1L’ouvrage de Francis Lebon, professeur en sciences de l’éducation à l’université Paris Descartes (Centre de recherche sur les liens sociaux – Cerlis), est le fruit d’une habilitation à diriger des recherches (HDR) intitulée « L'animation et l'éducation populaire en France : action publique, professions et division du travail » (soutenue le 30 nov. 2018 à l’université Paris Nanterre). La loi du genre académique explique que l’ouvrage ne consiste pas seulement en une note de synthèse des travaux du chercheur, mais aussi d’éléments autobiographiques et d’un retour réflexif sur son parcours de recherche (ces passages sont signalés par une réduction de la taille des caractères). L’auteur qui, avec Emmanuel de Lescure, codirige un Groupe de réflexion sur la recherche en éducation populaire (GRREP), est un des meilleurs spécialistes des questions croisant éducation populaire et animation. D’une manière générale, l’ouvrage est ancré dans deux axes de recherche, l’un en histoire et sociologie de l’éducation populaire et des loisirs, l’autre en sociologie d’un groupe professionnel, celui d’animateur∙trice. Il reprend le plan en trois parties annoncé dans le sous-titre de l’HDR, à savoir une socio-histoire de l’éducation populaire et de ses rapports avec l’État (Partie 1 : « Des politiques d’éducation pour la jeunesse », p. 37-76), une sociologie de l’animation (Partie 2 : « Des animateurs pour les enfants et les jeunes », p. 77-112) et une réflexion sociopolitique sur les rapports entre éducation populaire et école ainsi que sur la division du travail éducatif au travers d’une étude de cas, celui de la réforme des rythmes scolaires de 2012 à l’école primaire (Partie 3 : « L’animation à la rescousse de l’école », p. 113-150).

2La première partie, centrée sur l’éducation populaire en France, ses finalités, ses mouvements ainsi que leurs rapports avec l’État, intéressera les chercheurs en sciences de l’information et de la communication qui travaillent sur les politiques publiques dans les domaines de l’éducation, de la culture et du sport. Elle montre que l’éducation ne se réduit pas au domaine scolaire et concerne des activités en marge de l’école (périscolaires, parascolaires, formation d’adultes, etc.), vise des publics divers (enfants, jeunes, adultes) et mobilise de nombreuses professions (animateurs, éducateurs, formateurs, médiateurs, etc.). De manière générale, elle se donne pour objectif de décrire les relations complexes entre les mouvements d’éducation populaire, le politique et la politique. Reprenant à son compte la thèse communément partagée d’Antoine Prost selon laquelle l’éducation populaire se situe dans le giron de la gauche élargie au catholicisme social, elle innove néanmoins en posant la question de l’efficacité de la formation des jeunes à la citoyenneté. Elle propose que ces activités d’éducation populaire se réduisent fréquemment à une vague prise de conscience du sens des loisirs, mais conduisent rarement à une véritable pratique politique.

3L’étude, qui est restreinte au cadre franco-français (les mouvements d’éducation populaire européens étant de préférence en lien avec des organisations religieuses ou politiques), ne tient néanmoins que partiellement la promesse énoncée par le titre sur la mise en perspective de la notion de « citoyenneté », dans la mesure où l’éducation civique au sens consensuel, républicain, « irénique », selon l’expression péjorative assumée par l’auteur (p. 73) est dévalorisée au profit d’une conception plus militante. Selon une position bourdieusienne radicale, l’auteur met en exergue les « petits » mouvements d’éducation populaire portant la contestation ainsi que des objectifs de changements sociaux et politiques, précisément en matière de démocratie participative. En revanche, il dénonce à demi-mots le caractère paraétatique, voire la complaisance avec les gouvernements socio-démocrates, des associations qui historiquement bénéficient d’une certaine légitimité au sein de l’éducation populaire, la Ligue de l’enseignement en tête, et ce, à trois reprises : à propos de la loi pour la refondation de l’École de la République portée par Vincent Peillon, ministre de l’Éducation nationale (2012-2014), présenté comme un ancien président de la Ligue de l’enseignement de la Somme (p. 58) ; concernant les événements à la fois « politiques et éducatifs » organisés chaque année depuis 1998 par la mairie socialiste de Rennes et la Ligue de l’enseignement (p. 60) ; au sujet enfin de la désignation en 2019 de Nadia Bellaoui, secrétaire générale de la Ligue de l’enseignement, comme l’une des cinq garant·es du Grand débat national impulsé par le président de la République Emmanuel Macron dans le contexte du mouvement des Gilets jaunes (p. 60). De la même manière, les « intellectuels d’institutions », qui revendiquent une légitimité venant du terrain de l’éducation populaire, sont critiqués, notamment « l’école bordelaise », qui fut impulsée par la Ligue de l’enseignement (p. 58). Cette tension à l’intérieur du champ universitaire nous semble l’expression des divergences internes aux mouvements d’éducation populaire, eux-mêmes traversés par la querelle des deux gauches, l’une sociale-démocrate réformiste, l’autre aspirant à plus de transformations sociales, voire à une révolution. L’importance accordée à Franck Lepage et à ses conférences gesticulées est à cette égard révélatrice (p. 73). Si ce mouvement d’éducation populaire fortement politisé n’a jamais fait l’objet d’une étude sérieuse, l’ouvrage a le mérite d’ouvrir des perspectives de recherche sur ce type de terrains non encore explorés. Surtout, il permet de couvrir le spectre large qui rassemble sous l’appellation à tiroirs d’« animation » aussi bien l’encadrement des cantines scolaires que les activités les plus partisanes politiquement.

4D’un point de vue idéologique, la deuxième partie est cohérente par rapport à la première, dans la mesure où elle porte une attention particulière aux petit·es animateurs et animatrices, à la « petite monnaie du capital », selon l’expression de l’auteur (p. 154), tandis que la plupart des recherches sont généralement centrées sur les cadres de l’animation. Ce n’est pas la moindre qualité de l’ouvrage qui, reprenant l’essentiel des travaux de l’auteur, décrit avec précision la nébuleuse des métiers de l’animation dans des domaines aussi disparates que le social, le médico-social, le culturel, le tourisme social, le secteur sportif et le champ politique. Ce groupe professionnel hétéroclite, contingenté par les classes populaires et intermédiaires, se caractérise en outre par une forte proportion d’emplois féminins, une précarisation du travail, un emploi à temps partiel ainsi qu’une rémunération relativement faible, si bien que l’auteur en vient à cette proposition audacieuse selon laquelle l’engagement, qui fait partie des marqueurs de la profession, puisse contribuer à son « invisibilisation » (p. 98).

5La troisième partie s’attache en particulier à décrypter les enjeux socio-politiques du débat qui a animé l’espace public concernant la réforme des rythmes scolaires ainsi que les discussions entre les divers représentants de l’école, des communes et de l’éducation populaire. Cette synthèse de travaux menés en partie avec Maud Simonet met aussi en lumière les tensions entre enseignants et animateurs d’une part, et la concurrence interprofessionnelle entre animateurs formés dans le champ de l’éducation populaire avec d’autres intervenants venus d’horizons divers d’autre part. Elle cherche enfin à cerner les « effets propres » (p. 136) de l’animation et de l’éducation populaire sur l’individu et la société.

6En définitive, s’adressant aux enseignants ainsi qu’aux divers acteurs de l’éducation populaire, ce livre présente l’intérêt scientifique de poser trois problématiques majeures : celle de la frontière entre éducation à la citoyenneté et militantisme, celle des raisons de l’(in)visibilité des animateur-trice-s employé-e-s dans le champ de l’éducation populaire et celle des retombées de l’animation et de l’éducation populaire. Cette dernière question est envisagée de manière particulièrement stimulante, dans la mesure où l’impact des activités éducatives, artistiques et culturelles de l’éducation populaire sur la vie économique, sociale et politique demeure difficile à évaluer.