1Cet ouvrage est le fruit d’une rencontre organisée en 2018 autour des pratiques et des savoirs concernant les publics, et plus spécifiquement l’attention et le soin que l’on peut leur porter dans le champ culturel. Cette rencontre (et la publication d’un livre associé) est suffisamment particulière pour qu’on en dise un mot en introduction. Elle s’inscrit dans une série de journées, intitulées « Musées Recherche », initiées en 2010, puis organisées régulièrement depuis, par l’Office de coopération et d’informations muséale (Ocim) et le laboratoire en sciences de l’information et de la communication du Celsa, Sorbonne Université (Gripic). Au cours de ces journées, des membres des communautés universitaires et muséales se rencontrent pour partager des résultats de recherche, des savoirs professionnels, des pratiques de collaborations, des valeurs, des doutes et des convictions. Un ouvrage collectif est édité à l’issue de chaque rencontre. Cet espace de dialogue entretenu depuis plus de dix ans est un exemple de contexte où peut se construire une réflexivité collective. Ainsi les sujets abordés traversent-ils plusieurs communautés professionnelles et sont éprouvés autant qu’ils sont débattus et analysés. Cette relation entre la production de connaissances, l’attention à nos façons de produire ces connaissances et de les incarner est ce qui lie les participants et auteurs de ces rencontres et de ces ouvrages. Pour le présent ouvrage, Joëlle Le Marec et Ewa Maczek nous invitent justement dès l’introduction à un regard habité sur la thématique choisie. Le souci du public rencontre aujourd’hui une actualité particulière, celle d’une crise sanitaire qui rappelle avec urgence l’importance du soin, la valeur du service public en France, et notre condition à toutes et tous à en être public.

2Ouvrant sur une grande introduction rédigée par J. Le Marec et E. Maczek, suivie de deux notices du Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédie et critique des publics (« confiance » et « amour du public »), Dictionnaire encyclopédique et critique des publics (publictionnaire.huma-num.fr) du Centre de recherche sur les médiations de l’université de Lorraine, le livre se compose de 11 contributions réparties en deux chapitres. Le premier chapitre scrute plus particulièrement la façon dont les points de vue des publics sont recherchés, valorisés, nourris et observés à travers une diversité de relations (l’étude et l’enquête, les projets de médiation, les projets d’expositions). On y comprend comment le scrupule, l’attention à autrui et la confiance sont loin d’être des stratégies, mais sont bien des processus longs qui mettent ensemble professionnels et publics dans la reconnaissance de ce qui existe en commun et de ce qui est altérité. Le second chapitre met en avant le récit de l’expérience des publics (leurs sociabilités, leur ténacité, leurs inconforts, leurs ambivalences, leurs mémoires) et de sa capacité à faire bouger les représentations et les relations avec les institutions.

3Le souci du public semble une évidence pour le monde des musées et des expositions. Mais à y regarder de plus près, on se rend compte qu’il recouvre une diversité de pratiques sous-tendues par des définitions du public qui peuvent fortement diverger (le public est-il une cible, un état, un régime du discours, une condition ?). Ainsi aux prises avec une diversité d’approches concernant le public, « nous n’en avons donc jamais fini avec l’exigence de constamment rediscuter de ce phénomène et de cette condition » (p. 12). À ce titre, toutes les contributions de l’ouvrage, qu’il s’agisse d’une posture et d’un engagement professionnel ou des résultats d’une enquête sur les expériences des publics, récusent une représentation de l’action culturelle qui consisterait à faire du public une audience qui réagit à une offre. Car c’est bien d’une approche critique vis-à-vis de la mise en marché et de la rationalisation des relations entre publics et institutions qu’il s’agit ici. Dans l’introduction, les auteurs montrent que l’évolution depuis les années 1990 d’un marché de la médiation rendu prospère par l’injonction continue à la modernisation et à l’innovation (les musées sont toujours poussiéreux, c’est bien connu !) et par l’injonction à une attention aux demandes des publics et à la personnalisation de l’offre, a contribué à définir le public comme une construction, une catégorie, un segment, bien plus que par l’attention à ses véritables pratiques et attentes. Ainsi la multiplication des façons de capter le public (en le modélisant, en le catégorisant) a produit une « pensée complexe sur le public, et a masqué l’appauvrissement des savoirs sur le public » (p. 15).

4Les auteurs de l’ouvrage proposent alors tous de revenir sur « les relations et les expériences dont se nourrissent à la fois le souci du public et la condition d’être public tels que vécus et éprouvés en situation. » (p. 15). Trois dimensions caractérisent l’ouvrage et je les décrirai comme des contributions majeures à la réflexion sur les publics à l’heure où les débats sur les droits culturels et les savoirs subalternes sont saisis par le discours des politiques culturelles. D’abord, le souci du public est directement lié à la notion de care (développée par Carole Gilligan en 1982, Sandra Laugier en 2006, Patricia Paperman en 2008), qui est ici posée dans sa dimension politique. Le care serait une autre considération de la politique comme pouvant être exercée là où s’éprouve le soin d’autrui et où s’assume la responsabilité de ce que l’on fait pour et avec les autres. Ainsi, comme le dit J. Le Marec, le public peut être vu comme la condition politique qui fait exister continuellement l’éthique du care au cœur des institutions de service public. Éva Sandri en fournit un exemple en plaidant pour un visiteur attentif. Elle montre que les institutions culturelles sont aujourd’hui aux prises avec une injonction contradictoire d’être à l’écoute du public et en même temps constamment dans l’innovation (« bouger changer, ne pas être en retard, ne pas laisser passer le train »). Ceci a pour effet une homogénéisation des formes de médiation qui s’engagent le plus souvent vers des formats participatifs et numériques (si possible ludiques et scénarisés). Elle analyse en contrepoint trois documents professionnels qui décrivent les droits des visiteurs (le carnet Les dix droits du petit visiteur de l’association Môm’Art, les dix droits du lecteur de l’écrivain Daniel Pennac, et les droits du spectateur de la scène nationale d’Alès Le Cratère), reconnaissant ainsi de façon institutionnelle et politique les pratiques liées à la discrétion et à la passivité.

5La reconnaissance politique des pratiques des publics dits marginalisés est l’objet du texte de Marie-Pierre Gadoua. Elle expose ce qu’on pourrait appeler avec J. Le Marec « une éthique de la compensation », en montrant comment est appliquée au sein des Bibliothèque et Archives nationales du Québec, une politique d’inclusion sociale (un ensemble de processus et d’actions mis en place afin de faciliter la participation à la vie sociale et collective des gens qui en sont exclus). Elle montre par exemple que cette politique passe par un principe activé de mixité sociale au sein du « grand public », et un principe d’engagement intellectuel réciproque. Les projets décrits révèlent l’importance des liens sociaux (et notamment professionnels) qui sont créés ou renforcés ainsi que la circulation des savoirs des publics marginalisés qui sont valorisés, auto-documentés et exposés et qui contribuent ainsi à transformer profondément les représentations.

6Pour sa part, Jean-François Leclerc décrypte aussi un projet d’établissement culturel et raconte comme le centre d’histoire de Montréal a travaillé les enjeux d’attention aux publics du côté de son exposition permanente et non pas du côté de la multiplication d’une offre d’événements temporaires. C’est ainsi la valorisation du temps long et des effets durables de l’exposition permanente que présente le texte. L’espace permanent du musée peut être un espace de confort, de vie et de socialisation, un espace pour l’émotion, un espace où installer des dispositifs de mises en valeur mobiles et temporaires des collections, et il peut permettre d’assumer et d’exprimer les valeurs du musée.

7Enfin, on retrouve dans le texte d’Hécate Vergopoulos l’intériorisation de cette dimension politique du souci à l’autre, chez un type de public particulier : les touristes. L’auteure montre que la figure du touriste est paradoxale : sans cesse dénigré (le touriste est toujours trop pressé, trop superficiel, etc.), et en même temps ayant à cœur d’être un bon visiteur (patience, assiduité, réflexion sur sa place en tant que visiteur). Au travers d’une enquête auprès de touristes, et plus spécifiquement de touristes partants pour la Grèce en 2015, elle montre que le touriste intériorise cette tension entre impératif du bonheur et de l’enchantement et désir de respect de l’altérité et de la citoyenneté. Cette tension est vécue sur le mode du risque : risque de l’inconfort physique (fatigue physique, acharnement et grande exigence vis-à-vis de soi-même dans le rythme de visite par exemple) et risque cognitif (trouver la juste place, se préoccuper du sens du voyage, de son rapport éthique et décent au contexte visité).

8Ensuite, l’attention fine aux pratiques professionnelles qui cherchent à comprendre les expériences des publics montre ainsi à quel point les institutions sont en fait poreuses aux diversités des expériences et des investissements des publics. Cette plasticité des institutions est décryptée dans plusieurs textes.

9Ainsi Nathalie Candito montre-t-elle comment les études et les enquêtes sur les visiteurs du musée des Confluences sont une forme de médiation qui témoigne aux visiteurs que le musée est prêt à prendre en considération la diversité des rôles sociaux de visiteurs, des modèles de socialisation, des expériences vécues. La situation d’enquête est pensée dans la continuité de l’expérience de visite comme une opportunité donnée au public de livrer une parole, un sentiment, une réaction. Mais surtout, elle est une façon de dire qu’il y a un échange, un dialogue, une écoute. Le musée dit comment il considère le public en l’interpellant pour l’interroger. De son côté, Gaëlle Crenn décrit une exposition (Prenons Tous Place/Uashkapitau/Let’s take a stand) en partenariat entre le musée de la Civilisation de Québec, et les communautés autochtones. Elle décrit son propre changement de regard face à cet objet qui interroge les positionnements dans une coopération (y a-t-il un rapport de force entre une institution produisant une vision dominante de l’histoire culturelle et des communautés autochtones ? comment se répartissent les rôles ?). L’auteure montre comment cette exposition, produite en collaboration, attribue en réalité une « sensibilité extrême » aux publics autochtones, en réassignant des places énonciatives, en élargissant le sens que peut prendre la médiation (reconnaitre et exprimer des souffrances subies contribuent à les réparer). Cet exemple de muséologie collaborative montre comment peuvent être transformées les pratiques muséales du fait de la prise en compte des publics et du fait de la mise en visibilité du travail de coopération dans l’exposition même.

10Irène Bastard montre dans un registre différent que la Bibliothèque nationale de France accueille en son sein une diversité de pratiques (venir étudier en tant qu’étudiant et venir faire l’apprentissage de ces méthodes de lecture et d’études ; ou alors venir consulter les expositions). Le choix de ne pas faire d’opposition franche entre ces deux grands types d’usage qui seraient exclusifs les uns des autres est révélateur d’une conception très ouverte de la part de la bibliothèque de ce que peut signifier apprendre : on peut venir apprendre en mobilisant des appuis différents (le cadre académique ou le cadre institutionnel) tout en expérimentant une expérience solitaire hautement collective. « À la BNF, on vient être seul à plusieurs » (p. 123). Ces enjeux de sociabilité sont au cœur du travail de Stéphanie Masuy, qui décrit dans son texte comment le musée d’Ixelles a proposé pendant sa fermeture pour travaux de se faire du public un ami et d’activer les sociabilités de voisinage en se considérant voisin de ses publics habitant dans le même quartier. Ainsi, deux week-ends par an, dix œuvres sortent des réserves du musée et sont exposées chez et par des voisins proches du musée. Le dialogue se noue entre l’œuvre et l’hôte, par rapport à son choix d’objet, sa façon de l’exposer. La relation avec le musée est ici un prétexte à dynamiser ses sociabilités de voisinage et à investir différemment son quartier.

11Enfin, la forme des récits de cet ouvrage est bien souvent particulière. Les auteurs font des retours réflexifs sur leurs conditions d’enquête et sur la façon dont leurs expériences les ont affectés et ont transformé leur regard. La surprise vis-à-vis d’une situation, le fait de se retrouver à expérimenter un statut de public au même titre que les publics que l’on observe, mais aussi le temps long des expériences de terrain et la lente maturation des problématiques sont rendus palpables dans la matérialité des écritures. C’est le cas de Cecilia de Varine, qui a choisi la forme de la liste pour énoncer une série de recommandations, de vigilances et aussi de désirs concernant le souci du public, comme un mantra intérieur et poétique. On peut lire tout en haut de la liste une invitation à « refuser de considérer le visiteur comme un client à qui l’on vend quelque chose », mais aussi à « se souvenir que le visiteur a aussi un corps », puis toujours à « se souvenir du sens politique de cette institution, de son rôle social pluriel » (p. 139). La force poétique est aussi présente dans le texte de Yaël Uzan-Holveck et Laurent Wajnberg, qui interrogent ensemble la remémoration par le texte de leur visite d’un lieu mémoriel dont ils ont été visiteurs, puis deux fois scripteurs (un livre en 2003 Un dimanche à Auschwitz, puis l’article du présent ouvrage) et orateurs (participation à la rencontre Musées Recherche de 2018). Ce travail sur la matérialité de leur souvenir, sur les formes que prend la trace de leur désir de mémoire et d’histoire, les transforme. Ils accèdent à différentes positions dont celles « d’auteurs et témoins judicieux d’une part de l’expérience du lieu » (p. 167).

12C’est également une trajectoire entre différentes positions vis-à-vis de leur objet de recherche que Sophie Corbillé et Emmanuelle Fantin décrivent dans leur texte. Le malaise vécu pendant le salon Animal Expo, au Parc floral du bois de Vincennes, est lié aux figures et places de publics qui semblent assignées par cette manifestation. La marchandisation des animaux et leurs conditions d’exposition renvoient à une fièvre consommatoire et supposent un public qui participe à l’objectivation de ces vivants-animaux. Or, en resserrant la focale de leur observation, les deux auteures montrent que les interactions entre les vendeurs, les animaux, les publics et les professionnels présents dans le salon révèlent une grande attention aux animaux portée en commun par tous les participants. Ce qui est au cœur des préoccupations de ces publics qui sont en fait des amis, des passionnés, des protecteurs, est bien une préoccupation pour les animaux (le récit du soin à apporter aux animaux, la description de leur singularité, de leur sensibilité, les discours sur l’éducation des animaux). Pris entre logique de marché et espace d’expression possible de son affection pour les animaux, cet exemple rend instable les figures de publics.

13En définitive, Le souci du public est une contribution majeure à la connaissance sur les publics dans le champ culturel. La polyphonie interdisciplinaire et intersectorielle (les champs des musées, des bibliothèques, du tourisme, des salons animaliers, des lieux mémoriels) laisse la place à un profond dialogue qui converge sur les éthiques professionnelles partagées et sur une attention à la dimension très située des rôles de publics et de ce qu’ils permettent (réinvestir son quartier, créer un récit, entrer en dignité, etc.).