1Au printemps 1918, l’attention des médias est centrée presque exclusivement sur le conflit mondial ouvert en 1914. « Pourtant, en coulisse, la France tousse, la France a la fièvre. Une épidémie de grippe très contagieuse a envahi casernes et chaumières. Tous les pays européens sont touchés » (p. 7). Cette pandémie qui s’annonce et causera la mort directe de 50 à 100 millions de personnes d’après les bilans établis a posteriori a un nom : la grippe espagnole. Freddy Vinet, professeur à l’université Paul-Valéry Montpellier 3, en intitulant son ouvrage La Grande Grippe. 1918. La pire épidémie du siècle, donne le ton. Et de fait, celui-ci apporte un éclairage nouveau et passionnant sur la grippe dite espagnole qui sévit d’avril 1918 à mai 1919 avec des répliques jusqu’en 1921.

2Organisé en huit chapitres, l’ouvrage s’ouvre avec « les morts célèbres et les anonymes » victimes de la grande grippe avant de poursuivre sur la propagation de la grande grippe, plus connue sous le nom de grippe espagnole. Cette appellation se révèle pourtant erronée car aujourd’hui encore l’origine géographique de la grippe de 1918 reste soumise à de multiples hypothèses. À ce sujet, le livre est particulièrement intéressant et révèle les divagations des différents États pour essayer d’attribuer à tel ou tel pays l’origine du mal. Longtemps la piste européenne a prévalu, or cette idée est désormais peu accréditée par les spécialistes car « la diffusion à partir d’un foyer où le virus aurait muté transparaîtrait sous la forme d’une diffusion radiale. Or, l’émergence de la mortalité est quasiment simultanée sur tout le continent » (p. 54). La piste américaine semble plus sérieuse, mais elle est dépendante des archives militaires. La piste asiatique, pourtant évoquée dès les années 1920, semble aujourd’hui être revalorisée en lien avec la « pneumonie » des travailleurs annamites en France en 1918. Mais là encore, cette hypothèse souffre de faiblesses, puisque la première trace de l’épidémie, en mars 1918, aux États-Unis, apparaît, non pas sur la côte ouest qui accueille les navires asiatiques, mais sur la côte est. Et l’auteur de reconnaître que la localisation des foyers originels « reste un mystère » (p. 57).

3Toutefois, restituant l’objet historique dans sa chronologie et retraçant le parcours du virus, comme il est possible de le faire avec les documents accessibles, d’un port à un autre, d’un camp militaire à un village, F. Vinet parvient ainsi à tenir en haleine son lecteur. Arrivée au printemps 1918 en France, dans le contexte de la Première Guerre mondiale qui met en mouvements des millions d’individus (militaires et civils), la grippe sévit en trois vagues très meurtrières : mai-juin 1918, septembre-décembre 1918, février-mai 1919. Mais des résurgences apparaissent encore en 1921 et révèlent alors une caractéristique propre à cette grippe, contrairement à une grippe saisonnière : sa durée dans le temps. F. Vinet met ainsi en lumière les particularités de cette pandémie et sa gestion à une époque où « la bataille bactériologique semble en passe d’être gagnée et laisse entrevoir un siècle exempt d’épidémies massives » (p. 77). La Grande Guerre, avec ses déplacements et concentrations de troupes, les conditions de vie insalubres dans lesquelles celles-ci vivent, facilite aussi la reprise des maladies infectieuses dont la grande grippe n’a pas le monopole, comme le rappelle l’auteur, qui évoque la fièvre typhoïde ou la diphtérie. Un des intérêts de l’ouvrage de F. Vinet est de mettre en évidence la gestion confuse de l’épidémie tant par les autorités civiles que militaires, dans les pays neutres que dans les pays belligérants. Des oppositions se révèlent très vite dans ces derniers, à l’image du cas américain : les officiers et médecins du front demandent une mise en quarantaine d’une semaine avant de faire embarquer les soldats, ce que refuse le chef d’état-major au secrétariat à la Guerre à Washington, au motif de ne pas retarder les opérations (p. 114). Or, de fait, si le navire George Washington, qui appareille en septembre 1918, laisse sur les quais 450 hommes grippés, deux jours plus tard 550 nouveaux cas sont détectés à bord. En France, la gestion militaire de l’évacuation des grippés soulève aussi bien des débats et ici encore, F. Vinet, faits à l’appui, démontre que l’évacuation des grippés vers l’intérieur a pu contribuer à la diffusion de l’infection (p. 117). Dans nombre de pays, les ministères ou départements chargés de la santé sont encore embryonnaires et ne disposent ni des ressources humaines, ni parfois d’assez de volonté pour faire respecter des mesures coercitives plus dures dans un pays déjà affaibli et marqué par la guerre. En Nouvelle-Zélande, le département de Santé publique, créé en 1900 et composé de huit personnes, est vite débordé par l’épidémie (p. 121). La guerre empêche toute fermeture des frontières pour permettre l’arrivée de nouvelles troupes et de marchandises, tandis qu’au sein même des États belligérants les mouvements de troupes et les permissions accélèrent la diffusion.

4Un autre intérêt de l’ouvrage est d’aborder le bilan humain de la pandémie, revu à la hausse depuis quelques années. La grippe espagnole est l’épidémie la plus meurtrière depuis la peste noire de 1347-1348 et cela avec une contagion extrême puisqu’entre 20 et 60 % de la population mondiale aurait été touchée. La difficulté pour l’historien reste de ne pouvoir se fonder que sur des recensements incomplets, quand il y en a : « Les statistiques sanitaires de la France pas encore très fiables à cette époque, ne donnent que des indications de tendance, sans prétendre à l’exhaustivité. La remontée des causes de décès ne fut véritablement systématisée qu’entre les deux guerres mondiales » (p. 65). Au sein d’un même pays, les bilans sont plus précis pour les grandes villes. En France, Paris bénéficie d’un bilan fin : 8 475 décès pour cause de grippe recensés pour 2,9 millions d’habitants. Alternant avec les échelles locales et nationales, F. Vinet met brillamment en lumière la mortalité impressionnante de la grippe : en Espagne, la grippe cause une surmortalité de 11 % tandis que dans le Grand Nord canadien, 30 à 80 % de la population de certains villages est emportée par le virus (p. 68). L’Asie est le continent le plus touché avec 84 % de décès liés à cette grande grippe, suivie par l’Afrique qui recense presque autant de morts qu’en Europe mais avec une population deux fois moindre (p. 73). Pour telle ou telle région, l’historien se confronte au manque de sources et laisse deviner un bilan encore plus lourd, notamment pour les 35 millions de victimes en Asie, « au bas mot » (p. 72). En alternant ainsi avec les échelles, F. Vinet permet au lecteur de bien comprendre les conséquences socio-économiques de la grippe, et notamment celles sur la natalité, puisqu’en 1918-1919, pays en guerre et pays neutres connaissent tous une baisse de la natalité au moment même du pic de l’épidémie (p. 158).

5Enfin, les deux derniers chapitres, consacrés à l’oubli de la mémoire de la grande grippe, sont particulièrement passionnants. L’auteur qualifie ainsi la grande grippe comme « la catastrophe oubliée » (p. 167), expliquant que cette mise au plan secondaire n’est pas récente mais date de l’évènement même. En effet, en 1918-1919, non seulement les médias restent concentrés sur la guerre et son issue mais, d’autre part, nombreuses sont les voix qui affirment alors qu’« on ne meurt pas de la grippe », surtout pas lorsque des hommes sont tués sur le front (p. 172). Enfin, plus que d’un oubli, F. Vinet estime qu’il s’agit aussi, du moins en partie, d’un silence volontaire, pour taire le « ratage monumental » des autorités sanitaires (p. 203). Plus d’un siècle après l’événement, l’auteur met en contraste l’abondante historiographie sur le sujet et la faible proportion de manuels scolaires qui en parlent ou l’absence de lieux de mémoire, exception faite au Canada (p. 175).

6Finalement, l’ouvrage de F. Vinet est une étude remarquable et très agréable à lire. La conclusion de l’auteur résonne comme une mise en garde tristement d’actualité : la perte de la mémoire des épidémies graves depuis la seconde moitié du xx^e siècle amoindrit la vigilance face au risque d’une nouvelle pandémie (p. 204). L’ouvrage se ferme avec quelques cartes et graphiques bienvenus, une riche et actualisée bibliographie et un appareil de notes important (plus de 600). Une lecture à recommander.