse, l’espace public numérique, et l’abandon d’une posture violente associée aux actions commandos menées devant les maternités dans les années 1980 et 1990. Les Survivants, ainsi que se désignent ces militants d’un nouveau genre, font évoluer leur action vers une nouvelle forme de contestation numériquement assistée : « Forts de ces codes de communication, les Survivants se définissent en puisant aux sources de l’activisme de gauche, comme un mouvement “d’agit-prop” et entendent se faire connaître et reconnaître dans l’espace public auprès d’une cible jeune avec l’objectif, non pas de contester la légalité de l’avortement, comme les groupes précédents, mais d’en interroger la dimension éthique » (p. 318). Les formes communicationnelles employées par les Survivants diffèrent foncièrement de celles de leurs prédécesseurs par la substitution de la joie à la violence et de la neutralité confessionnelle à l’appartenance catholique affirmée d’antan. Ils justifient leur « hacktivisme » sur le Web par une motivation humanitaire et non plus religieuse : « que ce soit sur le terrain matériel de l’expression ou sur le terrain des réseaux, ils ont donné une forme rajeunie, ludique et festive à la relation de communication qu’ils veulent instaurer avec leur cible prioritaire » (p. 322).

5Ce dernier chapitre est caractéristique, par sa densité épistémologique et théorique et la variété des terrains investigués, du caractère riche et foisonnant des analyses dont cet ouvrage constitue le recueil. C’est un ouvrage qui à n’en pas douter fera date et qui est à mettre entre les mains de toutes celles et de tous ceux que la violence et l’engagement radical intéressent et interrogent.