1Si Jean-Marc Monteil avait fait sa carrière aux États-Unis, il se serait sans doute rendu au Centre d’histoire orale de l’université Columbia à New York pour y déposer son témoignage, selon cette tradition disciplinaire si chère aux américains qui n’a pas son équivalent en France. À l’instar de beaucoup de hauts fonctionnaires et personnages publics qui ont eu des vies significatives à l’échelle nationale, il aurait confié à un historien-transcripteur trois décennies de réformes du paysage de l’enseignement supérieur et de la recherche, en évoquant son propre rôle, ses représentations et ses modes d’action à chacun de ses mandats. À la place, J.-M. Monteil a choisi d’écrire, en tant que témoin-acteur. Un témoin que l’on pourrait presque entendre raconter à haute voix tant son écriture laisse transparaître d’engagement, de conviction, d’enthousiasme, parfois d’amertume et de déception, au gré des souvenirs. Car si l’auteur est un universitaire reconnu dans le champ des sciences psychologiques et sociales, il est aussi et surtout un serviteur de l’État, guidé par la loyauté et le sens du service public. La conviction que l’intérêt général doit passer par-dessus tout traverse l’ouvrage, le plaçant ainsi du côté des mémoires plutôt que de l’essai.

2Le thème du livre est dans le titre, à savoir le lien entre université et recherche. Si dans la plupart des pays, ce lien est une évidence, en France, les universités peinent à trouver leur place, enserrées entre grandes écoles et organismes de recherche. Malgré les déclarations récurrentes de tous les gouvernements sur l’autonomie des universités, condition nécessaire pour la compétitivité scientifique française sur la scène internationale, les résultats n’ont pas été au rendez-vous. La thèse est annoncée dès les premières lignes : « Une lecture, même très cursive, du déroulement de l’histoire universitaire suffit pour constater combien, depuis cinq siècles, notre pays et ses gouvernants ont eu de la méfiance envers l’université » (p. 5). C’est cette méfiance ancienne, profonde et « réitérée » (p. 7) qui aurait à plusieurs reprises empêché la réalisation de la promesse d’une université autonome et pleinement actrice dans le monde de la recherche. Le récit autobiographique permet ainsi à J.-M. Monteil de faire surtout le récit de la lente et difficile marche des universités françaises vers plus d’autonomie.

3Le point de vue est unique, puisque l’auteur a été tour à tour directeur d’unité de recherche, président d’université, président de la Conférence des présidents d’université (CPU), recteur d’académie, directeur général de l’enseignement supérieur, président de l’Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (Aéres), membre de cabinets ministériels, conseiller du Premier ministre, chargé de mission pour le projet Paris-Saclay. La perspective est d’autant plus précieuse que ces fonctions diverses ont été exercées à des moments clés de l’histoire des politiques de l’enseignement supérieur en France.

4J.-M. Monteil retrace donc plus de trente années – entre 1988 et 2012 – de transformations auxquelles il a participé en tant qu’acteur de première ligne et qui ont profondément changé la gouvernance et l’organisation de la recherche et de l’université en France.

5Les chapitres sont découpés selon des étapes chronologiques, à commencer par le premier, que l’auteur appelle « Le temps d’une quête », à savoir les années 1988 à 1993. La quête est celle d’une politique scientifique plus autonome et donc plus responsable au sein des universités. Le moyen est celui de la contractualisation que le gouvernement instaure, notamment sous l’impulsion de Claude Allègre, alors conseiller spécial de Lionel Jospin au ministère de l’Éducation nationale. Engageant pour la première fois les universités et le ministère sur une base pluriannuelle et de responsabilité conjointe, la contractualisation est ainsi posée comme une avancée considérable dans la perspective d’une plus grande autonomie des universités, même si elle ne réglait pas la question de la relation inégale avec les organismes de recherche. Suit un changement de gouvernement en 1993 et, jusqu’à 1997, la volonté d’associer l’université au développement économique en alignant les cursus de formation aux exigences et aux besoins des employeurs. C’est aussi la période où l’université commence à devenir l’objet d’enjeux contradictoires, entre logiques de développement territorial, politiques industrielles nationales et ambition scientifique internationale. Le récit de l’abandon du projet de création de l’université d’Agen, que J.-M. Monteil a dû gérer en tant que recteur de Bordeaux, est une illustration de ces tensions et surtout de la méconnaissance de la plupart des acteurs politiques de la réalité universitaire, à la fois de son fonctionnement et de ses activités.

6Dans un deuxième chapitre consacré au « Temps des régions » (1998-2002), l’auteur rappelle le démarrage du processus dit de Bologne. Chargé de la mise en œuvre de la réforme du LMD en France en tant que directeur général de l’enseignement supérieur, J.-M. Monteil participe ainsi jusqu’en 2006 à une nouvelle transformation importante de l’organisation du système universitaire, décrite dans le chapitre 3, avec l’apparition de nouveaux cursus et surtout l’intégration de la formation doctorale. Ce sont également des années de « regain d’une stratégie de requalification scientifique des universités » (p. 12) ainsi que de revalorisation de la formation à (et surtout par) la recherche, compétence indissociable de l’enseignement supérieur universitaire.

7Le chapitre 4 est consacré à la période d’intense activité législative qui s’ouvre en 2006 avec la loi de programme pour la recherche et se poursuit avec la loi LRU en 2007. Il est encore question d’autonomie pour l’université même si personne ne s’accorde sur sa définition ni sur son périmètre. La loi de 2006, dont J.-M. Monteil a été l’un des promoteurs, introduit trois innovations : le passage au financement sur appels à projets avec la création d’une Agence nationale de la recherche (ANR), les pôles de recherche et d’enseignement supérieur (PRES) au service de la coordination territoriale des établissements d’enseignement, et enfin une nouvelle autorité administrative indépendante – l’Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (Aéres) – pour une évaluation unique des unités de recherche, des établissements et des formations. C’est à cette période, précisément à travers ces réformes, que l’État affiche de plus en plus explicitement l’objectif de faire de l’attractivité de l’enseignement supérieur et de la recherche une priorité nationale. Ainsi, au nom d’une inéluctable compétitivité internationale, l’État se dote-t-il des instruments pour organiser la mise en concurrence nationale pour les financements, pour orienter les thématiques de recherche et pour modifier les pratiques des établissements à l’aide des notations.

8Le temps de l’investissement d’avenir dans l’enseignement supérieur et la recherche est l’objet du chapitre 5. Il s’agit des années 2008 à 2010, marquées par l’objectif de construction d’ensembles universitaires, compétitifs au niveau international et rapprochant universités, grandes écoles et organismes de recherche. Les instruments en ont été l’opération campus d’abord puis les investissements d’avenir et tous les labels d’excellence qui ont suivi. Chargé en 2011 par François Fillon, alors Premier ministre, de la mission de finaliser le projet Saclay, J.-M. Monteil est à cette époque le témoin direct des dysfonctionnements, des ingérences et des difficultés de coopération, notamment interministérielles, qui ont conduit à l’échec du projet initial et de l’ambition des origines, au profit d’un accommodement entre les acteurs permettant aux grandes écoles, dont l’École polytechnique, de préserver leur réputation nationale.

9Au fil des chapitres, l’auteur aborde presque tous les sujets qui continuent d’animer les débats du monde de l’enseignement supérieur et de la recherche : pilotage de la recherche, évaluation, classements et indicateurs, liens entre organismes de recherche – CNRS en tête – et universités, financement, valorisation du doctorat, compétition internationale, attractivité. L’engagement personnel, la conviction et la posture institutionnelle de J.-M. Monteil l’empêchent parfois de dépasser les regrets et les constats d’échec de quelques-unes des reformes et politiques qu’il a mises en œuvre au profit d’une analyse plus fine des acteurs et des intérêts en jeu. L’université figure le plus souvent en tant qu’institution ou par l’intermédiaire de la CPU, sans que l’ouvrage donne à voir ceux et celles qui en portent la responsabilité au quotidien. Aucune mention n’est faite non plus du faible niveau de financement public et privé de la recherche française – en dessous de la moyenne des pays de l’OCDE – ni de la perte progressive de terrain de la France sur la scène scientifique internationale attestée encore très récemment par le Hcéres dans le rapport 2021 de son Observatoire des sciences et techniques. Enfin, si l’Europe et « l’international » sont souvent invoqués de façon abstraite comme des forces contraignantes ou des normes indiscutables, l’ouvrage manque à plusieurs reprises de situer les réformes nationales dans un contexte mondial de transformation de l’action publique et de la place des universités dans les stratégies de développement économique fondées sur l’innovation.

10La valeur du témoignage de J.-M. Monteil est avant tout documentaire d’une expérience singulière. Ce récit unique devrait être lu en complément d’ouvrages plus analytiques ou systémiques, pour comprendre comment les acteurs du système de l’enseignement supérieur et de la recherche française se sont engagés ou pas dans les reformes des dernières décennies, le regard qu’ils portent, le bilan qu’ils en font. Précieux pour la recherche historique de demain, l’ouvrage est de grande actualité en 2021, alors que les récentes perceptions d’une réduction de l’autonomie des universités en matière de recherche et la revalorisation de la formation par la recherche prônée par Amélie de Montchalin dans le cadre de la réforme du tronc commun des écoles de service public ouvrent de nouveaux enjeux.