Paola Paissa, Roselyne Koren (dirs), Du singulier au collectif : construction(s) discursive(s) de l’identité collective dans les débats publics
Texte intégral
1Entre analyse du discours, rhétorique et questionnements sociaux, l’ouvrage de Paola Paissa et Roselyne Koren se propose d’explorer les co-constructions qui se tissent entre la subjectivité des énonciateurs et la constitution d’un je « collectif » capable de faire communauté à partir d’instances discursives singulières et groupales qui se chevauchent, toutes porteuses de constructions identitaires. Le volume, doté d’un index conceptuel et de nombreuses tables graphiques au sein des contributions est illustré par un graphe du street artiste Millo représentant une figure féminine portant le monde sur elle, telle Atlas, ployant agenouillée sous le poids d’une sphère représentant les interconnexions qui la constituent. Le projet de l’ouvrage, défini par P. Paissa et R. Koren dans leur introduction, consiste à « explorer les liens discursifs et argumentatifs liant le singulier au collectif » (p. 9). Deux champs de recherche complémentaires sont associés : les études sur l’argumentation et les études sur le discours toutes deux fortement structurées autour de la notion d’ethos singulier et collectif définie telle que par Dominique Maingueneau et Patrick Charaudeau. Nous utiliserons ici la graphie de ce terme sans accent par un souci de neutralité vis-à-vis des divergences de certains chercheurs du domaine quant à l’orthographe du terme. Au demeurant, c’est le choix qui a été fait dans l’ouvrage.
2L’ouvrage est structuré en deux parties : la première partie, « L’individu collectif dans tous ses états » (p. 25-105) regroupe cinq contributions consacrées aux multiples facettes de la subjectivité d’un « je » collectif polyédrique en recourant aux théories de l’énonciation, à la notion d’incorporation (D. Maingueneau, « Lecture, incorporation et monde éthique », Études de linguistique appliquée, 119, 2000), au lien entre argumentation et énonciation (Ruth Amossy, « Introduction : la dimension argumentative du discours – enjeux théoriques et pratiques », Argumentation et Analyse du Discours, 20, 2018) et aux différents types d’ethos (« préalable », « dit » , « montré », « représenté »). Dans la deuxième partie (p. 109-207) intitulée « Identités collectives et singularisation » les auteur.es se proposent d’appréhender les formes de réciprocité entre discours singuliers et collectifs qui peuvent se façonner mutuellement par adhésion et/ou contrepoint.
3Dans un premier temps, D. Maingueneau (p. 25-38) identifie, en s’appuyant sur des exemples religieux, politiques et sociaux, un « je », fort ou faible, en fonction, d’une part, de la mémoire collective qui fonde l’identité groupale et, d’autre part, de la rémanence de la communauté dans le temps. En premier lieu, D. Maingueneau identifie un « je » participatif qu’illustre une prière tirée d’un périodique des témoins de Jéhovah (p. 26). Ce « je » se fait constituant de l’identité des pécheurs autour d’un « je » exemplaire (tel Jésus s’adressant aux fidèles, p. 26) dont la force participe de l’expérience millénaire de l’Église et de la relation du collectif avec Dieu (p. 28). Différemment, le « je » de « Je suis Charlie », qui procède également d’une aphorisation, tient sa faiblesse de l’éphémérité du collectif, lui-même relié par une réaction consensuelle aux attentats et non par une idéologie précise. L’auteur envisage également un « je » médiateur, celui du sermonneur qui fédère et identifie un collectif formé de plusieurs individus susceptibles d’interagir (p. 30-31). Quant au « je » initiateur, D. Maingueneau le voit en la figure de Jacques Lacan. Fort d’une tradition scientifique préexistante légitimant l’exemplarité de son « je » inaugural, J. Lacan convertit selon l’auteur une communauté en collectif « doté d’une identité et d’une organisation » (p. 33). En cela le « je » initiateur se place lui aussi dans la catégorie des « je » forts, contrairement à celui de José Bové lors de sa profession de foi précédant la présidentielle de 2007, et qui se pose en « porte-parole d’un rassemblement » (p. 33). Or, ce concept de rassemblement et son « instabilité structurelle » fait justement la faiblesse du « je » identifié par l’auteur (p. 37).
4La deuxième contribution de R. Koren (p. 39-54) s’intéresse au « je » initiateur d’Emmanuel Macron inaugurant la construction du mouvement politique En Marche ! L’individuel et le collectif sont envisagés dans un continuum et non comme une opposition notionnelle (p. 41). Il est question de fédérer un mouvement en devenir en partant d’un positionnement « ni-droite ni-gauche », anti-clivage, incarné par la personne d’E. Macron. R. Koren s’appuie sur un corpus constitué de deux catégories de documents (officiels et articles publiés dans la presse politique) qui permettent à l’auteure de mettre en évidence une « entreprise de séduction » par la dialectique des pronoms afin de transformer les destinataires en une collectivité d’adhésion au projet de rénovation trans-partisan (p. 43). L’auteure fait remarquer que le « je » initiateur de E. Macron est guidé par un « surdestinateur » de nature idéologique : « les quatre valeurs constituant l’idéal éthique personnel de Macron » (autonomie, liberté, fidélité, ouverture) servent ainsi à fonder l’idéologie collective du mouvement (p. 47). Selon R. Koren, ce dernier doit prendre appui sur des fragments de mémoire collective pour légitimer les valeurs fondatrices dont il se fait le héraut. En prenant appui sur une autre figure singulière porteuse d’un collectif fort uni contre l’ennemi, E. Macron envisage un transfert de la responsabilité personnelle vers une responsabilité collective (p. 48-49). D’après l’auteure, le « je » initiateur de E. Macron tente de fonder le collectif à partir d’un récit où le jeu des pronoms participe d’une volonté manifeste d’affirmer la responsabilité personnelle comme valeur éthique collective (p. 54).
5Dans le troisième texte, Alain Rabatel (p. 55-69) analyse le récit d’un évènement discursif en s’appuyant sur les commentaires de Laurent Binet. Le meeting électoral de François Hollande au Bourget en 2007 fait l’objet d’un récit théâtralisé qui fait se croiser la subjectivité du narrateur et celle du candidat. A. Rabatel envisage les attentes du public (p. 58-59), les moments qui précèdent l’arrivée de F. Hollande sur le parterre, son allocution et les réactions de l’assistance. La crainte d’une tiédeur et d’une mollesse faisant écho à l’ethos préalable peu flatteur de F. Hollande (p. 62) est finalement rendue caduque par la métamorphose de l’orateur dont l’identité personnelle évolue vers une hyper détermination et un enthousiasme auxquels répond positivement le public. Dès lors, A. Rabatel reprend les dimensions catégorielle, expérientielle et idéologique relevées par D. Maingueneau pour appuyer la construction d’un nouvel ethos, d’une nouvelle identité personnelle en contrepoint radical avec l’ethos préalable de F. Hollande. L’auteur observe les stratégies communicatives et argumentatives permettant de passer du personnel au collectif, notamment par voie d’adhésion du public à l’ethos individuel de sorte à façonner et fortifier l’identité collective. Parmi ces stratégies, A. Rabatel note (p. 64) l’invocation à François Mitterrand, figure tutélaire d’appui et de légitimation. La critique virulente des idéologies adverses constitue également un ressort pour façonner les identités personnelles et collectives autour de F. Hollande qui ne se contente pas de cibler ses ennemis mais qui se démarque activement des adversaires dans sa méthode et son agenda politiques (p. 65-68). Le contre discours et la dialectique « nous »/« eux » prend alors une toute autre valeur lorsque L. Binet s’inclut dans le « nous » (p. 68). Enfin, A. Rabatel associe la co-élaboration de l’identité collective au substrat mémoriel des mythologies partagées puis revient sur la notion d’incorporation (p. 69) pouvant être conçue comme un pivot pour la co-construction des identités personnelles et collectives.
6Ruggero Druetta (p. 71-90) analyse la parodie humoristique sur le plan de la réception et de la production. Dans la mesure où cette dernière s’applique à des personnages archétypiques, le genre interroge en soi la notion d’identité singulière (p. 72) cueillie ou non par le public. Après avoir situé la parodie dans ses dimensions langagières et extra-langagières, R. Druetta oppose une identité en abstraction à une identité de l’expérience susceptible d’évoluer avec le temps (p. 73). La conception ontologique de l’identité s’étend ainsi aux individus collectifs et participe d’un fonctionnement complexe où la partie et le tout, le singulier et le collectif, peuvent se voir attribuer des propriétés extensibles (p. 74). L’auteur dégage des molécules de l’identité à même d’identifier la « cible parodique » à partir d’éléments culturels, éthotiques, actionnels et langagiers. R. Druetta souligne la nécessité d’un partage des traits discursifs de l’individuel collectif qui sont mis en scène pour être reconnus par le public, reliant les prototypes identitaires à la mémoire collective (p. 75). L’auteur nous conduit ensuite à appréhender la parodie en tant que genre discursif fondé sur le rapport entre altérité et identité, (p. 76). Dans la mesure où l’humoriste reprend des discours prototypiques, la polyphonie énonciative traduit la complexité de l’enchevêtrement des instances énonciatives. Après avoir établi la typologie des configurations énonciatives appliquée à la parodie (p. 79-82), l’auteur les applique à un sketch d’Elie Kakou, Mémé Sarfati, où l’humoriste incarne le « stéréotype de la femme judéo-arabe » (p. 82-85). L’auteur envisage l’incarnation du personnage par l’humoriste sous l’angle d’une double saisie de l’identité singulière et collective : la dimension temporelle est en filigrane, la dimension culturelle de l’identité singulière et collective est soulignée dans sa dimension englobante, tandis que la dimension éthotique s’attache davantage à l’analyse discursive et argumentative des traits singuliers d’un discours parodique (p. 85) à même de renforcer la prise de conscience par le collectif (public) de sa propre identité.
7Ensuite, Caterina Scaccia s’intéresse au stand up (p. 91-105) qui repose sur un « processus de construction humoristique d’une image d’individus ». Elle fait appel au récit de soi de Jamel Debbouze lors de son one man show, intitulé 100 % Debbouze, de 2004. L’auteure note que l’image singulière de l’humoriste passe aussi bien par le titre de son spectacle, que par la nature même du genre discursif où l’humoriste, debout, se dresse contre les injustices en prenant appui sur son expérience. L’image médiatique attribuée aux cités et banlieues est dynamitée par l’humoriste qui prend l’assistance à témoin, jouant ainsi sur une relation « je-vous-ils » (p. 93). L’auteure explore en premier lieu l’entreprise de déconstruction des stéréotypes liés aux banlieues par l’humoriste qui oppose un contre-discours réparateur (p. 95). Selon elle, la réfutation de la doxa aboutit à une réhabilitation des quartiers dits sensibles porteuse d’une nouvelle identité collective. Par la suite, l’auteure se penche sur le cas de l’ironie qui repose sur l’écart entre l’énonciation volontairement hyperbolique d’une banlieue « magnifique » et le discours grossi des médias. Cet effet permet une complicité avec le public qui participe à la construction d’une identité collective (p. 98). L’étude fine des pronoms personnels utilisés par l’humoriste révèle une transformation du « je » en un « je » étendu qui incarne d’autres habitants des banlieues (p. 99). L’auteure cite Michel Foucault en renvoyant aux hétérotopies (p. 100) : la scène théâtrale constitue le lieu de tous les possibles identitaires. C. Scaccia souligne que la construction d’un ethos positif passe par la nécessaire dénonciation des discours négatifs sur les banlieues (p. 101) qui ne peuvent se limiter à une simple posture antisystème. En effet, les traits négatifs évoqués par l’humoriste dans son récit contiennent des parcelles de nuances positives saisies dans les actions du quotidien en utilisant l’autodérision, le pivot par lequel on passe de l’identité singulière à l’identité collective (p. 101). Enfin, l’auteure observe que la dimension argumentative et les stratégies discursives fondées sur l’ironie et l’autodérision sont permises par la scène théâtrale, envisagée comme le lieu privilégié du traitement comique de l’identité (p. 104).
8La première contribution de la deuxième partie s’intéresse au monde universitaire. Yana Grishpun part des mouvements de contestation nés de la réforme du système d’admission post-bac pour interroger la complexité et les questionnements soulevés par la notion d’identité groupale (p. 109) en pointant les enjeux idéologiques qui traversent la constitution d’une identité collective transitoire (p. 110). Sa contribution inscrit la protestation collective dans une temporalité et une intertextualité de nature axiologique inhérentes à l’écosystème universitaire, qu’il s’agisse de l’héritage contestataire de mai 68 (p. 112) ou des références à la Commune (p. 114). Alors, les positionnements idéologiques constituent en soi les marqueurs identitaires qui façonnent l’identité collective des camps antagonistes sur la question de la sélection à l’entrée de l’université (p. 115). L’auteure montre ensuite comment un « je » singulier peut passer à un « nous » collectif qui entend fédérer non seulement une identité groupale de contestation mais aussi un positionnement majoritaire contre la réforme (p. 116-117). La construction du « nous » signale un double positionnement identitaire : un « nous » de réaction et un « nous » d’adhésion à l’idéologie humaniste et égalitaire qui se transforme en un « on » inclusif en clôture de message (p. 119). Après avoir rappelé l’importance du rapport intrinsèque entre ethos et doxa, Y. Grishpun revient plus en détail sur l’ethos préalable des universitaires et de leur identité collective, traditionnellement fondée sur une idéologie politique de gauche, égalitaire, humaniste et universaliste (p. 121). Après avoir resitué la différence entre « ethos dit » et « ethos montré » en revenant parallèlement sur la notion d’incorporation (p. 124), l’auteure montre que l’« ethos montré » se manifeste par l’adoption ostentatoire de l’écriture inclusive chez les universitaires contestataires (p. 125), qui entend marquer chez les scripteurs l’adhésion à une doxa égalitariste. Ce choix constitue selon Y. Grishpun un « trait saillant de la construction d’une identité collective » (p. 125). L’analyse des trois formes d’ethos discursif « préalable », « dit » et « montré » inscrit la constitution transitoire d’identités collectives pro et anti-réforme dans une temporalité marquée.
9Galia Yanoshevsky (p. 129-147) s’intéresse aux guides touristiques représentant Israël en tant que nation mais surtout à leur rôle de révélateur identitaire. D'abord sont abordées les caractéristiques discursives du genre qui montrent que l’effacement énonciatif ne signifie pas forcément la disparition de toute doxa ou d’auto-représentation. L’auteure s’appuie sur un ensemble de guides publiés de 1948 à aujourd’hui et distingue deux types d’ouvrage : l’un potentiellement marqué par l’effacement énonciatif (ouvrages co-écrits par de nombreuses plumes), l’autre rédigé par des auteurs individuels (p. 131) et plus susceptible d’embarquer un ethos singulier. Dans les ouvrages co-écrits, le locuteur « oscille entre l’individuel et le collectif » (p. 132) avec des prises de positions de nature axiologique sur Israël, sur les israéliens, sur les visiteurs potentiels. G. Yanoshevsky reprend les travaux de D. Maingueneau et de R. Amossy pour expliquer que l’image véhiculée par les illustrations graphiques de l’habitant d’Israël renvoie sa propre image en écho au locuteur collectif « auto-désigné », suscitant, via le stéréotype, la création d’une identité collective. L’auteure poursuit son exploration en inscrivant la construction identitaire dans le rapport des guides touristiques à la temporalité (p. 137-142). Elle distingue des choix éditoriaux par lesquels le pays visité se définit soit par son histoire millénaire et la dimension biblique, soit par une image résolument moderne en mettant en exergue l’histoire récente. L’auteure note que l’identité collective renvoyée par les guides peut varier selon que l’on adopte une perspective diachronique ou synchronique. La comparaison des illustrations fournies dans le guide permet de mieux comprendre que si l’effacement énonciatif peut être apparent dans les textes, les choix éditoriaux dans la sélection des images (p. 141) contribuent à afficher une doxa pluri-sémiotique. Par-delà l’apparent effacement énonciatif lié au guide en tant que genre, le continuum singulier/collectif s’y manifeste, selon l’auteure, par l’appropriation diverse des stéréotypes et des conceptions contrastées de la mémoire collective (p. 146).
10Dans la troisième contribution, Irit Sholomon-Kornblit, (p. 149-162) part d’une métaphore qui associe la diversité culturelle au « patrimoine commun de l’humanité » pour explorer le processus identitaire par lequel la Partie (la diversité culturelle) est intégrée à un Tout universel et incontestable. L’auteure s’appuie sur la Déclaration universelle de la diversité culturelle (p. 149) mais tout en revenant sur les documents antérieurs qui contribuent à la sacralisation et à la déconflictualisation d’une valeur potentiellement porteuse de biais ethnocentriques. En premier lieu, l’expression « patrimoine commun de l’humanité » est envisagée comme valeur en surplomb à même de transcender des questionnements légitimes quant à la part de décision individuelle dans la construction d’une identité collective (p. 151). I. Sholomon-Kornblit insiste ensuite sur la nécessité de subordonner la diversité culturelle à l’unité humaine de sorte à intégrer le multiple dans l’universel et à rendre compatible deux aspects en possible opposition (diversité et unité). Après avoir rappelé les enjeux juridiques de la question (p. 153-154), l’auteure souligne sa fonction de protection par la non-appartenance de ce qui est patrimonialisé à un État singulier afin de garantir l’impossibilité d’une exploitation commerciale des entités envisagées comme patrimoine commun de l’humanité. Sur le plan sémantique, elle observe que la notion même de patrimoine permet de dépolitiser la diversité culturelle et de lui donner un cadre juridique garantissant sa protection (p. 155). La notion de responsabilité collective contribue également à la construction identitaire d’un Tout commun. Après avoir distingué les dimensions juridique et biologique, l’auteure montre que l’humanité, en tant que sujet singulier, neutralise les crispations identitaires et permet la construction d’une identité collective reconnue éthiquement et juridiquement, puisant dans la mémoire collective et l’universalité pour garantir la préservation de la diversité culturelle. Toutefois, I. Sholomon-Kornblit précise que si les tensions identitaires sont atténuées ou dissimulées, elles perdurent, nécessitant un recours à l’humanité comme « acteur et sujet politique » (p. 161).
11Paola Cattani, dans la quatrième contribution (p. 163-175), se penche sur l’initiative d’hommes de lettres à la Société des Nations qui se proposent d’œuvrer à la constitution d’une identité européenne supranationale. L’auteure s’appuie sur une rencontre consacrée à l’« Avenir de l’esprit européen » qui a eu lieu à Paris et dont la transcription a été publiée en 1934. L’ethos discursif observé relève pour P. Cattani d’un « ethos de la médiation » associé à la posture diplomatique, qui vient se greffer en filigrane à celle des artistes et penseurs engagés (p. 164). Il s’agit de transcender les divergences singulières, de neutraliser les polémiques pour parvenir à idéologiser une conception commune de l’Europe. Les identités constitutives du groupe d’artistes et de philosophes sont marquées par un double statut dont ils sont conscients suscitant des questionnements identitaires par la double image d’intellectuels et de représentants d’une citoyenneté européenne visée par les débats (p. 165). Bien que non désirée par les intellectuels, cette double identité inconfortable doit être négociée. L’auteure adopte la notion de co-construction dialogique des points de vue pour mesurer l’appropriation du concept qui doit servir de cap aux lettrés : l’esprit européen. Elle observe qu’il s’agit moins d’argumenter pour persuader que d’argumenter pour faire converger l’appréhension de cette notion d’esprit européen (p. 166) en adoptant une démarche plus heuristique que polémique. L’étude des mécanismes de co-construction dialogique en œuvre dans les débats fait émerger dans les points de vue des lettrés des conceptions différentes de l’identité européenne (liée au christianisme, à l’humanisme, aux passions nationales, aux dogmes politiques) ou de l’adéquation ou l’inadéquation du concept pour rendre compte des enjeux contemporains (p. 170). P. Cattani observe que la confrontation et la superposition des points de vue ne s’accompagnent pas de tensions dissensuelles mais qu’elles se signalent par des adhésions progressives aux différentes idées s’ajoutant au fil des discours (p. 171). L’auteure s’intéresse ensuite aux ethos et à l’identité collective du groupe de lettrés. Sur le plan de l’énonciation, elle observe le recours à un « nous » qui fixe l’image groupale des intellectuels pro-européens qui devient un énonciateur unique capable de faire front aux thèses ennemies (p. 173), à savoir les différents visages des discours nationalistes. L’intervention en défense du nationalisme et de l’impérialisme du fasciste Francesco Coppola enclenche un moment polémique dans les débats qui conduira les intellectuels pro-européens à fortifier l’ethos collectif précédemment négocié pour structurer un contre-discours uni sur deux identités collectives : la leur et l’identité construite autour des notions d’Europe et d’esprit européen.
12Patricia Kottelat s’intéresse, dans sa contribution, à l’évolution de l’ethos et des stratégies argumentatives de la Fédération nationale des anciens combattants en Algérie-Maroc-Tunisie, connu sous l’acronyme FNACA (p. 177-192). L’auteure adopte une approche diachronique qui lui permet d’identifier trois grandes périodes qui marquent la constitution, les oscillations et la stabilisation d’une identité collective secouée par des événements historiques et médiatiques. Après avoir contextualisé historiquement la « Guerre sans nom », P. Kottelat rappelle (p. 177-178) les buts et l’idéologie qui ont poussé un groupe d’individus à s’associer : faire valoir la voix et les droits des jeunes appelés envoyés en Algérie pour assurer les « opérations de maintien de l’ordre » et transmettre, dans sa phase inaugurale, un fort message pacifiste de réconciliation (p. 179). Pour ce faire, l’auteure s’appuie sur les éditoriaux, les chroniques, les courriers des lecteurs et d’autres voix singulières qui se sont ajoutées au fil du temps. Lors de la première période, elle remarque que l’identité collective participe de l’agrégation de différentes instances énonciatives qui se font la voix d’une multiplicité d’expérience. Dans un premier temps, la constitution d’un ethos fort passe par un discours injonctif et épidictique voué à faire augmenter le nombre d’adhérents. L’identité collective se constitue peu à peu, harmonieusement autour d’un « nous » (p. 180) structuré dans un dispositif mémoriel et axiologique (discours pacifiste et commémoratif fédérant les voix singulières). La stratégie énonciative et argumentative en réaction aux attaques de plus en plus fréquentes de ceux qui les accusent d’être pilotés par des factions marxistes se fonde alors sur un dispositif de réfutation des thèses adverses et de relégitimation par la force du collectif (p. 183). Avec l’émergence de nouvelles voix singulières au sein du collectif FNACA, P. Kottelat observe que les discours finissent ensuite par adopter un « ethos de dignité » (p. 185), qui se manifeste par un discours rationnel objectivant et d’un discours modalisé mis en place pour disqualifier les thèses adverses. En revanche, avec la médiatisation du conflit, les instances énonciatives et discursives se multiplient au sein de la FNACA (p. 186-187) suscitant des oscillations entre le collectif et le singulier. Ces dernières aboutissent à l’élaboration d’un ethos « d’hommes-mémoire » (p. 186) qui se substitue à l’ethos de dignité. L’hétérogénéité des voix discursives constitutives de l’identité collective, les positions fragmentaires et opposées sur la question au sein du collectif suscitent de fortes tensions. Toutefois, P. Kottelat identifie une troisième phase, où la reconnaissance par l’État du 19 mars (commémoration officielle du cessez-le-feu) déclenche une synthèse des « strates éthotiques » permettant de retrouver la convergence du collectif et du singulier (p. 190).
13En dernier lieu, Stefano Vicari (p. 193-207) se penche sur les témoignages épistolaires des poilus lors de la Grande Guerre et les textes de presse qui construisent une identité groupale des soldats fondée sur un prototype héroïque envisagé comme paradeigma pour tous les français (p. 198). L’auteur recourt aux notions couplées de sur-co-sous-énonciation, développée par A. Rabatel, pour faire émerger dans son corpus l’écart manifeste entre des instances énonciatives fondées à récupérer les écrits des poilus (déjà censurés par l’armée et sortant de la sphère intime par les lectures à voix haute des lettres dans les villages), à les objectiver (p. 198), à s’en servir pour formuler des injonctions au patriotisme (p. 199) ou encore à construire l’identité collective du soldat français en opposition au soldat ennemi, le « boche » (p. 200). Parallèlement, les soldats, conscients de la censure et de cette récupération, signalent ces marques (« on dit que ») et construisent leur identité collective par le biais de gloses métadiscursives (p. 202) portant soit sur les faits de guerre, soit sur l’« indicibilité » du ressenti (p. 203). S. Vicari fait en outre observer une dépersonnalisation par un « on » indéfini à valeur de « nous » groupal (p. 204) lorsqu’il s’agit de décrire le vécu dans les tranchées. Ici encore lorsque le « je » apparaît, il se situe en continuum avec le « nous » pour donner voix à une communauté dans laquelle se fond le soldat. Enfin, les soldats mentionnent des « eux » en contraste (politiques, officiers) (p. 205), implicites mais connus des destinataires qui sont critiqués, moqués et servent aussi à définir la communauté des poilus en contrepoint. Ainsi, à partir de récits épistolaires qui sortent de la sphère privée, l’auteur souligne l’intérêt d’analyser les constructions identitaires collectives, la récupération politique qui en est faite et la reconstruction d’une identité collective en réaction aux discours de propagande.
14L’ouvrage permet de mieux comprendre les dynamiques d’appartenance, de co-structuration entre des instances discursives subjectives singulières et des instances collectives. Celles-ci soudent un groupe d’individus autour d’un concept et la légitiment non seulement par des discours antérieurs, mais aussi par la mémoire collective. Toutefois, si le passage de l’individuel vers le collectif est bien marqué dans la première partie, il semble un peu moins évident dans la seconde partie (mouvement du collectif vers le singulier), probablement parce que les itinéraires font émerger des dynamiques de circulation plus implicites. Peut-être aussi parce qu’il s’agit davantage, comme le souligne P. Kottelat, de phénomènes d’intrication, d’oscillation, de va-et-vient plutôt que d’un mouvement unique. L’on pourrait aussi regretter l’absence d’une prise en compte des discours numériques et des instances énonciatives dans des corpus électroniques, ce dont D. Maingueneau est d’ailleurs conscient puisqu’il conclut sa contribution en faisant observer l’« évidente influence des technologies sur la circulation et les modes d’expression des identités singulières et collectives » (p. 38). Toutefois, il est vrai qu’entreprendre l’analyse des mécanismes discursifs de construction éthotique sur les réseaux sociaux mériterait un volume à part. Pour notre part, nous retiendrons surtout une publication dense, variée, où le croisement des différentes approches théoriques et méthodologiques contribue à mieux cerner les différentes modalités de co-construction des ethè et des enjeux identitaires qu’ils soulèvent.
Pour citer cet article
Référence papier
Yannick Hamon, « Paola Paissa, Roselyne Koren (dirs), Du singulier au collectif : construction(s) discursive(s) de l’identité collective dans les débats publics », Questions de communication, 39 | 2021, 498-503.
Référence électronique
Yannick Hamon, « Paola Paissa, Roselyne Koren (dirs), Du singulier au collectif : construction(s) discursive(s) de l’identité collective dans les débats publics », Questions de communication [En ligne], 39 | 2021, mis en ligne le 10 décembre 2021, consulté le 10 février 2025. URL : http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/26139 ; DOI : https://doi.org/10.4000/questionsdecommunication.26139
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