1L’on peut parfois être tenté de reprocher à un biographe les conséquences de son emportement dans une glorification de son personnage ou dans un grossissement exagéré de l’œuvre de celui-ci. On rencontre ici plutôt l’inverse, tant Philippe Darriulat insiste pour signifier combien l’acteur qui fait l’objet de son enquête historique a occupé une position « moyenne » (p. 17), parce qu’il n’est pas un de ces « personnages emblématiques qui ont joué un rôle de premier plan et ont eu une influence déterminante » (p. 16), ou même qu’il ne s’agit là pas plus que d’un « minuscule maillon » (p. 251), si bien que l’apport d’Albert Laponneraye, homme du début du xix^e siècle, nous paraît d’emblée très diminué et que l’on pourrait éprouver l’envie de redresser l’état de ses mérites face à la charge qui est quasiment portée ici par le biographe. Il faut alors rechercher dans les multiples facettes de cet « enfant du siècle », dont la mention de cet aspect constitue le titre de l’ouvrage, ce qui permet de distinguer le parcours au sein du foisonnement des enjeux et des engagements d’une époque ainsi remarquable, reliée « sans doute à la première génération à s’être considérée comme telle [en] partageant une expérience commune et une certaine vision du monde » (p. 99), lorsque advient la révolution de Juillet au moment de leur passage à l’âge adulte.

2Pour évoquer la vie, courte, de l’homme de lettres A. Laponneraye, déroulée entre 1808 et seulement 1849 en raison d’une affection cardiaque, le texte biographique renonce à une classique présentation chronologique, pourtant respectée dans un précédent travail doctoral, pour résumer en deux parties les axes des réalisations de son personnage, « révolutionnaire, historien et journaliste », comme il est précisé dans un sous-titre. Dans une première partie, « Le Temps et l’histoire » (p. 49-132), composée de cinq chapitres, est d’abord principalement repris le matériau de ses écrits historiques pour pouvoir saisir « son rapport au temps et à histoire d’abord » (p. 18), puis dans une seconde, « La République et la vertu », en trois chapitres, les différentes indications servent à rendre compte de la façon dont il « concevait l’action politique » (p. 19).

3L’attrait pour l’histoire politique conduit le directeur d’école privée A. Laponneraye à ouvrir à Paris, en 1831, un « Cours public d’histoire de France depuis 1789 jusqu’en 1830 », dont l’assistance adulte est composée pour une large part d’ouvriers et d’étudiants. La motivation est aussi de réunir une assemblée, de 200 à 300 personnes, aux affinités suffisamment proches si bien que les autorités pourront la considérer comme une réunion du parti républicain. L’édition de cet enseignement, la rédaction de plusieurs volumineuses « Histoires de France » ainsi que la publication des œuvres de Maximilien de Robespierre et de ses proches constitueront les contributions écrites majeures de l’historien, auxquels s’ajoutent la participation au journal La Tribune en 1832 puis la fondation de L’Intelligence en 1837, ces deux dernières entreprises étant plus particulièrement compromises par la succession de périodes d’enfermement subies entre ces deux dates.

4À l’attention des soutiens de la récente Révolution, il lui apparaît en effet le besoin de « maîtriser le temps passé », en offrant au peuple « la boussole indispensable pour retrouver son chemin dans les turbulences contemporaines dont les Trois glorieuses, révolution surprise, démontrent la possibilité renouvelée », selon les mots cités de Christophe Charle (p. 56). L’option retenue par A. Laponneraye est de développer une étude du temps historique qu’il appréhende « entre linéarité, répétition et providentialisme » (p. 56). Le parcours historique serait ainsi fait d’étapes tournées vers le progrès, construit par la reprise du déroulé d’événements du passé proche et soumis à la force de réalisation d’une promesse à la nature transcendentale. Du primat donné à un accomplissement mystique de l’humanité ou à une modernité du progrès comme résultat de la seule raison, le jugement philosophique de l’auteur, comme pour d’autres historiens de la période, se trouve osciller, attiré de plus par la réhabilitation romantique du sentiment et de l’éthique. Ainsi, son œuvre obéit à la « tension entre rationalisme, classicisme et romantisme, commune à de nombreux jeunes républicains » (p. 58). Au sein de ceux-ci, A. Laponneraye parvient à apparaître comme « l’historien de référence de la gauche républicaine » (p. 66) dès environ 1835 et son apport est construit plus particulièrement autour de la première réhabilitation de M. de Robespierre. La figure personnelle du révolutionnaire est défendue, comme personnage « fidèle et honnête, mais incompris et calomnié » (p. 130), mais surtout, à la suite de Philippe Buonarroti, le rappel de tout le moment jacobin, incluant les traits de la violence insurrectionnelle et le combat contre les intérêts matériels dicté par un affrontement de classes, doit représenter impérativement une exigence pour le temps présent. Si, à la demande de l’influente Société des droits de l’homme, A. Laponneraye devient le rédacteur reconnu du Commentaire de la déclaration des droits de l’homme de 1793, c’est parce qu’« au nom de cette éthique, de cette morale, de cette vertu, la dictature du salut public doit être réhabilitée et érigée en modèle » (p. 81).

5C’est en ce rôle de passeur que l’originalité d’A. Laponneraye, que minore son biographe, peut être retenue pour remarquable. L’affirmation qu’il formule est d’abord celle de la nécessité de permettre que passe une mémoire, avec la « conviction que les trois glorieuses rouvrent une révolution mise en sommeil au lendemain du 9 Thermidor » (p. 96). Ce travail de passeur est de plus accompli au sein et vers d’autres passeurs, puisque, souligne P. Darriulat, par la portée de son Cours public, l’historien « Laponneraye inaugure une tradition, celle de républicains de l’âge romantique qui se penchent avec admiration et amour sur la période jacobine de la Révolution française. D’autres ne tardent pas à le suivre dans ce discours jusque-là inconcevable : « Barthélemy Hauréau, Alphonse Esquiros, Étienne Cabet, Louis Blanc ou même Buchez et Roux » (p. 76). Le rôle de passeur est enfin accompli en direction des classes populaires et de tous ceux vers lesquels peut être dirigée une entreprise pédagogique, public de son cours, des publications qui en découlent et par la suite méritant de connaître en une forme de synthèse les visions de ces historiens les plus orientés vers l’idée de progrès. C’est ainsi pour « vulgariser dans le but avoué de rendre leurs travaux accessibles aux milieux populaires » qu’en ses dernières années, en 1847, l’auteur conçoit une « Histoire de France […] d’après les travaux de MM. Sismondi, Augustin Thierry, Guizot, de Barante, Michelet, Henri Martin » (p. 109) et devient, en fin de compte, un passeur de passeurs. C’est là l’aspect prépondérant des efforts d’A. Laponneraye, y compris en tant qu’activiste politique, lequel se montre donc accorder remarquablement « une importance primordiale à l’éducation, à la diffusion et à la démocratisation du savoir qu’il conçoit comme une condition nécessaire à la réalisation de ce “bonheur commun” que doit apporter la démocratie » (p. 110).

6C’est en fonction de la place croissante qu’occupe la presse qu’A. Laponneraye oriente, dans une étape toujours tournée vers une efficacité politique, plus encore, son action de publiciste, car, selon lui, à une époque « où les gros livres font peur, […] où les événements se succèdent à une si effrayante rapidité, les journaux doivent nécessairement être la pâture quotidienne des masses » (p. 168). Pour lancer en juin 1837 L’Intelligence, journal du droit commun, il constitue une société en commandite par actions, dont seulement 750 des 5 000 actions prévues sont souscrites, dans le but principal de réunir les 50 000 francs que la loi requiert comme dépôt de cautionnement dans le cas d’une publication hebdomadaire. Faute de réunir la somme, il est décidé d’une parution mensuelle qui évite pareille obligation. Fin 1837, la publication parvient à trouver un rythme hebdomadaire et diffuse 2 000 exemplaires, en usant du stratagème d’une impression organisée à Orléans, où le cautionnement est très rabaissé, suivie d’un transport sous forme de ballots puis d’une diffusion à partir de Paris. La manœuvre étant condamnée début 1838, c’est par le moyen d’une nouvelle installation à Senlis qu’est décidée une réapparition comme hebdomadaire du titre, entretemps redevenu mensuel. Face à de nouvelles oppositions, on cherche encore, en 1839, à organiser une nouvelle parution en tant que combinaison de deux mensuels couplés aux dates de publication alternées. Après l’échec d’un nouveau lancement, en 1841, du Club, journal de discussion philosophique et politique, A. Laponneraye devient rédacteur du Populaire, dirigé par É. Cabet, puis échoue en 1844 et en 1847 dans le lancement de deux revues. C’est dans le cadre de la préparation des élections présidentielles qui suivent la révolution de février 1848 qu’il occupe jusqu’à la fin de ses jours la fonction de responsable de la réaction de La Voix du peuple qui vise, dans la ville de Marseille, le double objectif journalistique et politique de « fédérer tous les acteurs qui se situent à la gauche du National et de les organiser dans des comités départementaux, d’arrondissement et cantonaux contrôlés par un comité central parisien » (p. 191).

7Pour retracer un tel parcours, le choix opéré d’un découpage thématique à l’échelle de parties, mais aussi de chapitres, aux intitulés tels que « Inventer la République » (p. 135-162) puis « Diffuser, “Organiser” » (p. 201-247)… ne peut que créer un certain empêchement pour une lecture autre que désordonnée des faits et des décisions qui président à ceux-ci. Surtout, dans le cours d’une période dont la transformation des circonstances qui la structurent est spécialement dense, une simple chronologie biographique doit pouvoir se trouver mieux accordée avec l’évolution d’un cadre dont la description dynamique est précieuse, alors que le rappel de différentes dimensions contextuelles est précisément faiblement approfondi ici. Cela est le cas pour une première direction de l’engagement d’A. Laponneraye à travers une mission de publiciste en butte aux tracas d’une législation opposée à un libre développement de l’espace public, sous la monarchie censitaire. La gestion d’une réponse donnée par les pouvoirs publics aux combats alors particulièrement centraux et vigoureux pour la liberté de la presse et des libertés politiques, à travers la réglementation du droit d’association, mais aussi du droit de réunion ou encore du droit à la vente à la criée des publications et évidemment du droit à la parution d’écrits périodiques ou non périodiques, qui donne lieu à la promulgation de textes nouveaux quasiment chaque année, n’est évoquée que de manière partielle et éparse. Un tel rappel plus didactique permettrait de mieux comprendre une certaine inconstance de notre personnage dans des stratégies d’action perturbées par toutes les conséquences d’une opposition au régime en place, en plus des effets de la contrainte carcérale, de la maladie et du dénuement financier pour les besoins des entreprises économiques entrevues les plus exigeantes. Enfin, s’ajoute aux combats de notre personnage une opposition à l’encontre d’un front encore différent, contre l’accroissement d’un certain capitalisme dans le contrôle de la presse contemporaine. Il faudrait donc ajouter à l’élucidation des choix d’A. Laponneraye les circonstances qui le conduisent à occuper des responsabilités d’abord au sein de la rédaction du titre dirigé par É. Cabet, à l’action particulièrement centrale dans cette lutte, Le Populaire, qui avant même qu’existe avec la même inspiration L’Atelier, publié après 1840, s’assure dès 1833 d’une organisation démocratique de sa propriété à travers la tenue d’importantes assemblées générales populaires. Alors qu’après 1834 et surtout après les entreprises d’Émile de Girardin et d’Armand Dutacq en 1836, de nombreuses sociétés en commandite par actions cotées à la Bourse de Paris se créent pour l’exploitation de journaux, A. Laponneraye qui a fait évoluer sa critique de la propriété privée vers celle de la spéculation en matière de contrôle de la propriété, à l’instar des analyses des principaux socialistes, semble défendre de façon cohérente une position favorable au maintien de la presse à l’écart des nouvelles puissances d’argent. Il est ainsi remarquable que sa dernière fonction, occupée à Marseille, le soit au service d’un titre pour lequel on a pris soin, dans la rédaction des statuts de la société fondatrice, d’établir que « la création d’un journal étant une œuvre patriotique et non de spéculation à quel titre que ce puisse être, les actionnaires renoncent à leur prélèvement d’intérêt » (p. 194).

8Le développement du capitalisme financier de masse obéit de même à une forte intensité dynamique et le manque d’assurance intellectuelle est commun aux personnalités qui alors font face à ce mouvement et qui vont progressivement trouver les accords de doctrine amenant à la construction d’une « école sociétaire ». On peut y trouver une aile de droite, avec les saint-simoniens, modérée avec les socialistes, de gauche avec les communistes, ou encore utopistes lorsqu’il est question de communautés avec les fouriéristes, mais qui sont toutes amenées à pouvoir se concilier avec l’objectif atteint de conduire à l’instauration d’une Deuxième République. La place qu’occupe A. Laponneraye dans les ordonnancements idéologiques, objet que semble vouloir surtout déceler son biographe, n’est pas totalement isolée puisqu’en rapport avec tous ces courants et n’est peut-être pas non plus à la recherche d’un « éclectisme » (p. 221) que poursuit L’Intelligence, mais d’une capacité fédérative que trouvera La Voix du peuple, accompagnée de victoires dans les combats électoraux.

9En plus de celui de passeur occupé en tant qu’auteur, le rôle d’A. Laponneraye obéit dans l’action aux exigences assez ordinaires d’un rôle de fédérateur. Rejoignant donc de plus en plus une position médiane au fur et à mesure que les sensibilités de l’école sociétaire trouvent à s’accorder, il combine au long de son existence les objectifs d’une possible fédération des combats contemporains, pour la République, pour les associations ouvrières que le socialisme peut promouvoir face à une hégémonie du capitalisme et singulièrement pour la liberté d’expression et pour l’éducation populaire, ensemble des combats clés du xix^e siècle remportés en 1848. « Historien et journaliste », parmi ces différents fronts, il s’emploie même, avec la primeur donnée aux tâches de la propagande, au service de celui qui connaît entre 1830 et 1848 les tensions les plus fortes suscitées par l’institution d’un espace public, établi et développé en conformité avec la promesse républicaine, et qui comprend l’enjeu de préserver, à travers les transformations complexes des structures de l’espace public, la portée d’une presse politique capable de poursuivre spécifiquement la mission de concilier ces ambitions du journalisme et de l’éducation populaire.