« On est que des morceaux de trucs dans leur vie d’internet »
Un community manager

1Les travaux sur le digital labor proposent de considérer que cliquer ou « liker » sont des formes de microtravail effectuées par chaque usager, et qui bénéficient aux plateformes. Qu’en est-il quand c’est un professionnel de la communication qui agit ? Nous envisageons que ce travail numérique, et son exploitation par les plateformes, ne se résume pas à l’usage des dispositifs, mais englobe des pratiques invisibilisées qui font appel à des ressources, voire des compétences, que ces professionnels vont puiser dans leur affectivité. Ces pratiques, lorsqu’elles s’inscrivent dans une relation contractualisée avec un commanditaire, peuvent alors se référer à la notion de travail émotionnel. Selon la perspective générale qu’en propose Arlie Hochschild (2003 : 32), le travail émotionnel est « l’acte par lequel on essaie de changer le degré ou la qualité d’une émotion ou d’un sentiment », que ce soit celui du travailleur ou des individus avec/pour qui il travaille. Angelo Soares (2003) reformule les trois caractéristiques de ce travail émotionnel : il implique une relation en face à face ou un contact verbal avec le public ; l’expression émotionnelle du travailleur peut modifier les émotions du client ; et cette activité émotionnelle devient une ressource que l’employeur peut organiser et globalement essayer de gérer. Cependant, cette première approche ne prend pas en considération les activités médiées par ordinateur, particulièrement le travail des praticiens de la communication.

2En nous attachant aux activités en ligne des animateurs ou gestionnaires de communauté, communément appelés community managers (CM), nous proposons d’étudier ce que leurs pratiques supposent comme recours à des ressources affectives et émotionnelles. Ainsi notre question centrale est-elle la suivante : les activités communicationnelles professionnelles médiées par ordinateur impliquent-elles une forme de travail émotionnel ?

3Cette interrogation sur la transposition numérique du travail émotionnel des communicants nous amène à questionner les « règles de sentiments » qui, selon A. Hochschild (2003), prescrivent les gammes d’émotions en fonction des situations. Les plateformes numériques en ligne sont les principaux outils de travail, mais aussi d’évaluation des gestionnaires de communautés (Alloing et al., 2021). Elles participent à la définition de ces règles au-delà de celles fixées par leurs employeurs. Ces règles s’incarnent dans les fonctionnalités de ces dispositifs qui permettent de signaler, capter et mettre en circulation des émotions matérialisées dans les productions documentaires propres à ces plateformes (publications, messages, commentaires, etc.).

4Nous proposons d’abord de passer en revue les concepts liés aux émotions et aux affects, en insistant plus particulièrement sur le travail émotionnel. Sur cette base, nous nous attachons ensuite à présenter les spécificités du travail de community management que nous qualifions comme un ensemble de médiations documentaires, techniques et des savoirs sous l’emprise des plateformes et au contact quotidien d’incivilités numériques. Après avoir présenté la méthode de collecte de nos corpus, composés de 22 entretiens avec des CM ainsi que de publications Facebook et Twitter, nous relevons ce qui a trait à un travail émotionnel ou non dans ces médiations selon les acteurs concernés. Puis, nous proposons de mettre en relief les traces documentaires du déploiement de ce travail émotionnel dans les environnements numériques et les activités de communication des organisations. Enfin, nous suggérons de mettre en correspondance les médiations et pratiques analysées avec les trois caractéristiques du travail émotionnel signalées par A. Soares (2003). Ce cheminement nous amène à reconsidérer la notion de travail émotionnel, et à lui substituer celle de travail de désaffection : face aux incivilités quotidiennes, aux règles des plateformes et aux impératifs de leurs employeurs, ce sont moins les émotions des publics ou les leurs que les CM cherchent à réguler que la circulation de leur expression.

Littérature : du travail émotionnel à l’affection numérique des community managers

6Étudier les émotions suppose de s’intéresser en premier lieu à leur composante psychophysiologique, particulièrement celle attentionnelle lorsque l’on traite de questions numériques : l’émotion est une fonction homéostatique (Damasio, 2003 ; Kuppens, 2010), de durée courte et dont même l’expression n’est pas toujours conscientisée. À l’inverse, le sentiment est plus long et ses modes d’expression sont bien plus complexes. Dans cette perspective, l’émotion englobe de multiples évaluations cognitives de ce que les perceptions font au corps (Cosnier, 1994 ; Gendron et Feldman Barrett, 2018). Par exemple, selon la douleur de l’événement perçu, des stratégies de coping ou d’ajustements sont mises en place pour faire face aux émotions négatives (Lazarus et Folkman, 1991 ; Paulhan, 1992). En l’espèce il s’agit d’évaluer si l’on dispose des ressources psychophysiologiques nécessaires pour faire face (to cope) à la situation : l’estimation d’un défaut de ressources produisant alors du stress. Face à cette évaluation, les ressources sont réallouées, aussi bien dans une dimension corporelle (intra-individuelle) que dans une dimension relationnelle (interindividuelle). Des évaluations similaires sont produites quand il s’agit de savoir comment le corps d’autrui est affecté. Ce processus purement cognitif se nomme l’« empathie » et il s’apprécie à travers des degrés distinctifs (Pacherie, 2004).

8En ligne, lorsqu’émergent des expressions émotionnelles ou sentimentales, elles se matérialisent sous la forme de signes (émojis, émoticônes, « like », etc.) ou de documents (publications, commentaires, images, etc.), qui sont autant d’indices sémiotiques de l’affection en cours. Ces expressions amènent une gamme d’interactions possibles, reposant sur certains cadres culturels et interactionnels, mais aussi dépendantes des plateformes, de leurs standards techniques et règlementaires. Ainsi, choisir le type d’interactions (ignorer, commenter, signaler ou réagir) en fonction des situations, des expressions émotionnelles et des fonctionnalités des dispositifs, est-il le quotidien des usagers du numérique. Lorsqu’elles participent à la mise en documents d’expressions émotionnelles et la circulation de sentiments, les interactions en ligne affectent potentiellement les autres usagers des dispositifs. Dans ce sens, ces interactions peuvent être envisagées comme des affects numériques (Alloing et Pierre, 2020) qui agissent comme des « vecteurs » (Deleuze, 2003 [1970]). Ils orientent une réaction émotionnelle, un comportement, une opinion ou une pensée dans une direction et avec une certaine intensité (Hillis et al., 2015). Les plateformes produisent et mettent en circulation ces affects numériques via trois formes de médiations affectives (Alloing et Pierre, 2017) sur lesquelles les CM cherchent à agir :

• une médiation documentaire, en transformant des expressions émotionnelles (des sentiments) en document qu’elles peuvent analyser, mesurer, etc. ;
• une médiation technique : les dispositifs structurent l’expression des émotions, et leurs algorithmes se structurent à partir de celles-ci. Les affections sont alors dépendantes de ces algorithmes et des fonctionnalités qui permettent de les activer ;
• une médiation épistémique et des savoirs : les plateformes analysent les usages et les expressions (sentiment analysis) de leurs publics, puis elles formalisent ces analyses, sous des formes de savoirs spécifiques, pour les transmettre à leurs clients (publicitaires) et pour affiner leurs algorithmes. Il devient alors possible de savoir ce qui va affecter ou non un public cible.

9Les affections résultant de ces médiations participent, par exemple, au passage à l’achat, à la fidélisation, au partage de contenus, ou encore à l’appel au « retweet » ou au « like » (Candel et Gomez-Mejia, 2016). Elles peuvent produire de la convergence, comme dans les élans de solidarité, ou de la divergence comme dans les mouvements de désengagement, de distanciation, etc. (James, 2007 [1906]). De plus, les dispositifs pour affecter s’appuient sur l’usage nécessaire de leurs fonctionnalités par leurs utilisateurs, qu’ils soient des professionnels de la communication numérique ou non. De ce fait, la question est de savoir ce qu’il en coûte de produire ces convergences, lorsque l’on cherche à affecter les autres en activant la circulation sur les plateformes, et surtout, de savoir combien il en coûte de gérer les divergences lorsque l’on doit faire face à certaines expressions négatives ou faire preuve d’empathie envers ceux qui les éprouvent. Les formes de travail dès lors mobilisées pour produire ces affections et les gérer relèvent-elles d’un travail émotionnel quotidien, voire ordinaire pour les praticiens de la communication (comme les gestionnaires de communautés) ?

Le travail du clic et ses règles d’affection

10Les CM « articule[ent] des principes tirés du domaine des relations publiques et de la gestion de la relation client (customer relationship management, abrégé CRM), dans une démarche soucieuse d’améliorer la transparence et l’accessibilité des organisations » (Jammet, 2018) ; ils se trouvent à l’interface de trois acteurs : les plateformes, les organisations et leurs publics. Afin de permettre cette « accessibilité », pour gagner en performance telle que les dispositifs l’évaluent, tout en incorporant les attentes propres à chaque acteur, les CM cherchent à instrumentaliser les médiations affectives opérées par les plateformes pour produire et mettre en circulation les affects numériques (Alloing et al., 2021) :

• une médiation documentaire entre les CM et leurs publics (Alloing, 2013 ; Liquète et al., 2010). Cette médiation suppose une production et une « éditorialisation » (Vitali-Rosati, 2018) systématique de divers documents numériques (ajout de commentaires, de signes comme des émojis, etc.) ;
• une médiation technique entre les CM et les plateformes (Jouët, 1993 ; Akrich, 1993), par l’apprentissage des fonctionnalités selon les normes édictées par les dispositifs, et par la manière dont ces usages reconfigurent l’activité même des CM. À l’inverse, les plateformes se nourrissent elles aussi des usages des CM pour (re)définir leurs fonctionnalités ;
• une médiation des savoirs entre les CM et les organisations qui les emploient (Gardiès, 2012), pour former et acculturer ces dernières aux fonctionnements des plateformes et aux usages des publics.

11Pour ce qui relève de la médiation documentaire, le community management s’apparente au travail d’éditorialisation (Bachimont, 2007) numérique des bibliothécaires, curateurs ou documentalistes : « Sélectionner, structurer, hiérarchiser, documenter, donner du sens » (Laborderie, 2015) aux informations et messages à mettre en circulation – par l’ajout d’images à un lien hypertexte par exemple – est l’activité centrale des CM. En ce qui concerne la médiation technique, Thomas Jammet (2018) relève la part grandissante du pilotage algorithmique imposé par les plateformes dans les formes d’éditorialisation ou encore le choix des stratégies à déployer. En ce qui concerne la médiation des savoirs, la fonction du community management a été associée à d’autres services pour apporter des connaissances sur les publics et les plateformes, comme dans les médias où les CM participent aux choix éditoriaux (Pignard-Cheynel et Amigo, 2019). Plus largement, dans d’autres types d’organisations, les CM mettent en circulation les connaissances qu’ils possèdent sur la culture numérique (Chaudet, 2017).

12Dans la littérature, l’activité de community management est plus souvent abordée que la figure même du CM. Quand ce dernier apparaît dans les textes, c’est pour souligner sa filiation avec des figures antérieures, comme celle de l’animateur de forum (Renaud et al., 2017) ou du téléconseiller coincé entre l’exigence d’optimiser la relation avec le client en suivant un script et celle de faire preuve d’empathie avec lui (Bonnet, 2017). D’autres travaux, encore embryonnaires, s’intéressent en particulier aux implications émotionnelles selon le profil du praticien, en particulier chez les femmes (deWinter et al., 2016 ; Menking et Erickson, 2015) ou chez des professionnels dont la communication n’est pas le cœur de l’activité (Heïd et Lavergne, 2017 ; Evers, 2019). Ce sont donc seulement des médiations documentaires ou épistémiques qui sont présentées, sans s’attacher à ce que les médiations techniques produisent sur les praticiens. Certaines études montrent que les praticiens suivent des trajectoires professionnelles typiquement atypiques (Baillargeon et Coutant, 2018) résultant de la diversité des parcours, des mobilités, des secteurs d’activité et des missions. Ces trajectoires suivent le régime de professionnalisation des amateurs (Bullich, 2015) : elles convergent toutefois dans le caractère passionné de l’engagement dans la stratégie (affecter des publics) ou dans le métier (être en contact avec des publics passionnés). Cependant, quel est le prix à payer pour une telle « passion » ? Quelle dimension émotionnelle dans les médiations organisationnelles, documentaires, et des savoirs à l’œuvre chez le CM ?

La part émotionnelle des médiations numériques : le cas des incivilités et discours de haine

13Pour voir en quoi le travail émotionnel du CM s’apparente à un travail de médiation, il convient de s’intéresser aux stratégies d’ajustement qu’il adopte quand il se retrouve en situation de stress, avec des vecteurs divergents, et en l’occurrence face à ce qu’Aurélie Laborde et Valérie Carayol (2021) nomment des « incivilités numériques ».

14Le lien émotionnel que semble vouloir travailler le CM avec sa communauté renvoie à des pratiques relationnelles déjà installées entre les médias et leurs publics (Jouët, 1989). Avec le numérique et les médias sociaux, ces pratiques se trouvent reconfigurées. Le CM, en tant que représentant de l’organisation pour qui il produit un travail visant à affecter les publics, est confronté à son tour par ses publics qui cherchent à affecter l’organisation (en attaquant sa réputation par exemple). Ainsi, le revers de ces pratiques est-il incarné par la figure performative du troll, « qui cherche noise de manière sournoise » (Gomez-Mejia, 2017) et de facto essaie de réaffecter la conversation, quitte à produire chez les participants des sentiments de colère ou d’indignation, de frustration ou d’amusement. L’attachement ou le sentiment d’appartenance ne sont pas les seuls affects circulant dans les communautés numériques. Depuis les récriminations des clients que devaient gérer les téléconseillers jusqu’aux discours de haine (Reagle, 2015 ; Monnier et al., 2021), les motifs rhétoriques semblent les mêmes. Les incivilités, dans l’énonciation d’abord, dans la réception ensuite (Gervais, 2015), embarquent des expressions émotionnelles négatives, des impolitesses, un non-respect des conventions d’interactions (qu’elles soient formulées ou non dans des chartes par exemple). Plus la conversation traîne en longueur, plus les messages sont négatifs (Zollo et al., 2015). Ces motifs se diffusent d’autant plus qu’ils bénéficient des logiques imitatives des réseaux socionumériques (Sparby, 2017), parfois exacerbés par des discours collectifs à l’encontre des médias (Mercier et Amigo, 2021) ou de certaines populations.

15Face à ces expressions, des attentes en matière de régulation ou d’autorégulation opérée par les plateformes sont exprimées (Gillespie, 2018). Lors d’épisodes émotionnels intenses et négatifs (Courbet et al., 2015), ces formes d’ajustement peuvent être collectives (Korczynski, 2003) ou individuelles pour mettre à distance les contenus avec une intensité affective trop élevée (Jehel et Proulx, 2020). Entre une régulation par le haut du fait des plateformes, ou par le bas du fait de la communauté ou de l’usager, les pratiques déployées par les CM sont diverses, du pseudonymat (Salles, 2018) au repli derrière « l’expérience et l’habitude » (Smyrnaios et Marty, 2017). Les commentateurs, vecteurs d’affections, sont traités selon une typologie qui prescrit de les accueillir avec bienveillance, ou avec vigilance, ou en les tenant à distance (Wolfgang, 2021). Mais ces pratiques s’inscrivent plus dans une approche tactique que stratégique, au sens où l’entend Michel de Certeau : il s’agit ici de manières de faire, caduques, contingentes, réactives plus que prospectives, dans des espaces que les CM ne maitrisent pas (les plateformes). De fait, le travail de régulation des affections et incivilités des publics est pour l’essentiel complètement invisibilisé au sein des organisations (Roberts, 2016 ; 2019), tout du moins il semble se fondre dans les trois formes de médiation qu’impliquent les activités de community management. Dès lors, quelles caractéristiques du travail émotionnel se retrouvent dans ces médiations – particulièrement lorsqu’elles s’inscrivent dans la régulation de la circulation des affects numériques et des affections qu’elle provoque ?

Méthodes et corpus (ou comment saisir la part émotionnelle des médiations documentaires)

16Nos observations portent sur trois corpus constitués par des approches quali-quantitatives (Hollstein, 2014 ; Latzko-Toth et al., 2020). D’octobre 2017 à avril 2018, nous avons administré 22 entretiens semi-directifs en face à face ou à distance auprès de praticiens du community management exerçant en France, en Belgique et en Suisse. Pour ces entretiens, nous avons suivi un guide constitué de six thèmes s’intéressant aux parcours professionnels des entretenus, à la place de leur activité au sein de leurs organisations, aux techniques dont ils font usage et contenus qu’ils produisent pour « gérer et animer des communautés » (Alloing et Pierre, 2021 : 270), aux statistiques auxquelles ils se réfèrent pour analyser leurs actions, à la compréhension qu’ils ont du fonctionnement des plateformes numériques, et enfin aux possibles implications affectives liées à leur travail.

17Nous avons par la suite réalisé une analyse inductive générale (Thomas, 2006) consistant en la sélection puis l’étiquetage systématique des verbatims de ces entretiens. Les 730 segments étiquetés ont donné lieu à un regroupement itératif en des catégories plus larges, jusqu’à 7 au final. Dans la suite de cette contribution, nous présentons, analysons et discutons certaines de ces catégories et sous-catégories. Nous nous concentrons en particulier sur celles en lien avec les médiations énumérées en introduction. Afin d’illustrer les analyses des propos recueillis, nous nous appuierons sur deux autres corpus :

• 2 403 publications issues de 26 pages Facebook d’organisations3 (Pierre et Alloing, 2018 : 6)4, dont 1845 faites par les CM de ces pages (les autres provenant des publics) ;
• à partir de 26 comptes Twitter d’organisations, dont 18 similaires aux pages Facebook, nous avons collecté 134 678 tweets provenant de 68 921 comptes Twitter ayant interagi avec elles (Alloing et Pierre, 2021)5.

Résultats et analyses : aimer travailler, travailler à aimer

19Il ressort de nos entretiens la construction d’une routinisation dans le métier faisant sa typicité, et relevant de facto du régime de la tactique. Ainsi allons-nous voir en quoi les CM sont des autodidactes dépendants des plateformes (médiation technique), passionnés et empathiques mais en lutte avec des incivilités (médiation documentaire), parfois sans le soutien de leurs employeurs (médiations des savoirs). Ces mises en tension nous amèneront ensuite à discuter les tactiques qu’ils déploient pour les réguler.

Des travailleurs autodidactes

20La gestion de communauté en ligne est un terme peu précis pour qualifier les activités que les entretenus nous ont rapportées, ainsi que leur métier en lui-même. Si faire participer les publics est un levier central des actions de communication numérique des organisations, les activités quotidiennes vont de la production et de l’éditorialisation des contenus mis en circulation (photos, vidéos, travail éditorial) à la définition et l’évaluation des actions réalisées (Alloing et Pierre, 2019), en passant par la modération des commentaires ou le service client en ligne. Ainsi, les 22 professionnels rencontrés se définissent-ils pour 18 d’entre eux comme autodidactes : qu’ils aient eu ou non des formations adéquates, ils apprennent du terrain. Dans les trajectoires qu’ils nous présentent, certains ont été modérateurs sur un forum, auteur d’un blogue ou très actif sur les médias sociaux à titre personnel : ils ont fait de cet engouement un projet de carrière. Par ailleurs, 10 de ces CM ont été recrutés en raison de la culture numérique dont ne disposait pas leur nouvel employeur.

21Cette autoformation passe par la lecture de références communes à la profession (blogues, newsletters), les prescriptions des plateformes (Alloing et al., 2021), l’observation d’autres praticiens, les discussions en ligne ou dans des événements dédiés : les CM rencontrés nomment tous les mêmes sites web, les mêmes outils, les mêmes personnalités de référence. De plus, les organisations qui les emploient étant peu acculturées aux stratégies numériques, les investissements en formation continue sur ces sujets sont quasi inexistants. Selon 11 de ceux rencontrés, le CM se retrouve parfois à devoir former ses collègues, sensibiliser ses hiérarchies ou ses clients. C’est aussi l’occasion, nous avouent trois CM, de valoriser son travail en affichant les courbes de progression sur la communauté et l’engagement.

Des travailleurs dépendants des médiations techniques des plateformes

22Autodidactes ou non, leurs pratiques sont guidées par les standards des plateformes qui, de manière explicite (via des prescriptions, des règles et des certifications) ou implicite (en modifiant leurs algorithmes par exemple), valorisent les « bons » usages et sanctionnent les mauvais. C’est alors en observant les statistiques de ses actions que huit CM rencontrés comprennent si ce qu’ils font va dans le « bon sens », celui de la plateforme :

• 7 Les CM interrogés sont identifiés de A à Q ; afin d’apporter des éléments de contexte pouvant écla (...)

« On sait très bien qu’on est lié aux algorithmes des plateformes, il y a 8 mois quand on faisait un live ça marchait beaucoup, aujourd’hui c’est plus dur. » (L - Institution) 7

23Ces professionnels disent être amateurs de l’environnement numérique où ils travaillent : s’ils ne s’intéressent pas aux changements constants des plateformes, ils n’obtiennent pas les statistiques nécessaires pour valoriser leur travail, soulignent 14 des entretenus. Et s’il n’y a pas de compréhension globale de leurs actions dans leurs organisations, il faut pour autant rendre compte, et donc faire évoluer ces statistiques. Entre standards des plateformes, mimétisme des autres praticiens, et recommandations dans la littérature professionnelle, les actions effectuées semblent se normer. Ainsi les incitations faites aux publics afin qu’ils participent pour favoriser la circulation des contenus sont-elles un enjeu central pour 11 CM interrogés. Ces incitations supposent diverses techniques partagées par l’ensemble des personnes rencontrées :

Des travailleurs passionnés et des médiations documentaires affectives

24Sur les 22 CM rencontrés, 19 se présentent comme des passionnés du numérique, de ses plateformes, usages et actualités, mais aussi de certains sujets qu’ils traitent au quotidien. Ils ont « du plaisir à venir au travail » (L), ils voient leur activité comme « une passion, je ne considère pas ça comme un travail » (P), ou encore certains ont « une appétence pour le web depuis que je suis tombée dedans » (M). Une passion qui, associée à cette nécessaire actualisation continue de leurs usages, ne favorise pas la déconnexion, qu’elle soit matérielle ou mentale pour six interviewés :

« Pour être honnête, pendant quasiment 1 an et demi ça m’arrivait d’être connecté dès 6 h du matin jusqu’à 23 h. » (J - Médias)

25Cette hyperconnexion ne se fait pas qu’avec les outils de travail (mobile, application, plateforme) : pour certains CM interrogés, l’hyperconnexion se révèle nécessaire pour définir ce qui intéresse les publics. Selon quatre d’entre eux, « aimer » son sujet, ou avoir de l’empathie pour son public, va permettre de faire participer, réagir, s’engager, affecter les publics.

26Dans 16 de nos entretiens, l’humour est présenté comme un moyen de provoquer des expressions émotionnelles matérialisées par l’attachement de signes affectifs aux publications (« likes », émojis). Que cet humour soit présent dans les contenus eux-mêmes lorsqu’ils sont diffusés, ou dans les interactions avec les publics, il faut trouver « la touche de fun qu’on peut se permettre parce qu’on est quand même sur internet et que si on veut mettre des GIFs de chats on le fait parce que c’est cool et que les gens aiment ça » (M - Consultante). Cette « touche de fun », qui n’est pas pour autant l’apanage de tous, suppose d’être au fait des actualités et tendances du moment par l’emploi de techniques de « veille » qui renforcent encore l’hyperconnexion.

27Mais pour neuf CM, il ne suffit pas d’être au courant pour choisir l’information qui affectera les publics, il faut aussi être assez inventif et réactif pour prolonger l’affection par la conversation.

28Ainsi la médiation documentaire opérée consiste-t-elle à proposer aux publics les informations faisant l’actualité avec une éditorialisation favorisant les interactions (comme les sondages dans l’illustration 2), la conversation, et si possible humoristique, tout du moins affective pour arriver à cela. En somme, se passionner pour les sujets qui passionnent les publics pour créer du lien.

Des travailleurs en lutte avec les incivilités

29Ce lien avec les publics est néanmoins éphémère. Il peut parfois devenir un moyen d’obtenir un soutien face à certaines attaques ou incivilités pour trois entretenus :

« Le fait que ces gens-là m’identifient, ça fait qu’ils vont être attentifs à ce que je dis d’une manière différente. Si je fais une erreur, ils vont être plus indulgents dans leur manière de me le signaler que s’ils ne me connaissaient pas. » (M - Consultante)

30Ces incivilités et ces attaques sont diverses, tant dans leur forme, leur justification que leur intensité. Selon 11 témoignages, les CM distinguent tout d’abord les profils ou publics en fonction de leurs actions : de la figure du « troll » qui cherche à provoquer une polémique ou ironiser sur une action de communication (Illustration 3), aux clients mécontents qui s’expriment sans filtres (Illustration 4) ; il convient pour ces CM de définir les intentions sous-jacentes afin de sélectionner les actions adéquates :

« Soit c’est un troll […], soit c’est quelqu’un qui a vécu une très mauvaise expérience en magasin […]. Et là dans ce deuxième cas, même si le mec est odieux, je peux pas ne pas lui répondre. » (À - Commerce).

31De prime abord, ces incivilités peuvent revêtir un caractère menaçant pour l’intégrité physique ou psychologique des CM rencontrés, comme pour M (Sport) qui nous a livré le témoignage le plus extrême :

« Ça allait très très loin quand même parce que les mecs allaient jusqu’à chercher mon adresse, m’ont envoyé des menaces, ça a été jusqu’à appeler chez mes parents quand même pour leur dire que j’étais une erreur de la nature »

33Cette figure du CM n’est pas qu’un élément dont les publics font usage pour s’adresser aux organisations, nous l’interprétons comme un moyen pour les CM eux-mêmes de diminuer l’intensité des attaques. Ne pas être touché est parfois vu comme une marque de professionnalisme pour sept praticiens rencontrés :

« Ça ne m’attaque jamais. Pour moi, je ne suis que le relais du travail de la rédaction. Je ne fais que récupérer le produit. Donc si des choix éditoriaux sont faits, j’estime ne pas en être le garant. » (J - Médias)

34Cette gestion des incivilités remet en question le rapport que le CM entretient avec son employeur sur ces contenus, la manière dont ces incivilités numériques circulent à l’intérieur de l’organisation.

Des travailleurs peu soutenus par leurs organisations malgré une médiation des savoirs effective

35Les CM que nous avons rencontrés ou observés déploient un ensemble de pratiques et de tactiques pour gérer ces attaques et incivilités. Six CM nous signalent qu’il n’y a pas de règles organisationnelles claires dans la gestion d’interactions qui sont elles-mêmes en clair-obscur : tactique d’un émetteur en lutte contre des stratégies, attaque organisée de collectif ou simple déploiement de nuisance pour le « fun » ? En réponse à ces profils et comportements, le répertoire des tactiques est lui aussi varié :

• employer l’humour pour diminuer l’intensité affective pour quatre CM rencontrés ;
• ignorer le message et/ou le masquer pour les autres publics pour cinq autres ;
• passer « en privé » (messagerie de la plateforme) pour « repartir dans une démarche normale. » (P - Commerce) ;
• utiliser des émojis afin de « calmer le jeu, de remettre dans le contexte (…) [de] diminuer la tension d’une phrase qui pourrait être mal interprétée. » (O - Institution publique) ;
• répondre avec retenue pour deux CM (Illustration 06).

36Cette retenue, que nous mettons en correspondance avec un nécessaire travail émotionnel de surface, peut cependant devenir un facteur de stress ou de fatigue pour ces travailleurs surconnectés et passionnés, ainsi que nous le font remarquer quatre CM interrogés, car « on ne raisonne pas quelqu’un qui est passionné. Ça ne marche pas, donc tu ne dis rien. Donc tu attends que ça passe. Et c’est long. » (M - Sport).

37La majorité des CM insistent sur le nécessaire soutien de leur organisation face à des attaques répétées, et le développement de processus pour gérer les plus virulentes ou empêcher d’autres de se reproduire. Pour accompagner les CM des médias, qui font face à de grands volumes de messages et d’incivilités, des dispositifs numériques sont alors conçus ou confiés à des prestataires de modération. Mais aux dires des trois CM concernés dans nos entretiens, ces outils visent moins à les préserver eux que la e-réputation de l’organisation. Pour autant, toutes les organisations n’ont pas cette capacité de développement ou de délégation ni cette capacité d’anticipation.

39Entre autoformation et application des standards des plateformes, entre la passion pour leur métier, leurs sujets ou leurs publics, la gestion des incivilités sans soutien organisationnel, comment qualifier ce travail d’interface à la croisée de plusieurs circulations affectives ? Peut-on réellement parler de travail émotionnel quand les enquêtés construisent une figure de professionnel insensible ? Est-ce réellement un travail de gestion de ses propres ressentis ou avant tout un travail de gestion des affections numériques des publics ?

Un travail de désaffection : faire circuler ce qui affecte pour diminuer son intensité

40Au fil de ce que les CM rencontrés nous disent, et de ce que les plateformes nous donnent à voir de leurs activités en ligne, les médiations au centre de leurs activités font surface. La médiation documentaire dans le choix et l’éditorialisation des contenus permettrait de générer des métriques avantageuses ou des conversations avec les publics ; la médiation technique génèrerait une forme de dépendance quand les pratiques sont inféodées aux règles des plateformes ; et une médiation des savoirs apparaîtrait lorsqu’il devient nécessaire de s’approprier les attentes des publics comme de rapporter à son employeur ce qui pourrait influer sur sa réputation. Ces médiations répondent aussi à ce qui, de prime abord, relève d’un travail émotionnel, tout du moins des trois règles qui le sous-tendent (Soares, 2003) :

• le travail émotionnel des CM est en interface avec les publics, via les plateformes, et il repose sur une médiation documentaire (choix des informations, contenus, éditorialisation) ;
• l’expression émotionnelle du CM participe à réguler les incivilités en ligne, en particulier par l’usage des émojis pour 18 de ceux que nous avons rencontrés, mais aussi par l’usage des fonctionnalités de modération. Les « règles des sentiments » sont alors celles des plateformes, et des médiations techniques à l’œuvre ;
• cette activité émotionnelle est une ressource pour l’employeur du CM, mais qu’il n’essaie pas d’organiser, ni même d’accompagner, laissant le CM le faire lui-même. Il va alors chercher à obtenir du soutien par diverses actions de médiation des savoirs.

41Nous avons défini l’affectivité comme la capacité à réorienter l’action, l’opinion, l’émotion selon une intensité et une direction (divergence/convergence). Le travail de médiation affective numérique des CM s’adresse aux publics en ligne et repose sur des fonctionnalités de mise en circulation des contenus ayant un potentiel d’orientation ou d’intensification des comportements, opinions, émotions. Dans le cadre du community management, le travailleur cherche à engager sa communauté dans l’intérêt de l’organisation (croissance de la notoriété, renforcement de la fidélisation, incitation à la consommation ou à l’action). Ce travail de médiation s’accompagne d’un travail émotionnel en surface quand il s’agit de choisir des signes émotionnels qui pourraient affecter les publics, et en profondeur quand il faut entrer en empathie avec la situation vécue par les abonnés, usagers, ou clients. Comme l’évoquent A. Hochschild ou les travaux en psychologie des émotions, ce travail émotionnel peut produire des dissonances quand les émotions exprimées ne correspondent pas aux émotions vécues, ou quand les émotions vécues ne peuvent être exprimées. C’est le cas quand, par exemple, le CM doit exprimer des émotions positives face à un client mécontent, ou quand un public remet en cause l’engagement du CM dans ses relations avec les « communautés » ou dans son attachement à l’organisation. La majorité des CM que nous avons interrogés ont reconnu être passionnés par leur métier (l’animation), leur environnement de travail (le numérique) et la thématique traitée. De plus, ils se retrouvent particulièrement peinés, ou affectés, dès lors que certains en viennent à attaquer cette passion – qui leur appartient en « propre » (de Certeau, 1980). Se déroulent alors des tactiques d’ajustement (coping) pour réaligner ces ressentis et ces expressions et opérer un travail de désaffection : faire en sorte que les affections numériques générées par les contenus produits dans le cadre du community management ne soient pas masquées par des expressions émotionnelles divergentes, des affections jugées négatives.

42La particularité de ce travail de désaffection pratiqué par le CM tient au fait qu’il se déroule dans une interface numérique. Concrètement, le Cm ne sourit pas à un client mécontent derrière son écran, il doit saisir dans son interface de travail un émoji qui le signifie par exemple. Il ne s’agit plus alors d’un travail émotionnel de surface, mais d’un travail émotionnel d’interface. Pour autant, les enjeux émotionnels discutés dans les théories du travail émotionnel synthétisées par A. Soares (2003) ne s’effacent pas totalement, même si ce travail relève d’une médiation documentaire, technique et des savoirs. En analysant ce que nous en disent les CM, deux éléments paraissent essentiels pour qualifier ces enjeux dans leur travail de médiation, dans la mesure où ils se retrouvent seuls pour gérer :

• leurs ressources d’ajustement au stress (coping), qui sont requises pour faire face aux incivilités et au manque de procédures ou de reconnaissance qui devraient sortir des médiations organisationnelles ;
• leurs ressources attentionnelles, fortement mobilisées dans l’hyperconnexion requise pour l’adaptation constante aux médiations techniques (parutions de nouveaux formats, de nouveaux calculs, etc.) et par la démarche d’autodidacte nécessaire pour la maitrise des médiations documentaires (nouvelles formes d’éditorialisation par exemple).

43La sollicitation de ces ressources, qui plus est dans un environnement de travail en constant changement (les plateformes comme leurs organisations), fait écho à des dissonances propres au registre du travail émotionnel : en surface, des émotions exprimées qui leur paraissent inauthentiques en regard du faible soutien organisationnel, et une fusion en profondeur quand l’hyperconnexion et la passion brouillent les frontières entre l’identité professionnelle et la subjectivité.

44Pour diminuer les effets de ce travail émotionnel d’interface, pour s’en désaffecter, des tactiques sont évoquées : acculturer l’organisation aux environnements numériques pour favoriser la compréhension de certains enjeux liés aux incivilités, transformer les métriques des plateformes en indicateur de sa propre performance pour obtenir des moyens supplémentaires ou plus d’autonomie, s’approprier les codes culturels des « communautés » afin de recevoir leur soutien en cas d’attaques, et faire preuve d’empathie par divers signes émotionnels pour désamorcer certaines situations pouvant amener des incivilités. En cas d’affections négatives, il faut en passer par l’humour, partager les expressions des publics avec des collègues pour en discuter ou en rire, réorienter la conversation vers d’autres canaux pour atténuer le risque de mauvaise réputation, modérer les propos, voire se déconnecter. Toutes ces manières de faire, ces tactiques, ont en commun d’en revenir à la compétence centrale des CM : instrumentaliser les médiations affectives des plateformes pour désaffecter ces espaces numériques dont ils sont dépendants pour travailler, mais qui ne sont pas des lieux propres (de Certeau, 1980) où l’on délibère avec les publics et où l’on décide des stratégies pour les réguler.

Conclusion

45Notre enquête montre que les gestionnaires de communautés distinguent ce qui relève des relations positives avec leurs publics, de celles qui sont négatives. Les relations positives sont présentées comme le résultat et le moteur des actions déployées, elles sont valorisées voire motivent la passion pour ce métier. Les interactions négatives sont quant à elles réduites à une gestion incontournable, mais éreintante à long terme : un mal nécessaire du community management. Les praticiens distinguent alors ce qui les affecte personnellement (un remerciement, la sensation d’avoir aidé), ce qui affecte leur figure de CM (l’ironie, les interpellations au nom de l’organisation), mais aussi ce qui ne les affecte pas. L’éthos professionnel qui semble ainsi se construire reste attaché à la figure de l’interface : d’un côté, le CM doit se montrer empathique et attaché à son organisation, aux publics et à son métier. De l’autre, il doit paraitre insensible tant aux incivilités des publics qu’au défaut de reconnaissance de son employeur. Afin de faire au mieux avec cette dissonance (ou tension), le CM opère un travail de désaffection : il réoriente les affects négatifs vers d’autres espaces médiatiques, organisationnels, personnels. Dès lors, ces travailleurs transforment leurs pratiques et tactiques d’affection, leur capacité à instrumentaliser les médiations des plateformes et à faire de leur compréhension de ce qui plait aux publics un levier de performance, en un moyen de soutenir un travail émotionnel d’interface. Ce travail émotionnel spécifique, en ce qu’il implique de médiations affectives tant documentaires (éditorialiser les contenus pour produire des affections), techniques (instrumentaliser les dispositifs pour accroitre l’intensité de ces affections) que des savoirs (attacher l’organisation au public, et inversement) est permis par la nature documentaire des activités de communication numérique. Contrairement aux relations directes étudiées dans les recherches sur le travail émotionnel non médié par des dispositifs de communication, les plateformes permettent de manipuler ce qui affecte, de le mettre en perspective, de le supprimer, de s’en déconnecter.