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Dossier. Plateformiser, un impératif ?

« Disponible partout, tout le temps » : la promesse des plateformes à l’épreuve des temporalités

Approche transversale de trois études de cas
"Available everywhere, all the time" : the promise of platforms in the test of temporalities
Mathilde Abel, Patrick Dieuaide, Arthur Jan et Samuel Zarka
p. 193-212

Résumés

« Disponible partout, tout le temps » : telle est probablement l’essence du message adressé ces dernières années par les plateformes à leurs usagers, qu’il s’agisse de livraison de repas, de transport de passagers ou de la diffusion de produits audiovisuels par abonnement, trois études de cas sur lesquelles l’article prend appui. Pouvant paraître démesurée, cette promesse interroge les conditions d’engagement et les moyens mobilisés par ces différents types de plateformes pour satisfaire clients et prestataires présents sur chacun des versants du marché. Pour discuter ce sujet, l’article utilise l’appareillage de la théorie des conventions, afin de mettre en évidence les épreuves de coordination de ces clients et prestataires, en particulier sous l’angle des temporalités. Sans prétendre à l’exhaustivité, cette grille de lecture permet de dresser une typologie des politiques d’intervention des plateformes et de souligner la fragilité des promesses annoncées.

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Texte intégral

1« Disponible partout, tout le temps » : telle est probablement l’essence du message adressé ces dernières années par les services numériques plateformisés à leurs usagers. Cette promesse de disponibilité totale (Compagnon et Saint-Martin, 2019), sous réserve de disposer d’un terminal applicatif, trouve son répondant du côté de la production, en promouvant un modèle « platform centric » (Tiwana et al., 2016). Dans l’ensemble, la promesse adressée aux consommateurs comme aux acteurs de la production vise un réagencement d’activités préexistantes, sous la forme de marchés bifaces (ou multifaces) (Rochet et Tirole, 2006). Ainsi l’unité du phénomène de plateformisation consisterait-elle dans la mise en relation de nouvelles clientèles par un opérateur central, autrement dit dans le développement et la gestion de nouveaux réseaux d’échange en y associant un modèle d’affaires (Benavent, 2016). 

2Dans cette contribution, on s’interroge sur les agencements particuliers mis en place dans trois secteurs d’activité. À cette fin, nous proposons une approche de la plateformisation au prisme de la théorie des conventions. Une convention désigne « un système d’attentes réciproques sur les compétences et les comportements, conçus comme allant de soi et pour aller de soi » entre différents acteurs économiques (travailleurs, employeurs, clients, etc.) (Salais, 1989 : 213). Cette référence aux conventions a permis d’élucider par le passé une variété de modes de coordination entre acteurs économiques (firmes, prestataires, travailleurs, clients, etc.) dans divers « mondes de production », qu’ils soient industriels, marchands ou autres (Salais et Storper, 1993). Nous émettons l’hypothèse qu’il en va de même aujourd’hui pour le monde des plateformes numériques. Ainsi ce regard par les conventions doit-il permettre de mettre au jour les formes de coordination que postulent les plateformes étudiées des différents côtés du marché : du côté des producteurs (qui délivrent une prestation) comme des consommateurs (qui commandent cette prestation). Ce cadre théorique a pour avantage d’intégrer la rationalité d’acteurs situés, dans l’analyse d’un ensemble organisé de relations. En cela, il permet d’associer deux types d’approches habituellement disjointes, car renvoyant à des ancrages disciplinaires différents : l’analyse économique des marchés bi- ou multifaces et l’analyse sociologique des acteurs aux prises avec la redéfinition des cadres sociaux de l’activité productive.

3Nous proposons donc de conduire une analyse transversale entre trois offres de service via les « systèmes d’attentes réciproques » dont elles sont porteuses : la livraison de repas, le transport de passagers et la diffusion de produits audiovisuels par abonnement. La mise en perspective conventionnaliste de ces trois cas permettra de faire apparaître que le pilotage des conduites assuré par les plateformes, n’est pas linéaire, ni même garanti : en effet, la conformation d’un système d’attentes réciproques, visant à délivrer un service « partout, tout le temps » doit pouvoir surmonter ce que l’on pourrait dénommer une « épreuve de temporalité », entre la temporalité induite par la gouvernance des plateformes et la temporalité expérientielle d’acteurs plus ou moins enclins ou capables de respecter et suivre leurs préconisations. Si la prestation promise par les plateformes a été bien souvent abordée en termes d’assignation, de dépendance ou de domination des prestataires (Supiot, 2000 ; Bernard, 2020), notre attention aux temporalités, c’est-à-dire aux diverses formes de conformation du temps impliquées dans la coordination des acteurs, permet finalement de proposer une analyse différenciée des processus sociaux de régulation et de conflits, selon les types d’activité, les dispositifs sociotechniques et les formes de pilotage algorithmique mis en place.

4Nous conduirons cette analyse en trois étapes articulées autour de trois catégories de temporalité. Une première partie revient sur la promesse originelle des plateformes, celle d’un service continu délivré prenant appui sur un accroissement des utilités pour leurs différents usagers (producteurs et consommateurs). Une seconde interroge la manière dont cette norme est opérationnalisée par l’inscription de ces usagers de chaque côté du marché. Une troisième partie discute des défaillances, voire des résistances, qui sont autant d’épreuves critiques à la reconnaissance des normes temporelles postulées par les plateformes.

Une approche de la plateformisation par les conventions

Le programme conventionnaliste peut être interprété comme une théorie de l’action collective des acteurs économiques, visant à s’émanciper des présupposés de « choix rationnel » d’un sujet omniscient (Bessy et Favereau, 2003). S’y substitue l’analyse des solutions de coordination face à des problèmes, qui tendent à se répéter avec régularité entre les agents d’un même « monde » (Orléan, 2004). L’objectif est de comprendre comment ces acteurs, dont la rationalité est « située » et « interprétative » (Simon, 1972), parviennent à mettre en place une « convention » pour réduire l’incertitude des interactions économiques. Cette convention se réfère alors à des règles de coopération et des régularités de comportements, créant des obligations et des devoirs. Enfin, la convention doit être régulièrement éprouvée. L’« épreuve » survient ex post pour qualifier et justifier l’action passée et révéler les principes qui l’ont guidée. L’épreuve peut ainsi mener à un différend et à une reformulation de la solution de coordination (Postel, 1998).

Méthodologie

Au sein d’un cadre conventionnaliste, l’article élabore un matériau empirique constitué au cours de trois recherches distinctes. Dans le cas des activités de transport de passagers, nous utilisons une thèse d’économie entamée en 2017, proposant une monographie sectorielle des modèles socioproductifs et quatre entretiens conduits auprès de salariés de plateformes de transport de personnes (VTC). Dans le cas de la livraison de repas à domicile, nous nous appuyons sur une recherche doctorale en sociologie conduite depuis 2018, reposant sur une observation participante en tant que livreur et 50 entretiens avec des coursiers travaillant pour les deux principales plateformes du secteur (Uber Eats et Deliveroo) à Paris, Nantes et Bordeaux. L’étude du secteur audiovisuel s’inscrit enfin dans une recherche postdoctorale en sociologie, mobilisant neuf entretiens avec des techniciens de la production audiovisuelle ayant travaillé en France sur des « productions originales Netflix » (n=7), parmi d’autres diffuseurs (Amazon, n=1 ; France télévision, n=1), deux autres entretiens avec des représentants syndicaux de salariés, ainsi que l’observation de réunions professionnelles au sujet des plateformes. Ces éléments sont exploités par comparaison avec le matériau issu d’une thèse sur la logique de projets dans le cinéma français (Zarka, 2019).

La promesse d’une disponibilité totale 

5Les plateformes de services – restauration, mobilité ou diffusion audiovisuelle – sont des acteurs hybrides entre firme et marché : elles exercent une fonction d’intermédiaire dans l’accès à des informations, des contenus ou des biens offerts ou demandés par des tiers. Sur la base d’une architecture d’interface (un terminal, une application, un data center), elles proposent au public deux types de service non exclusifs l’un de l’autre (Conseil national du numérique, 2020) : un service d’information et de communication en ligne reposant sur le classement et le référencement de données au moyen d’un algorithme informatique (de type moteur de recherche) ; un service de mise en relation d’une offre et d’une demande à tout instant et n’importe où.

  • 1 Il est entendu ici que la distinction client/prestataire ne limite pas l’article à des plateformes (...)

6En général, les plateformes promettent aux usagers1 un accroissement d’utilité ou de richesse tant sur le marché des biens et services que sur celui du travail :

  • côté clients, en permettant l’accès à une gamme très large de produits et de services, en ouvrant à de nouveaux usages et de nouvelles pratiques de consommation, à de nouvelles expériences, personnelles, artistiques, culturelles, etc.
  • côté producteurs ou travailleurs, en ouvrant l’accès à de nouveaux marchés ou en offrant une plus grande autonomie et un accès facilité à l’emploi pour des travailleurs éloignés du marché du travail.

7Le fonctionnement des plateformes repose sur leur qualité de tiers, leur permettant d’exploiter à leur avantage des « effets de réseau croisés » (Isaac, 2015) qu’elles ont créés à cette occasion. Que la transaction entre clients et producteurs soit instantanée (Uber, Deliveroo) ou différée dans le temps (Netflix), la plateforme collecte l’information transmise des deux côtés du marché. Cette information est agencée et (re)diffusée selon des paramètres visant à anticiper les comportements individuels et optimiser l’appariement de l’offre et de la demande, en utilisant des repères comme le signal prix, la localisation, la notation par les usagers, etc. Ce faisant, l’agrégation et l’élargissement des clientèles s’affirment comme un gage de confiance, relevée dans les enquêtes d’opinion (Bourgade, 2016), dans la capacité des plateformes à tenir leur promesse.

8L’approche conventionnaliste permet ainsi d’envisager les plateformes comme cadre d’interactions instantanées ou différées, entre des acteurs situés des différents côtés du marché. C’est d’ailleurs une spécificité forte des plateformes que d’avoir postulé dès leur origine une solution de coordination des actions, d’un bout à l’autre de la relation d’échange, là où dans d’autres mondes de production, ces solutions n’ont émergé que progressivement à mesure d’ajustements réciproques (Salais et Storper, 1993).

Uber et Deliveroo : une promesse de maîtrise du temps de chaque côté du marché

9Les promesses des plateformes VTC (véhicules de transport avec chauffeur) et de livraison (Deliveroo, Uber Eats, etc.) étant sensiblement similaires (prestation clé en main, accès immédiat au marché, autonomie et juste prix), l’une et l’autre convergent pour formuler une proposition de valeur mettant en avant l’argument de maîtrise du temps et des conditions d’exécution de la prestation. Ainsi pour remédier à la difficulté pour les usagers de trouver un taxi dans certaines grandes villes, Uber propose-t-il de « commander une course en appuyant simplement sur un bouton »2. Pour le passager, il s’agit d’un temps rendu efficace (fiable, bon marché, sûr, etc.) en accédant à une course dont les termes sont préréglés. En échange, ce dernier accepte de déléguer le traitement d’informations le concernant (géolocalisation, lieu de prise en charge et destination, etc.). 

10Quant à la promesse temporelle adressée aux chauffeurs, elle se décline dans une temporalité plus large : la maîtrise de leur agenda de travail. Ici, l’argument est fondé, d’une part, sur la flexibilité du temps de travail et l’autonomie du chauffeur dans l’activité, et, d’autre part, sur l’accès à un marché efficace, où les courses sont nombreuses, ce qui implique une promesse implicite en termes de revenus. En contrepartie, le chauffeur accepte de remplir un certain nombre de conditions institutionnelles (qui peuvent varier selon les pays), consent un droit d’accès aux données générées par sa prestation, mais surtout concède sur le prix de la course une prise de commission de la part de la plateforme (à hauteur de 25 %). En définitive, le prix de la course est supposé refléter en temps réel la valeur d’une prestation au prix de marché. Ainsi la politique d’exactitude ou de justesse du prix, par le moyen du surge pricing (en français, tarification dynamique), est-elle elle-même une promesse liée à la capacité de la plateforme d’assurer un calcul économique en fonction du niveau d’offre et de demande connectées à chaque instant. 

11De même, la promesse des plateformes de livraison à l’adresse des consommateurs repose sur un service rapide d’acheminement de repas à domicile, à toute heure et à faible prix, sur la base d’une offre large de menus confectionnés par un grand nombre de restaurants, au-delà de la seule restauration rapide. De leur côté, les restaurateurs se voient promettre une augmentation de leur volume d’activité et une visibilité en ligne de leur commerce, ce qui peut susciter aussi une augmentation de la consommation sur place. Pour acheminer les commandes, les plateformes font appel à des livreurs recrutés comme microentrepreneurs. Les barrières à l’entrée sont faibles (par exemple, l’achat d’un vélo représente un fonds en capital accessible et peu onéreux), ce qui renforce la légitimité du discours des plateformes promettant à leurs travailleurs d’être leur « propre patron » et de travailler « à leur rythme ». Aussi, la promesse de maîtriser son temps est-elle intimement liée à celle de « faire son revenu » : par le paiement à la tâche, les plateformes promeuvent une conception méritocratique de la justice, où l’effort et la fidélité sont récompensés.

Netflix : une promesse de divertissement et de création

12Le dernier exemple concerne les diffuseurs audiovisuels par abonnement, ou streamers, dont Netflix est emblématique. Leur émergence s’est accompagnée d’une promesse aux abonnés, celle d’une offre de divertissement pléthorique, « disponible partout, tout le temps ». Pour tenir cette promesse, Netflix vise à alimenter quasiment en continu son catalogue en nouveautés (Miège, 2017), soit achetées, soit inédites : les « productions originales Netflix ». Celles-ci constituent un produit d’appel majeur pour conserver une place dominante face aux plateformes concurrentes. Son catalogue se présente ainsi comme un univers à la fois vaste et étanche, dont l’enrichissement se veut permanent. Mais une promesse est aussi adressée aussi aux acteurs de la production : celle de soutenir des projets créatifs originaux, développés par des showrunners, c’est-à-dire des auteurs-producteurs, porteurs de projets esthétiques ambitieux, en particulier du produit phare que constitue la fiction sérialisée (Rochant, 2017). Cette promesse de soutien à la création se prolonge dans le rayonnement des produits, les plateformes favorisant une diffusion internationale.

13Finalement, pour chacune des plateformes étudiées, le système d’attentes réciproques sur lequel repose leur activité d’intermédiation montre des différences sensibles (tableau 1). Ces différences soulignent la plasticité extrême de cette forme particulière d’organisation. Toutefois, ces systèmes représentent aussi un équilibre fragile, dont le fonctionnement ne va pas de soi. Du fait même de reposer sur la création et l’exploitation incessante d’effets de réseaux croisés, la garantie de coordination postulée ne peut se maintenir que tant que les usagers en acceptent les termes.

Tableau 1. Système d’attentes réciproques ou convention postulée.

Promesse au client

Promesse au prestataire (contrepartie)

Temporalité de la relation (client/prestataire)

Garantie de coordination (client/prestataire)

VTC

Prestation clé en main, disponibilité de l’offre et juste prix

Autonomie, disponibilité de la demande et juste rémunération

Immédiate et continue

Pilotage algorithmique de la transaction

Livraison de repas

Diffusion audiovisuelle

Renouvellement continu du catalogue, prix modique (abonnement)

Financement de projets ambitieux, diffusion internationale

Différée

Modèles prédictifs et algorithmes de recommandations/Société de productions disponibles et compétentes

Promesse et disponibilité temporelle : quelle expérience des usagers ? 

14Des réflexions qui précèdent, il ressort que les promesses d’utilité émises par les plateformes supposent que celles-ci interviennent continument comme « tiers actifs » pour accroître les volumes d’échanges et d’activités. Cette intervention va donc bien au-delà d’un service de facilitation, de gestion et de sécurisation des transactions. Cette exigence, combinant intensification des usages et élargissement à de nouvelles clientèles, questionne les conditions d’adhésion ou de croyances des usagers aux différentes promesses des plateformes. En d’autres termes, les plateformes sont-elles en mesure de repousser indéfiniment le point limite au-delà duquel clients et prestataires refusent de jouer le jeu de la réciprocité ?

15Sans prétendre à l’exhaustivité, les trois plateformes étudiées mettent en évidence un certain nombre de réponses que l’on peut classer en deux grandes catégories d’intervention : celle relevant d’une politique d’inscription, visant à fidéliser clients et prestataires aux plateformes et celle placée sous le sceau d’une rationalisation destinée à contrôler l’activité des prestataires. De ce double régime d’intervention naît une série d’épreuves de temporalités au centre desquelles la convention postulée par chacune des plateformes est mise en cause (tableau 2).

Politique d’inscription et d’implication des clients dans la convention de coordination

16À l’égard des clients, l’action des différentes plateformes étudiées relève de techniques d’inscription très proches. Celles-ci reposent sur des pratiques d’incitation et de fidélisation. Ces pratiques font l’objet d’évaluations rigoureuses pour mesurer leur efficacité et ajuster le service en fonction de l’évolution des besoins des clients.

17Du côté des passagers de VTC, la relation à la plateforme commence de façon ponctuelle, par l’expression du besoin d’une course. Elle prend ensuite la forme d’une fidélisation dans le temps, afin que le réflexe de la course s’ancre dans le recours à l’application. Ainsi le maintien du passager dans la relation passe-t-il par une incitation financière, octroyée par le moyen de codes promotionnels ou par un système de bonus récompensant la fidélité. En aval de la course, le passager est invité à noter la prestation. Ce système d’incitation et de participation fait l’objet de métriques très fines sur l’activité du passager : calcul du taux d’usage et de rendement des codes promotionnels, mesures du niveau de satisfaction, du temps d’attente et de l’usage de certaines fonctionnalités (signalement de présence, notation du chauffeur, etc.). 

18Il en va de même des clients des plateformes de livraison : l’inscription dans la convention de coordination passe par des offres promotionnelles, la possibilité d’un abonnement mensuel (Deliveroo), la notation du livreur (Uber Eats). Enfin, l’évaluation par le client de l’utilité du service repose sur trois paramètres principaux : le choix, le temps d’attente et la qualité du produit.

19Enfin, pour les abonnés d’un streamer comme Netflix, ces techniques reproduisent mutatis mutandis les mêmes principes que les précédentes. La série feuilletonnante à saisonnalité annuelle, qui constitue le produit phare de la plateforme, est inscrite dans une pluralité de dispositifs de fidélisation. Un dispositif narratif d’abord, structuré en arches longues, sanctionnées par des résolutions intermédiaires. De plus, la durée des épisodes (la plupart du temps 52 minutes), le recours systématique à la fin ouverte (moment où le suspense est à son comble) et la publication de saisons entières par blocs favorisent des pratiques de visionnage boulimique (binge-watching) (Pittman et Sheehan, 2015). En outre, ces formes narratives et éditoriales impliquent de remplacer rapidement le vide créé par l’attente d’une nouvelle saison par la mise à disponibilité d’autres produits, dont le visionnage est orienté par des algorithmes de recommandation (Drumond et al., 2018). Ce visionnage est rendu possible en divers temps et lieux (via un téléphone portable par exemple), étendant considérablement la portée du fait télévisuel linéaire construit autour du poste de télévision fixe et d’une logique de flux. Enfin, cette politique éditoriale s’imbrique dans une gouvernance mise en œuvre en amont, via la montée en puissance de data specialists au sein du personnel des plateformes (Roussel, 2021). Ces derniers élaborent des modèles prédictifs, qui visent à anticiper la demande et calibrer la production, empiétant de ce fait sur les compétences historiques des producteurs des studios. 

Actions de rationalisation, disponibilité temporelle et inscription des prestataires dans la convention de coordination

20Si la politique d’inscription des plateformes est essentielle pour garantir une coprésence durable des acteurs sur les versants du marché, un point tout aussi déterminant est l’assurance que l’activité des différents prestataires des plateformes soit efficace et de qualité. Cette préoccupation conduit les plateformes à focaliser leur intervention sur la disponibilité temporelle des travailleurs (Bouffartigue et Bouteiller, 2003) en cherchant par différents moyens, et selon les domaines d’activité considérés, à les aider à « rationnaliser » le temps qu’ils consacrent à l’organisation et l’exécution de leur prestation.

Les chauffeurs VTC

21En ce qui concerne une plateforme comme Uber, l’objectif demeure « l’adéquation entre le nombre de connexions de chauffeurs à un moment donné par rapport au niveau de la demande » (entretien avec un responsable de la croissance versant chauffeur, Uber, 2020). Les chauffeurs occupent ainsi la principale ressource mobilisée dans le travail de coordination : « 80 % de l’opérationnel c’est les chauffeurs » (entretien avec un responsable des opérations, Uber, 2020). La temporalité de cette mobilisation est double. Uber cherche d’abord à amener les (futurs) chauffeurs à s’inscrire et à faire de la plateforme leur outil de travail via la description du dispositif d’accueil, une simulation de revenus, l’insertion dans un écosystème dans lequel sont présents des assureurs, des sociétés de leasing, etc. De façon plus quotidienne, la coordination opère à travers les modalités de dispatch des chauffeurs et d’acceptation des courses. Celle-ci fait l’objet de fonctionnalités et de métriques spécifiques pour assurer la continuité du service : par exemple, des gains monétaires assortis de primes dans les premiers temps de l’usage de l’application, ou des incitations à se rendre dans des zones définies. Ces éléments de « gamification » (Savignac, 2017) et de présentation des gains potentiels, sont étroitement alignés sur les pratiques de mobilité des passagers : horaires de trajets en train ou en avion, sortie du travail, retour de dîners/fêtes le week-end, etc. Par ailleurs, d’autres événements annuels réguliers (périodes de congés, festivals, fashion week, etc.) sont l’occasion de démarchages spécifiques de la part de la plateforme, sous la forme de courriels et de notifications. Ainsi le marché, appréhendé dans le temps et l’espace, est-il présenté aux chauffeurs sous la forme d’opportunités « clés en main ».

22Enfin, la coordination s’inscrit dans un accompagnement de long terme, depuis la première course du chauffeur jusqu’à sa possible reconversion. Pour ce faire, l’organisation envisage des partenariats avec des organismes publics et des entreprises qui pourraient les employer. « […] on a mis en place […] un partenariat avec la RATP qui recherche 1500 conducteurs de bus par an. […] On [va] pouvoir proposer [aux] chauffeurs indépendants qui travaillent avec la plateforme régulièrement, de voir leurs compétences non techniques certifiées et cette certification […] pourra servir dans le dossier de candidature […] vers la RATP » (entretien avec un chargé des affaires publiques, Uber, 2020).

Livreurs 

23La gestion des livreurs par la plateforme se comprend au regard de la demande fluctuante du secteur de la restauration. Par exemple, les soirs de week-end sont considérés comme des « pics d’activité », de même que les grands événements sportifs. Ces variations sont toutefois irrégulières et difficiles à anticiper dans leur ampleur. Par ailleurs, certains phénomènes, comme les conditions météorologiques défavorables, tendent à provoquer à la fois une augmentation de la demande et une baisse de l’offre, une partie des livreurs préférant rester chez eux ou travailler moins longtemps en cas d’orage par exemple. De ce fait, la promesse d’un service rapide nécessite de disposer en permanence d’une main-d’œuvre en surnombre, à même de faire face sur le champ à ces variations.

24Maintenir une telle main-d’œuvre à disposition représente un coût économique important, que les principales plateformes externalisent sur les livreurs eux-mêmes. Payés à la tâche, ceux-ci sont maintenus dans une situation d’astreinte de fait, dans l’attente des commandes. Ces temps d’attente non rémunérés sont multiples : attendre de recevoir une commande, qu’un repas soit préparé par un restaurateur, etc. En cela, le statut d’emploi des livreurs ne constitue pas juste un moyen d’exonérer la plateforme d’obligations sociales et fiscales, qui incombent aux employeurs : il leur permet aussi d’assurer la « convocabilité permanente » de la main-d’œuvre (Chauvin, 2010). Mais cette convocabilité de la main-d’œuvre est aussi permise par le rôle que jouent désormais ces plateformes sur le marché du travail, en offrant à des travailleurs étrangers arrivés depuis peu en France (demandeurs d’asile ayant éventuellement été déboutés) une voie de secours pour accéder à des revenus. 

25Une fois connectés, la coordination des livreurs repose sur un « management algorithmique » (Rosenblat et Stark, 2016) mêlant incitations et contraintes. Pendant plusieurs années, l’accès à l’application de travail de Deliveroo reposait ainsi sur la réservation une semaine à l’avance de créneaux (shifts), accessibles prioritairement aux livreurs les plus fidèles (participation aux « pics » d’activité du week-end, etc.). Le système de connexion libre (free shift), déjà pratiqué par Uber Eats, s’est cependant imposé à la suite de décisions judiciaires établissant un lien de subordination entre livreurs et ce type de plateformes. Mais, d’autres incitations interviennent, par des messages écrits ou des offres financières, comme les primes accordées les jours de pluie ou d’orage. 

26Enfin, les plateformes assurent le suivi en temps réel de la livraison. Ceci inclut la géolocalisation du livreur, tenu de notifier sur l’application chaque étape du processus et dont le client peut suivre l’avancée sur son téléphone. La collecte de données permet aux plateformes de déployer des pratiques de management à distance, qui trouvent finalement un ancrage dans la dépendance économique de nombreux livreurs et l’incertitude temporelle dans laquelle ils sont plongés, malgré leurs tentatives d’anticipation de la demande. Des temps de livraison jugés anormalement longs par rapport à la moyenne de durée des prestations peuvent par exemple conduire à des rappels à l’ordre, voire mener à des suspensions temporaires ou définitives de compte.

Audiovisuel

  • 3 La réalisation d’une série mobilise souvent plusieurs réalisateurs en alternance, sous la supervis (...)

27Une divergence entre les streamers et les travailleurs des plateformes étudiés au préalable réside dans une transaction différée entre producteurs et consommateurs : l’acte de production ne réfère pas à une demande immédiate de l’abonné, mais à une demande objectivée à travers l’exploitation des données récoltées par la plateforme. Le produit (une saison, un documentaire ou autre) n’est fabriqué qu’une seule fois, pour ensuite être mis à disposition. En outre, si la relation de la plateforme avec un showrunner fait l’objet d’un engagement long, souvent sur plusieurs saisons, le pilotage de la fabrication opère autrement que le guidage numérique d’un conducteur de VTC ou d’un livreur Deliveroo. En France notamment, la conduite des travaux est réalisée par une société de production exécutive : elle réunit les moyens techniques et suit la production, après avoir recruté les équipes et établi le contrat de travail des réalisateurs3, opérateurs, monteurs, etc. Ce point invite à relativiser la dimension disruptive de la plateformisation au regard du droit du travail. En effet, fabriquer une saison d’une série constitue une opération collective complexe, qui, pour être réalisée dans des délais définis, suppose de s’appuyer sur des repères d’action stabilisés et intégrés par les équipes (en particulier la division du travail, l’amplitude des horaires et les rémunérations formalisées dans la convention collective applicable). 

  • 4 Le line producer assure le suivi de la fabrication du film ou du programme dans le cadre de son bu (...)

28Toutefois, cette société de production exécutive ne dispose d’aucun droit patrimonial sur l’exploitation. Ce droit patrimonial est monopolisé par la plateforme pour des durées longues (CNC/CSA 2018 : 79), contournant de ce fait des régulations conférant en général, en France, de tels droits à la société de production (dite alors déléguée). Au contraire, dans le cas des plateformes, le pur lien commercial qui les unit à la production exécutive reproduit le lien commercial plateforme-chauffeur (ou livreur) : le producteur exécutif n’a ainsi pour rôle que de prendre en charge la fabrication (Cailler et Taillibert, 2019). En somme, cette relation commerciale légitime un contrôle continu sur la production en cours. Non seulement le produit obéit à des standards narratifs, mais le processus de fabrication est imposé au point de vue des protocoles techniques (type de caméra, sécurisation des transmissions numériques, etc.), tout en adaptant la disponibilité temporelle du travail au format série : amplitude journalière très large et intense sur des périodes longues, un représentant syndical évoquant « 100 jours d’affilée » comme un bloc temporel globalement consacré au tournage d’une saison. De plus, les dates de rendus sont inamovibles, correspondant au lancement du produit (souvent à une échelle internationale), afin de tenir la promesse aux abonnés (alimenter le catalogue). Au quotidien, le suivi des travaux effectués passe par une activité de reporting assurée par les cadres de la production auprès de représentants de la plateforme : « C’est pour ça qu’on est en “call“ avec eux en permanence » (Line producer4 sur une production Netflix, 2020). Ainsi nos entretiens font-ils apparaître une expérience contrastée, prise entre le soutien des plateformes à l’émergence de showrunners, qui semble satisfaire la promesse faite par

Tableau 2. Politique des plateformes comme « tiers actif ».

Politique de fidélisation

Politique de rationalisation

Épreuves de temporalités

VTC

Fidélisation des clients, accompagnement et insertion des chauffeurs dans l’écosystème de la plateforme

Gamification, abaissement du prix, augmentation du nombre de courses, maintien des travailleurs en sureffectif, externalisation des coûts, suivi des prestations en temps réel

Intensification du temps de travail (contre les stratégies de développement d’une clientèle privée)

Livraison de repas

Fidélisation des clients, système de créneaux récompensant la fidélité à la plateforme, accès à l’emploi pour des travailleurs sans-papiers

Fragmentation du temps de travail, temps d’attente prolongés non rémunérés

Diffusion audiovisuelle

Validation des projets à partir des données des clients, large amplitude temporelle des engagements des showrunners et des équipes (en général, au moins deux saisons)

Relation commerciale entre plateforme et prestataire, exigences renforcées (cadrage temporel, technique et esthétique)

Contraintes de délai, amplitude des horaires journaliers et intensité du travail sur longue période

29Netflix aux auteurs, et une relation de commande, pouvant à dessein revêtir un caractère prescriptif. 

30Dans l’ensemble, les trois cas étudiés soulignent l’ambivalence des politiques des plateformes comme « tiers actifs » (tableau 2). Par une dynamique commune d’élargissement des amplitudes horaires (reconnues ou non) des prestataires pour assurer leurs engagements vis-à-vis des clients, les plateformes semblent avoir fait le choix d’un mode de coordination privilégiant une standardisation par les normes ou les résultats. Ce choix permet de répondre à une demande incertaine par une offre diversifiée et sans cesse disponible. En retour, la coordination est indifférente à la situation de travail des prestataires, qu’il s’agisse d’un service reproduit à la demande par un travailleur isolé ou de la réalisation d’un produit par un collectif de travail.

Les épreuves de temporalité

31Les dispositifs d’inscription forgent un cadre cognitif à l’intérieur duquel les usagers interagissent (consomment ou travaillent). Mais l’observation des acteurs montre que les agencements initiés par les plateformes échouent parfois et se traduisent par des défauts, voire des échecs de coordination. Ces défaillances peuvent renvoyer dans certains cas à une résistance en acte des usagers à la réalisation linéaire de la promesse. Mais ces défaillances peuvent aussi s’expliquer par des ressources ou des infrastructures matérielles, dont la qualité ou la disponibilité empêchent l’usager de fournir le service dans les modalités demandées par la plateforme. Comme le montrent nos trois enquêtes, cette intrication des dimensions subjective et objective de l’action révèle tout un spectre d’épreuves-sanctions (Martucelli, 2015) que les plateformes peinent parfois à surmonter.

Épreuves de temporalité pour les chauffeurs de VTC

32L’enquête auprès d’Uber fait surtout apparaître la manière dont la plateforme elle-même appréhende les résistances des travailleurs : à ses yeux, ce sont des « freins à l’activité », des nuisances et des obstacles à la continuité et à la qualité de la prestation. Ces résistances se déclinent à deux niveaux. D’abord, celui de la mobilisation des chauffeurs, toujours suspectés de faire défection en prenant le risque d’un désengagement de la plateforme. Il ne s’agit pas seulement de quitter Uber : mais aussi de se connecter à d’autres plateformes, voire de chercher à se constituer sa propre clientèle. La plateforme cherche à détecter ce type de comportement, à l’aide d’indicateurs comme le positionnement par rapport à la « moyenne de l’activité dans la zone géographique », le temps moyen de connexion, ou encore, les « revenus moyen et médian » (entretien avec le responsable de la croissance versant chauffeur, 2020). La plateforme peut alors afficher proactivement ces données aux chauffeurs, afin de l’inciter à les améliorer.

33Un second niveau de résistance renvoie au comportement du chauffeur dans sa rencontre avec le client, ici le passager. La plateforme différencie ainsi les comportements à bannir de ceux à promouvoir. Ces comportements types peuvent répondre à des contraintes exogènes (par exemple, juridiques) et susceptibles de ce fait d’entraîner la radiation du chauffeur en cas d’infraction. Mais ces comportements réfèrent aussi à des politiques prescrites par la plateforme elle-même : normes de conduites ayant trait au déroulé de la course (comme le choix du trajet) ou en relation avec le passager (accueil, choix de la radio, etc.). Enfin, il peut s’agir de normes matérielles, qui peuvent porter sur le type de véhicule, la mise à disposition de bouteilles d’eau, etc. En miroir, les chauffeurs investissent, parfois de manière très créative les espaces de choix dont ils disposent encore, voire constituent des fichiers clients au fil des courses et les répertorient dans des groupes de conversation (sur WhatsApp). En cas de détection par Uber, ce type de pratique peut entraîner un déréférencement, ou même une désactivation temporaire ou permanente du compte du conducteur.

Épreuves de temporalité sur les plateformes de livraison

34Tels des journaliers attendant d’être embauchés sur la place de Grève, les livreurs font face à une incertitude permanente quant à l’attribution des commandes, à leur durée, aux distances à parcourir, à l’intensité de travail qu’elles impliquent. Cette incertitude, qui constitue une mise à l’épreuve permanente de la convention de coordination, se situe pourtant au cœur des interactions entre livreurs. « Alors ça sonne ? » ; « C’est un faux dimanche, ça sonne pas là, hein ! » ; « Tu aurais dû venir hier soir, ça n’arrêtait pas de sonner ! » : ces phrases, faisant référence au son du smartphone lors de la réception d’une nouvelle commande, ont été entendues à de nombreuses reprises lors de rencontres avec des livreurs dans l’espace public. Elles témoignent de la volatilité de l’accès au travail des livreurs, exposés à la bonne surprise ou à la déception, face à ce qu’ils perçoivent comme une intervention extérieure et hétéronome, difficile à anticiper. Les travailleurs des plateformes de livraison font ainsi l’expérience d’une « fragmentation du temps de travail » (Célérier et Monchatre, 2020), faite de plages de disponibilité extensive, où ils alternent entre un travail de grande intensité et des temps d’attente parfois prolongés entre chaque commande reçue.

35Dans ces intervalles, plusieurs types d’attitudes sont adoptés par les livreurs, qui révèlent un brouillage entre temps de travail et hors travail. Une première attitude consiste à rejoindre le même lieu de ralliement entre chaque commande (une place, un square) et d’attendre en groupe. Plus le temps d’attente se fait long et plus les échanges et les postures s’éloignent du travail, les échanges animés laissant la place au désœuvrement. Le maintien de certains groupes de livreurs sur ces points fixes pendant des plages extensives (parfois plusieurs heures d’affilée) s’explique par la dépendance économique. Mais elle doit également être associée aux conditions de vie de ces travailleurs : beaucoup d’entre eux résident loin de leur zone de livraison, ce qui ne leur permet pas de rentrer chez eux dans les heures creuses. Mais à rebours de ces attitudes passives, qui s’accompagnent souvent d’une conception fataliste de l’attribution des commandes, d’autres travailleurs déploient des pratiques « d’auto-accélération » (Lemozy, 2018), qui consistent à se maintenir actif en « zonant » autour des restaurants. Ces pratiques peuvent être vues comme des façons de « tuer le temps », mais elles correspondent aussi à l’idée que les plateformes vont récompenser les livreurs qui se maintiennent en mouvement, plutôt qu’à ceux qui attendent devant les enseignes.

36Ces comportements divers face à l’incertitude sont ainsi traversés par l’opacité du fonctionnement de l’algorithme d’attribution des commandes, mais aussi la difficulté, pour les livreurs comme pour l’observateur extérieur, d’objectiver le temps de travail, qui excède le temps effectivement passé à livrer. En outre, si le nombre de livreurs est en général supérieur au flux continu de commandes, l’asymétrie de pouvoir favorable à la plateforme peut pour un temps s’inverser : dans les soirées d’intempéries ou de grand froid, poussant une partie des livreurs à rester chez eux tandis que la demande augmente, les livreurs qui travaillent peuvent se permettre de choisir uniquement celles qui leur paraissent les plus attractives. Si les plateformes mettent alors en place un système d’incitation (par exemple, via des systèmes de primes), c’est sans parvenir à coup sûr à compenser la défection devant certaines commandes. S’ajoutent à cela des mouvements de contestation, grèves et refus concertés des commandes les moins rémunérées ; la revendication de meilleures rémunérations et une réduction des temps d’attente, entre les commandes et devant les restaurants. Enfin, des dysfonctionnements peuvent être liés à l’incapacité de certains restaurateurs de suivre le flux de commandes qui leur arrivent des plateformes, en concurrence avec les commandes reçues en salle. 

Épreuves de temporalité des équipes de production audiovisuelle

37Nous avons évoqué l’activité de reporting qui scande la production pour Netflix. De ce fait, la fabrication connaît une alternance entre une intensification du temps de travail en prévision d’un rendu intermédiaire et le temps nécessaire pour les bureaux de Netflix de faire un retour sur les éléments envoyés. Or, ces retours peuvent adopter un registre étroitement prescriptif : les conséquences extrêmes de ce contrôle de la plateforme apparaissent dans un entretien avec une directrice de postproduction, ayant travaillé sur une série originale Netflix en France en 2020. En effet, celle-ci relate une expérience catastrophique, lors de la période cruciale de postproduction, consistant à assembler et traiter les images et sons pour aboutir au produit. Pour singulier qu’il soit, cet entretien est porteur d’une heuristique du conflit, au cœur duquel se confrontent deux « conventions de travail », auteuriste d’une part, managériale d’autre part, au bénéfice du commanditaire.

38Le récit relate l’aboutissement d’un premier montage « avec un réalisateur qu’on a laissé travailler avec son monteur, ce qui se fait habituellement, et qui présente une première version à la prod’ [exécutive], avant de la présenter à Netflix. Et là, ça s’est très, très mal passé… ». La réaction de Netflix passe par un long mail « qui a défoncé absolument toute la série », c’est-à-dire « le jeu des comédiens, la lumière, le cadrage, le rythme… Tout est défoncé, le montage évidemment, en premier lieu, mais la musique, enfin… rien ne leur plaît ». La production s’aligne alors sur la position de Netflix et les conséquences se succèdent en cascade, dans un cadre temporel contraint par des dates limites de rendu : retards, demande de monteurs en renfort et perte de la vision artistique du projet. Ce processus est marqué par des demandes tacites d’éviction de certains monteurs, en général par non-reconduction de contrats de travail établis à la semaine : « Ils disent pas : merci de virer untel, mais… nous, on a eu des : “merci de trouver des solutions rapides et radicales“. Voilà. Sur tel problème. Donc en gros, ce qui veut dire : “merci de virer la personne”. »

39Cette épreuve dans la coordination de la production a des implications que la directrice interrogée analyse en termes de droit d’auteur : en France, le réalisateur dispose en effet d’un droit moral, qui lui donne en principe l’ascendant sur le montage final. Ce droit, largement reconnu au cinéma, est habituellement relativisé dans la production pour les chaînes de télévision nationales, pour lesquelles la production s’apparente à la réponse à une commande. Si en un sens, Netflix ne fait que reconduire cette relativité du droit moral, c’est au péril de sa promesse initiale, celle de soutenir des visions d’auteur. La mise en défaut de la dimension auteuriste de la création audiovisuelle par la prescription de la plateforme prend ainsi le tour d’un « désenchantement » : 

On est venu les chercher [les réalisateurs] parce qu’ils étaient très auteurs, très jeunes auteurs dans la vague, avec une vision particulière du projet… Et au fur et à mesure, ben en fait, toute leur… toute leur personnalité a été gommée, au profit d’un projet… assez lissé, consensuel… et tout public. Donc ils ont dû se désengager plus ou moins de leur vision […] À plein d’étapes, ils disaient : “moi, je ne le ferais pas comme ça. Ça, je n’aurais pas été dans ce sens-là, cette séquence, je ne l’aurais pas montée comme ça. Je comprends la demande, OK, maintenant Netflix veut ça, je le fais”.

40Ce récit montre comment les cadres temporels postulés par la plateforme s’imbriquent dans une régulation de contrôle plus large (Reynaud, 1989), susceptible d’affecter, à divers degrés, toutes les étapes créatives de la fabrication. Il ouvre le questionnement sur les modalités de jugements élaborées par Netflix, au croisement entre les anticipations éditoriales de la plateforme et les processus de décision au cours de la fabrication (Friedberg, 1999).

Conclusion

41« Disponible partout, tout le temps » : des quelques réflexions qui précèdent, il ressort que les promesses émises par les plateformes, loin d’être de simples slogans, reposent sur un complexe de relations et d’engagements, dont l’adéquation aux situations empiriques ne va pas de soi. Il est évident que les plateformes ne peuvent totalement contrôler les faits et gestes des usagers (travailleurs et consommateurs). Mais plus qu’un problème d’autonomie ou de liberté d’action des individus, ce que l’approche en termes de convention permet de comprendre, c’est le caractère indéterminé, voire incertain de la dimension de réciprocité attachée aux différentes propositions adressées aux usagers. Trois enseignements peuvent être tirés à ce sujet :

  • Si les politiques de coordination des plateformes sont guidées par des métriques, qui cherchent à capter l’attention des usagers et à forger des « espaces immersifs » (Boullier, 2009), elles portent en elles des tensions irréductibles, qui peuvent transformer le système d’attentes réciproques soit en implication forcée (jusqu’à la rupture ou l’épuisement), soit en comportements addictifs.
  • La promesse formulée par les plateformes est d’autant plus difficile à tenir que la réciprocité du système d’attente est subordonnée au contexte local : soit un champ d’expériences ou plus largement encore un jeu de forces sociales, qui conditionne la qualité, voire la réalisation même du service fourni. La variété des défaillances subjectives ou objectives signalées dans nos enquêtes témoigne à ce sujet d’une pluralité de conventions discordantes entre les parties prenantes.
  • Ces situations révèlent que les espaces d’interactions des usagers avec les plateformes ne sont pas totalement fermés sur eux-mêmes. En d’autres termes, pour fonctionner, les plateformes ne doivent pas juste « faire avec » les données traçant le comportement des travailleurs et des consommateurs, elles doivent aussi composer directement avec la manière, toute réflexive, dont ils interprètent, vivent et/ou anticipent les promesses qui leur sont adressées.

42Au total, les promesses énoncées par les plateformes sont comme des armes à double tranchant : en postulant une solution de coordination des acteurs, elles s’exposent à de nouvelles incertitudes (Crozier et Friedberg, 1977), relatives à l’implication opérationnelle des différentes parties prenantes. Certes, des ajustements sont toujours possibles par les feedbacks informationnels et la création par les plateformes de nouveaux dispositifs susceptibles de mieux apparier les cadres cognitifs aux attentes des usagers. Mais comme on peut l’observer dans les cas étudiés, la persistance de divergences dans l’expérience des temporalités – et à travers elle, de l’expérience de consommation et de travail – laisse entendre que le système d’attentes réciproques n’admet aucune solution idéale de coordination.

43Il n’est pas dans notre propos d’approfondir les raisons de cette indétermination. Toutefois, on ne peut manquer de relever des trajectoires parallèles à ces trois entreprises technologiques, allant de la politique de fidélisation et de rationalisation à l’émergence d’épreuves de temporalité qui mettent en question la promesse initiale formulée par les plateformes. Ce parallélisme suggère l’existence d’une limite structurelle au niveau de la gestion et/ou de la valorisation des effets de réseaux croisés, qui commandent la qualité et le volume de transactions liées à la relation client-prestataire. Le processus de mise à l’épreuve semble inéluctable et se déclenche à différents niveaux : du fait de la variabilité de la demande et de la difficulté à prescrire les comportements à distance sur les plateformes de transport et de livraison, dans le rapport à l’intensité du travail et à l’auctorialité dans le cas de la plateformisation audiovisuelle. Au total, ces tensions soulignent les limites d’une régulation qui ne prendrait pas en compte la soutenabilité du système d’attentes réciproques propre à la plateforme dans son secteur d’implantation.

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Notes

1 Il est entendu ici que la distinction client/prestataire ne limite pas l’article à des plateformes qui seraient bifaces. Certaines plateformes gèrent des marchés qui sont multifaces. Il importe aussi de rappeler ici que, du point de vue de la plateforme, les différents versants du marché sont tous des clients (différenciés) du service numérique qu’elle produit. La distinction que nous opérons entre client et prestataire nous sert ici à analyser les modalités de participation de chacun des acteurs sur chaque versant dans les processus de coordination orchestrés par les plateformes.

2 Voir : https://www.uber.com/ (consulté le 6 août 2021).

3 La réalisation d’une série mobilise souvent plusieurs réalisateurs en alternance, sous la supervision du showrunner.

4 Le line producer assure le suivi de la fabrication du film ou du programme dans le cadre de son budget et rend des comptes au donneur d’ordre.

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Pour citer cet article

Référence papier

Mathilde Abel, Patrick Dieuaide, Arthur Jan et Samuel Zarka, « « Disponible partout, tout le temps » : la promesse des plateformes à l’épreuve des temporalités »Questions de communication, 40 | 2021, 193-212.

Référence électronique

Mathilde Abel, Patrick Dieuaide, Arthur Jan et Samuel Zarka, « « Disponible partout, tout le temps » : la promesse des plateformes à l’épreuve des temporalités »Questions de communication [En ligne], 40 | 2021, mis en ligne le 01 juin 2022, consulté le 12 février 2025. URL : http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/26633 ; DOI : https://doi.org/10.4000/questionsdecommunication.26633

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Auteurs

Mathilde Abel

Université Sorbonne Nouvelle - Paris 3, Icee, F-75005 Paris, France

Patrick Dieuaide

Université Sorbonne Nouvelle - Paris 3, Icee, F-75005 Paris, France

Arthur Jan

Conservatoire national des arts et métiers, Lise, F-75003 Paris, France

Samuel Zarka

CNRS, ENS, EHESS, Centre Maurice Halbwachs, F-75014 Paris, France

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