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Notes de lecture
Médias, technologies, information

Benoît Caritey (dir.), La Fabrique de l’information sportive. L’Auto (1900-1944)

Reims, Presses universitaires de Reims, coll. Sport, acteurs et représentations, 2020, 448 pages
Rosarita Cuccoli
p. 510-513

Texte intégral

1Dirigé par Benoît Caritey, cet ouvrage collectif est consacré à L’Auto, principal quotidien sportif français de la première moitié du xxe siècle. L’Auto fut lancé en 1900 et cessa ses publications en 1944. Ce fut bien ce quotidien qui créa le Tour de France en 1903. Dans cette note de lecture nous utiliserons toujours « L’Auto », mais il convient de préciser que le journal fut fondé sous le titre L’Auto-Vélo. Il sera renommé L’Auto en janvier 1903 et il s’appellera ainsi jusqu’à la cessation de ses publications.

2Comme le précise son titre, qui ne trompe pas le lecteur, l’ouvrage porte sur « la fabrique de l’information sportive ». La notion de « fabrique » évoque un établissement industriel, une entreprise. Après la riche et précise introduction de B. Caritey (p. 9-19), la première partie du livre (p. 23-185), intitulée « Entreprise, acteurs et stratégies commerciales », se fixe en effet sur les aspects industriels et commerciaux. La seconde partie (p. 189-435), intitulée « Contenus et ligne éditoriale », est consacrée aux aspects rédactionnels et au traitement journalistique stricto sensu. Ces deux parties reflètent par ailleurs la complexité propre à la production journalistique, reposant sur l’équilibre difficile entre impératifs commerciaux et indépendance éditoriale. Une première question pourrait dès lors se poser, avant même de démarrer la lecture des chapitres, sur cette séquence : pourquoi le directeur de l’ouvrage a-t-il choisi de donner la priorité, au moins chronologique, aux aspects économiques ? On n’ira pas plus loin sur cet aspect car la séquence des chapitres ne sous-entend pas nécessairement une priorisation de valeur et la critique risquerait de se transformer en surinterprétation prétentieuse. Dans un souci d’exhaustivité, il convient de préciser que la première partie du livre, sur les aspects économiques, comporte cinq chapitres alors que la seconde, sur les aspects éditoriaux, en comporte sept, et que la première partie est considérablement plus courte (162 pages) que la suivante (246 pages).

3Le chapitre i (p. 23-72), co-écrit par B. Caritey (pour rappel le directeur de l’ouvrage) et Gilles Montérémal, retrace l’histoire de L’Auto en tant qu’entreprise de presse et apporte une grande quantité d’informations sur les stratégies actionnariales et commerciales qui ont accompagné l’aventure du journal. Le travail de contextualisation historique, de la fondation à la cessation du journal, est remarquable par la richesse de données et d’anecdotes. Ce chapitre met l’accent sur une thématique clé lorsqu’on examine les vicissitudes d’un quotidien sportif : celle des conflits d’intérêt qui peuvent intervenir lorsque la presse sportive traite d’un événement qu’elle a elle-même organisé, ou lorsqu’un de ses journalistes est en même temps impliqué dans le milieu des fédérations et des associations sportives.

4Le chapitre ii (p. 73-93), écrit par Sylvain Ville, retrace le rôle de L’Auto dans l’organisation de combats de boxe. Il le fait d’abord en prenant du recul et en se posant la question, qu’on a tendance à considérer comme acquise, de « Ce qu’organiser veut dire » (p. 79). Quelles sont les fonctions remplies par le journal lorsqu’il organise, de façon directe ou indirecte, un événement pugilistique ? En plus de cette problématique fondatrice, S. Ville souligne que les bénéfices découlant de l’organisation d’événements sportifs ne sont pas uniquement économiques, comme la plupart des travaux sur la presse sportive le mettent en avant, mais aussi symboliques en termes de visibilité et de notoriété, aussi bien pour le journal que pour ses rédacteurs.

5L’étude de Philippe Tétart (p. 95-136) est consacrée à la politique publicitaire du journal entre 1900 et 1914. La réclame fut « au cœur du projet de L’Auto » (p. 98) dès la création du journal, explique P. Tétart. Le taux de publicité dans le journal atteint son sommet, près de 38 %, durant la période 1901-1906, pour ensuite commencer à baisser. Agrémentée de multiples statistiques, l’étude s’intéresse aussi aux publics, mais elle le fait sous une perspective particulièrement vaste et approfondie en mettant en relation les lectorats aussi bien avec les annonceurs qu’avec les actionnaires du journal qui se sont succédés pendant cette période. L’observation de la distribution thématique des annonces est donc conduite sous le prisme de ces différentes composantes.

6Dans le chapitre iv (p. 137-166), l’historien Paul Dietschy se concentre sur la trajectoire de L’Auto pendant la Première Guerre mondiale, un sujet qui devrait, selon l’auteur, être considéré partie intégrante de l’historiographie de la Grande Guerre. À la différence d’autres titres de la presse sportive française qui suspendent leur publication pendant le conflit, la parution de L’Auto ne s’arrêta que du 2 septembre au 31 octobre 1914, du fait de l’avancée allemande. Pour justifier alors sa permanence quasi constante à une période où les lecteurs cherchaient d’abord des nouvelles de la guerre, le quotidien met en œuvre une sorte de reconversion vers ce que P. Dietschy qualifie d’« activisme militaro-sportif », consistant à se soucier de la forme physique de la population et des soldats. Cette reconversion permet par ailleurs au journal de garder le cap sur le sport, malgré la période caractérisée par le manque de compétitions sportives, et ainsi de ne pas rompre avec sa tradition en matière éditoriale. « Si le fonds de commerce sportif disparaît, reste tout le discours du sport », affirme P. Dietschy (p. 166).

7Le chapitre v (p. 167-185), qui clôture la première partie du volume, est consacré au rôle du feuilleton dans la stratégie commerciale de L’Auto. Thomas Bauer nous explique que non seulement L’Auto publiait des feuilletons de romans sportifs, mais qu’il publiait des feuilletons dans lesquels le journal lui-même était mis en valeur. Le feuilleton est un outil complémentaire de fidélisation des lecteurs. Avec un intéressant jeu de mots, T. Bauer parle de « L’Auto-promotion » du quotidien par le biais du feuilleton. Le mélange de genres est nourri par un groupe d’écrivains-journalistes sportifs dédiés, qui « établissent […] un nouveau modèle narratif sur l’art de fabriquer une intrigue sportive, en s’appuyant certes sur les récits sportifs de la fin xixe siècle et du début du xxe siècle, mais en n’omettant pas de jouer la carte de la “maison”» (p. 170-171).

8La seconde partie du volume, qui regroupe les contributions consacrées aux contenus du journal, s’ouvre sur un chapitre non pas sur le contenu textuel mais sur la place de l’image dans L’Auto. Les études qui portent sur les images dans la presse sportive sont « rares et s’appuient souvent sur une période temporelle assez courte » (p. 190), nous disent les auteurs du chapitre – Sébastien Laffage-Cosnier, Brice Monier, Denis Jallat et Christian Vivier. Les chercheurs ont analysé les illustrations publiées dans L’Auto de 1900 à 1944 à partir d’un corpus d’environ 2 800 images, extraites des 100 000 pages du quotidien pendant cette période. L’étude de ce corpus a révélé l’absence d’une vision éditoriale stable en matière d’illustration de sport, causée selon les auteurs par la « volonté de fédérer un public toujours plus étendu […] dans une logique économique et commerciale » (p. 192).

9Pour son chapitre sur L’Auto et le sport ouvrier (p. 225-244), Tom Busseuil a étudié la couverture médiatique du sport ouvrier dans les pages du journal durant la période de l’entre-deux-guerres (1918-1939). Son analyse a révélé que dans l’opposition du « sport ouvrier » au « sport bourgeois » qui caractérise le monde sportif français au cours de cette période, L’Auto n’a pas affiché l’équidistance de son credo « pas de politique ». C’est pourquoi l’auteur parle de « prétention apolitique » du journal. L’actualité des manifestations et des fédérations du sport ouvrier ne sera assurée dans le journal qu’à partir du milieu des années 1930. Le chapitre de T. Busseuil nous rappelle, de manière indirecte, toute la difficulté pour le sport au sens large, y compris pour la presse qui le traite, de se conformer au principe fortement idéalisé de la neutralité du sport.

10L’étude de Carine Érard (p. 245-267) se concentre sur le traitement du sport féminin dans L’Auto durant la période 1921-1939. L’analyse est conduite, de façon tout à fait originale, à partir des articles consacrés à Irène Popard, créatrice de la gymnastique harmonique (à la frontière du sport, de la gymnastique et de la danse) et à Alice Milliat, qui en revanche militait pour le sport féminin de compétition. Érard assume « le parti pris […] d’une comparaison de la couverture réservée à ces deux personnages, qui incarnent et cristallisent des conceptions et positions différentes à l’égard de l’éducation physique et sportive féminine » (p. 247). L’auteure fait le constat d’une position « œcuménique et rassembleuse » de la part de L’Auto, qui « soutient habilement les conceptions divergentes […] incarnées par Irène Popard et Alice Milliat » (p. 267).

11Karen Bretin-Maffiuletti livre une étude (p. 269-296) sur la couverture des Jeux Olympiques de Berlin de 1936, l’événement symbole de la propagande politique par le sport et en tant que tel, un potentiel champ de mines pour les journalistes. L’étude révèle que nonobstant le caractère fortement idéologisé de l’événement, L’Auto « ne perd en rien ses caractéristiques de quotidien essentiellement dédié à l’actualité sportive » (p. 275). La maîtrise que le journal affiche dans la couverture de cette manifestation sportive majeure est construite sur le ciselage de différentes plumes et l’agencement de l’information et des discours, de façon à atteindre un résultat consensuel. Plus intéressant encore, K. Bretin-Maffiuletti voit dans cette maîtrise « une forme d’expertise qui préfigure les principes et techniques de couverture des grandes manifestations sportives du second vingtième siècle » (p. 296).

12Le chapitre co-écrit par Philippe Ricaud et Emmanuella di Scala (p. 297-321) a le mérite d’aborder un sujet étroitement lié à la pratique du sport, celui de l’alimentation, pourtant peu traité dans l’analyse de la couverture journalistique du sport. La première moitié du xxe siècle, qui est aussi la période de parution de L’Auto, représente à cet égard une phase de transition. La diététique scientifique est en train de se constituer, à la place du bon sens et de l’intuition qui avaient prévalu jusque-là sur ces questions, mais cette dimension scientifique en devenir n’a pas encore obtenu de reconnaissance sociale. Sur la base de l’examen des questions de nutrition dans les pages de L’Auto, les deux chercheurs concluent que le journal « s’inscrit […] dans une histoire culturelle de l’alimentation et du sport plus qu’une histoire des découvertes en matière de diététique » (p. 299). Cependant, lorsque P. Ricaud et E. di Scala essaient de trancher sur la question de savoir si L’Auto s’était ou non donné une doctrine dans la matière, ils considèrent qu’il serait plus précis de parler d’une « doctrine de transition » (p. 321) de la part du journal.

13Dans le chapitre xi (323-375), B. Caritey et Jean-Jacques Dupaux analysent les comptes rendus et les prises de position de L’Auto quant aux politiques d’éducation physique, de sport et de préparation militaire en France. La période 1900-1944 est particulièrement importante de ce point de vue car elle correspond à la mise en place d’une politique national en la matière. Deux éléments sont surtout à retenir de la lecture de ce chapitre. Le premier est que la position du journal sur ces politiques évolue au fil des ans, passant d’une défense intransigeante de l’initiative privée à une position qui ne met plus en cause le principe même de l’intervention de l’État mais plutôt son insuffisance ou son inefficacité éventuelles. Le second grand élément dégagé par l’analyse est que L’Auto se pose souvent en arbitre des vices et des vertus des acteurs politiques, pour paraphraser le titre d’une section du chapitre (« Arbitrer les vices et les vertus : L’Auto juge les acteurs politiques », p. 352). De cette deuxième appréciation découle une section particulièrement réussie de l’étude, dans laquelle sont examinés de façon schématique les avis du journal sur les acteurs politiques de l’époque : Gaston Vidal, Henry Paté, Pierre Tricard-Graveron, Léo Lagrange, Jean Borotra et Joseph Pascot (p. 352-367).

14Le dernier chapitre de l’ouvrage (p. 377-435), co-écrit par B. Caritey et T. Busseuil, examine la position de L’Auto dans la querelle entre amateurisme et professionnalisme, qui divise le monde du sport durant la première moitié du xxe siècle. L’étude s’ouvre sur un constat évident mais auquel on ne pense pas forcément : « alors que dans les autres domaines de la vie sociale, “amateurisme” est synonyme de moindre valeur et “professionnalisme” une garantie de sérieux et de qualité, dans le monde sportif, le professionnel est considéré avec mépris et seul l’amateur semble pouvoir prétendre à l’excellence, aux yeux de certains tout au moins » (p. 377). Quant au traitement de la question par le journal, B. Caritey et T. Busseuil notent que si L’Auto défend le plus souvent le sport professionnel, ce qui n’est pas surprenant compte tenu de ses liens avec le monde du sport-spectacle, on ne peut pas pour autant affirmer qu’il aurait une « ligne éditoriale » établie en ce sens. Comme souligné dans d’autres études de cet ouvrage collectif, on observe plutôt un certain œcuménisme dans le traitement de la matière – « on défend tout et son contraire à L’Auto : la pureté de l’amateurisme intégral et les petits arrangements avec les grands principes qui le régissent » (p. 377). Au fil des ans, le journal penchera vers la cause du sport amateur en tant que « forme idéale du sport », tout en soutenant l’idée que, « pour atteindre cet idéal, il n’est pas indispensable d’éradiquer le professionnalisme. Il peut même y contribuer » (p. 432-433).

15L’ouvrage dirigé par B. Caritey est une véritable pépite, aussi bien pour le spécialiste en journalisme sportif que pour l’amoureux d’histoire. Dans son introduction du livre, il soulignait la lacune « paradoxale » d’un journal souvent pris en exemple par les historiens des médias et du sport et pourtant négligé dans les études : « Malgré l’importance que l’on ne peut que reconnaître à ce fleuron de la presse nationale, aucune monographie ni recherche collective ne lui a encore été spécifiquement consacrée » (p. 11). Les 16 experts qui ont contribué à cet ouvrage ont comblé de manière précise et quasi exhaustive cette lacune. La palette de sujets pertinents abordés est tout à fait remarquable. Un mot mérite aussi d’être dit, pour terminer, sur la belle couverture qui a été choisie pour le livre. Il s’agit d’une photo de la façade de l’immeuble qui hébergeait le journal en 1920. Le style industriel du bâtiment, mis en valeur par le noir et blanc de la photo, est assorti du mot « fabrique » contenu dans le titre du livre, comme à nous rappeler que le journalisme est un processus de production (industriel) dans lequel on transforme la matière première de l’événement en information.

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Pour citer cet article

Référence papier

Rosarita Cuccoli, « Benoît Caritey (dir.), La Fabrique de l’information sportive. L’Auto (1900-1944) »Questions de communication, 39 | 2021, 510-513.

Référence électronique

Rosarita Cuccoli, « Benoît Caritey (dir.), La Fabrique de l’information sportive. L’Auto (1900-1944) »Questions de communication [En ligne], 39 | 2021, mis en ligne le 10 décembre 2021, consulté le 12 novembre 2024. URL : http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/26167 ; DOI : https://doi.org/10.4000/questionsdecommunication.26167

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Auteur

Rosarita Cuccoli

CNRS, Université de Rennes 1, Sciences Po Rennes, Arènes, EHESP, F-35700 Rennes, France

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