1Dans l’histoire des sociétés occidentales postmodernes, l’exercice de la démocratie conduit systématiquement les représentants élus (institués) par les partis politiques à rechercher activement les suffrages de la population locale ou nationale à l’occasion de scrutins le plus souvent extrêmement décisifs pour leur territoire ou leur formation politique et les oblige donc à (re)partir en campagne pour s’assurer d’obtenir l’adhésion de leur base militante et électorale (incluant également les sympathisants). La campagne électorale constitue un marathon pour les dignitaires politiques qui sillonnent le territoire français de bout en bout pour rencontrer leurs potentiels futurs électeurs, à l’occasion de réunions publiques de grande ampleur accueillant plusieurs milliers de curieux ou de militants dans des palais des congrès ou des salles polyvalentes. Les meetings constituent des moments stratégiques essentiels et des jalons symboliques qui rythment une aventure électorale – et c’est là ce qui en fait tout l’intérêt scientifique, alors même qu’ils sont rarement étudiés par les chercheurs en sciences humaines et sociales (histoire, sociologie, science politique, sciences de l’information et de la communication, etc.).

2Forte de ce constat de carence et désireuse d’y pallier, l’historienne des médias Claire Sécail a entrepris un véritable travail ethnographique de terrain en sillonnant la France et en assistant à 26 meetings des principaux candidats à l’élection présidentielle pour donner à voir, dans une perspective toute goffmanienne, les meetings de campagne sous le double angle de la mise en scène et de l’organisation invisible de ces rassemblements populaires qui relèvent du travail symbolique effectué dans la coulisse. Organisé en deux parties constituées respectivement de deux et de quatre chapitres, cet ouvrage analyse les formes et les fonctions des réunions électorales pour mettre en perspective leurs enjeux et leurs usages différenciés dans le cadre de l’élection majeure de notre système démocratique français.

3Dans la préface (p. 11-15), l’auteure s’interroge sur la façon dont « cet outil incontournable d’un “faire campagne” […] participe à la fabrique d’une stature présidentielle et […] fonctionne comme un espace de socialisation entre différentes instances réunies (candidat, famille politique, militants, sympathisants, journalistes, photographes, techniciens, etc.) » (p. 11). La chercheuse au CNRS précise dès l’entame de sa préface la méthodologie hybride qu’elle a adoptée et mise en place lors de cette enquête de terrain au long cours (elle a duré au total 14 semaines) dans le cadre de cette campagne hors normes à bien des égards et la manière dont elle a recueilli les données qui ont sous-tendu l’écriture de ce nouvel ouvrage. Elle explique ainsi avoir « rempli 3 cahiers de notes, pris 1 900 photos et filmé 15 heures d’images avec [s]a caméra. À cet ensemble de données qui éclairent l’environnement des meetings s’ajoutent quatorze entretiens avec des journalistes réalisés quelques jours après les réunions publiques où [elle] les avai[t] rencontrés, ainsi que l’analyse d’un corpus presse (Le Figaro, Le Monde, Le Parisien, Libération) paru sur la période observée » (p. 11). Claire Sécail a également pu consulter les comptes de campagne des cinq principaux candidats à la Commission nationale des comptes de campagnes et du financement des partis politiques (CNCCFP), au fur et à mesure de leur mise à disposition par l’autorité administrative indépendante à l’issue de la procédure contradictoire et de l’anonymisation des documents. Grâce à cette enquête, elle a ainsi pu bénéficier d’un matériau riche et varié pour prendre la mesure de cette campagne présidentielle inédite à bien des égards : « L’ouvrage issu de cette enquête cherche donc à restituer la matière vivante saisie durant l’observation, à mettre à jour comment, au-delà de la singularité du partage d’émotions propre à chaque rassemblement, les meetings électoraux obéissent à des phénomènes structurants et reposent en partie sur la reproduction ou la rupture avec des modèles préétablis et des logiques instituées (cultures politiques, stratégies de communication, écosystème médiatique, pratiques journalistiques) » (p. 13). Dans l’introduction (p. 17-31), C. Sécail explique fort justement que si le meeting fait florès grâce à la surface d’exposition considérable que lui offre sa médiatisation, il constitue, en tant qu’image médiatisée, une fenêtre sur les pratiques journalistiques et surtout sur les rapports complexes (parfois troubles, parfois consanguins) qui existent entre les médias et les dignitaires (partis) politiques. Ce qui a frappé l’auteure au moment de l’enquête préalable à la rédaction de l’ouvrage, « c’est le contraste entre le surinvestissement régulier des candidats dans le dispositif du meeting électoral et le relatif sous-investissement de la recherche académique sur cet objet interdisciplinaire » (p. 23) aussi bien en histoire, qu’en sciences du langage et en sciences de l’information et de la communication.

4Dans le deuxième chapitre (p. 97-168), C. Sécail développe une analyse des plus intéressantes sur les dispositifs organisationnels, logistiques et communicationnels (y compris numériques) qui permettent de mettre en scène une mise en performance du pouvoir, une « théatrocratie », comme l’a théorisée Georges Balandier en son temps : « En tant que dispositif technique et stratégique […], outil parmi d’autres, le meeting matérialise ainsi physiquement à travers une scénographie étudiée et une mobolisation recherchée de symboles, les différents objectifs politiques élaborés par les équipes de communication pour affirmer une certaine conception d’un “faire campagne” et exercer une action de séduction sur un environnement » (p. 98). La tenue du meeting politique passe préalablement par une phase de localisation, de sélection et d’agencement de l’espace (salle des fêtes, palais des Congrès, salle polyvalente) à des fins de réunions politiques publiques, qui est en général externalisée et confiée à des sociétés de conseil en communication ou bien d’évènementiel qui remplissent pour le compte des partis politiques et de leurs représentants de précieuses missions sur les plans du repérage des lieux de meetings et de leur mise en espace. Ces sociétés d’évènementiel veillent à attribuer des fonctions à différentes parties de l’espace retenu : scène, tribunes et rangées de sièges (où prennent place les proches du candidat et les sympathisants), coulisses, espaces techniques (régie, caméras, etc.), espaces presse. Au cours de son enquête au pays des meetings politiques, Claire Sécail a ainsi observé que lors de la campagne présidentielle 2017, Jean-Luc Mélenchon et Emmanuel Macron avaient en communn « d’avoir privilégié une scène centrale, sans fond. Placés au cœur du dispositif et encerclés par un public situé au même niveau. Ils veulent ainsi renvoyer l’image de candidats proches et entourés (donc symboliquement “populaires”) » (p. 99).

5Outre les jeux d’ombre et de lumière qui mettent en majesté l’orateur et plongent l’assistance dans une pénombre étudiée, le meeting s’appuie également sur des incontournables : pupitres, drapeaux, panneaux en tous genres qui donnent corps au discours, forme et sens à l’évènement, tout comme l’ambiance musicale qui participe pleinement au succès ou à l’échec de la réunion publique : « source de rassemblement et forme d’expression populaire accessible, la musique participe à la construction d’un univers symbolique et assure la cohésion d’une communauté donnée. Diffusée à chaque meeting, une musique de campagne est un outil indispensable du marketing politique. Elle contribue à l’élaboration d’un grand récit autour du candidat, vise à fédérer les émotions collectives et influencer les perceptions » (p. 114).

6Dans le troisième chapitre (p. 171-208), la chercheuse s’intéresse de plus près aux trajectoires des principaux candidats déclarés à l’élection présidentielle 2017, et plus particulièrement à la façon dont ceux-ci constituent les principaux protagonistes des meetings, plébiscités par leur base militante et dont l’arrivée théâtrale longtemps attendue et retardée provoque ferveur et enthousiasme : « Sa non-présence, savamment orchestrée, est déjà une façon de construire à travers des outils narratifs (vidéo, musiques, etc.) et des ressorts émotionnels (attente, excitation, joie), la mécanique du rôle principal et son incarnation » (p. 171). La figure du présidentiable se construit ainsi en partie en s’effaçant symboliquement, le candidat prenant conscience de sa capacité à exister dans les interstices de ses apparitions physiques. Si certains discours de campagne ont marqué l’histoire contemporaine et les esprits, le discours de meeting vise principalement « à la circulation la plus large possible afin que la performance et le message du candidat parviennent à toucher d’autres publics » (p. 208). Il constitue parfois le point d’orgue du rassemblement populaire et l’épicentre de sa couverture médiatique. Dans tous les cas, les meetings électoraux constituent des morceaux de bravoure rhétoriques, organisationnels et politiques.

7Dans la conclusion de ce stimulant ouvrage (p. 381-384), C. Sécail rappelle fort à propos que le meeting électoral opère comme un puissant producteur d’émotions collectives qui visent à produire le spectacle d’une démonstration de force partisane capable d’instaurer et d’orchestrer la dynamique de la compétition électorale : « Si le meeting est d’abord une mise à l’épreuve des corps – physiques, sociaux, institutionnels, professionnels et symboliques – il se présente également comme un espace complexe d’accès aux sensibilités contemporaines » (p. 381), et ce n’est pas là le moindre des mérites de ce livre stimulant, qui se saisit d’un relatif impensé de la recherche en sciences humaines et sociales : le meeting en tant qu’objet au croisement de l’histoire (de la communication) politique et de l’histoire des médias.