1Bertrand Folléa dirige une agence de paysage de renommée internationale. Enseignant et chef d’entreprise, son expérience s’exerce à la fois dans deux métiers étroitement associés : paysagiste et aménageur. Son agence a conçu de nombreux projets en urbanisme et produit des atlas de paysage. Dans ce livre, il dépasse ses réussites et ses expériences pour se placer à la fois dans le registre de l’inquiétude, voire de la colère, mais aussi de l’espoir et de la poésie. La métaphore de l’archipel qui est inscrite dans le titre résume assez bien la référence à ces deux contraires évoqués. Dans nos représentations, l’archipel réfère à la fragilité, à l’isolement mais également au réseau et à la poésie des lieux. Le texte est porté par des interrogations souvent indisciplinées, en tenant compte de la flexibilité attendue pour s’adapter aux transitions qui nous assaillent. Nous devons admettre que le monde change vite et en tous sens. En 2016, les travaux de B. Folléa ont été couronnés par le grand prix national du Paysage. Homme de terrain, cet auteur cherche à rapprocher, intriquer, réunir la technicité qui bouleverse la lente sécrétion des paysages anthropisés et un net engagement en faveur de la poésie des lieux, des mises en récit pour aborder autrement les territoires. Il affectionne les lieux sensibles. Pour lui, ce bien commun par excellence fait parler, rêver, agir. Pourquoi pas, il est encore invitation à chanter et danser, exprimer notre joie de vivre. Dès l’introduction, son propos plaide en faveur de ce qui peut déranger, sortir des chemins balisés, dégager de la place pour exprimer la créativité et l’audace.

2Cet essai est court mais généreux. Il est stimulant pour l’esprit, roboratif pour qui se penche sur le couple aménager/ménager. Il dénonce l’amnésie et l’inculture, le trop peu d’intérêt porté aux externalités positives générées par des cercles vertueux. Cette livraison de réflexions soumises à l’effort de synthèse forme une ambitieuse démonstration. Pour l’auteur, le paysage est levier, prétexte, objet partagé pour aborder le pari d’une transition qui s’avère urgente face à la récurrence des dysfonctionnements climatiques qui continuent à nous surprendre et nous blesser. Ce livre parle des pas de côté à envisager, de chemins de traverse à emprunter pour s’adapter aux changements. Le propos retenu relève du plaisir anxieux et décalé à partager, à s’offusquer des rétentions et refus qui expliquent le renvoi systématique de la question paysagère dans le registre des sujets annexes. Le ton est donné, à la fois révolte, désabusement, impertinence et inquiétude face à un sujet grave et trop souvent mal entrepris. Actuellement, la question paysagère a trop tendance à s’effilocher entre le projet de départ et la réalisation finale. Comme s’il était secondaire, que l’on méconnaisse « sa dimension rassembleuse, transversale » (p. 10). Et pourtant, « le paysage est un miroir qui reflète les interrogations les plus globales de l’époque » (p. 8). L’ausculter tend à bousculer l’ordre établi. Le paysage est un biais pour s’engager, se projeter, alimenter l’utopie si nécessaire à notre bonne santé, à notre équilibre.

3La première partie est intitulée « Transition et paysage ». Le paysage sert de cadre de vie, évolue avec nos façons individuelles et collectives d’entretenir des liens avec la planète. Penser et anticiper à propos de l’avenir du paysage relève d’une démarche citoyenne, mondiale et surtout locale. Ce sujet invite à secouer l’inertie et à engager l’émergence d’espaces sobres et décarbonés. Ceci signifie le rejet d’une « énergie facile, fossile, fissile » (p. 15). La sobriété invite à un nouveau rapport au monde. Renouveler les énergies doit amener à remodeler les paysages, avec comme par le passé le contact, la proximité avec la production énergétique. Il faudra se réhabituer aux paysages de la production énergétique. Après ce retour à l’énergie visible, B. Folléa traite de l’efficacité attendue des paysages abordés comme le révélateur du fonctionnement d’un système complexe et englobant, « démographique, énergétique, économique, alimentaire, urbain, numérique » (p. 27). Cadres utilisés pour tisser des relations, les paysages ont été fragilisés par la longue période du pétrole bon marché. Il faut sortir des trois contresens qui les ont malmenés : le laxisme, la mise sous protection sans que l’économie soit suffisamment présente, enfin la confusion entre le paysage et « le paysagement », l’idée de verdir les lieux (p. 35). B. Folléa avance l’amer constat que le paysage reste en marge, qu’il n’est ni socle ni moteur des actions politiques produites. Pour aller de l’avant, le paysage mérite d’être abordé par une double approche systémique et historique afin de valoriser son rôle relationnel et la note sensible qu’il intègre. Il porte « un concept innovant, décapant adapté à la gestion de la transition » (p. 41). « Le paysage est passage » (p. 42).

4La seconde partie porte pour titre « La transition par le paysage ». Son texte est distribué entre 13 items : projet, action, esprit des lieux, écriture et lecture, etc. L’auteur y parle d’hybridation, de « créolisation » des paysages (p. 96). Cette posture invite à mener des démarches traversières et indisciplinées moulées dans le creuset de la transversalité. Le paysage serait « l’esperanto de l’aménagement » (p. 71). Par souci didactique, B. Folléa compare alors le paysage à l’écriture. Cette métaphore fait avancer sa compréhension. Il est bien commun. C’est une cause à défendre. Il est articulé autour de quatre échelles mises en concordance et en interaction et le territoire est sa charpente. La grammaire du paysage s’exprime au niveau du site. Le lieu ménage des points d’attache, des sortes de conjonction de coordination pour assembler ses éléments. L’objet donne la lisibilité et l’ensemble évolue avec le soin accordé aux détails. À ces différentes échelles, il faut ajouter et réhabiliter la dimension domestique. Le paysage est souvent ordinaire et se vit au quotidien. Le projet de paysage est choix de vie ancré dans le concret et le local. Sa complexité relève d’une trame tissée. Il se raconte, s’écrit en récit où prennent place la beauté et la poésie. Il sert des aménagements renouvelables, mobiles, éloignés de l’étude d’impact actuellement encadrée par trois verbes : éviter, réduire, compenser (« ERC », p. 52). Ces verbes dénotent l’aménagement comme une faute alors qu’aménager, c’est accompagner le vivant, en particulier sur la richesse à préserver des interfaces (rivages, berges, lisières, trames, ourlets et coutures de toutes sortes, etc.). Évasion et respiration siéent bien aux ambitions d’aménager de façon soutenable, en dessinant des cycles, des cercles, des circuits enchevêtrés mais lisibles, si possible vertueux. Pour faire avancer un projet, l’élu doit être le chef d’orchestre du mouvement à impulser. Il anime le dialogue à installer de façon démocratique. Il joue la carte de la « reliance » (p. 73), autrement dit de l’expression sensible dans la relation des hommes avec la confiance accordée à leur territoire. Le paysage met en liance, est « système médiateur » (p. 75). Il rapproche les intentions des passés, la force du présent et les désirs de futurs possibles. Cette mobilité va dans le sens des jardins en mouvement de Gilles Clément. Le paysage doit marier, rassembler. Aussi faut-il dénoncer le zonage et aborder son remplacement par des transitions, des boutures pour ne pas endommager nos cadres de vie où s’associent les contraires, par exemple le vertical et l’horizontal, le fluide et le rigide. Dans une logique inclusive, pragmatique, relationnelle et sensible, le paysage rapproche l’objet et le site. Dans ce contexte, la pensée binaire doit s’esquiver pour laisser la place à la démarche alternative déclinée dans des possibilités variées. Ceci est traduit par l’usage de la conjonction de coordination « ou bien » et non pas « et ».

5Ce livre est un plaidoyer, une invitation à sortir le paysage de la marginalité où il est relégué. L’ouvrage inspire et apporte du tonus à tous ceux qui s’impliquent dans les démarches de construction des territoires. Il réfléchit à réussir la transition paysagère à aborder comme un changement désiré. Ce passage demande de faire évoluer nos comportements, nos rapports à l’espace devenu archipel par nos façons de pratiquer, d’investir des lieux vastes, vécus, perçus ou même rêvés. B. Folléa résume sa pensée dans cette jolie expression : « Composer le rivage, ménager le passage, organiser la transition, c’est faire paysage » (p. 111).