• 1 Nous remercions Stéphanie Kunert pour sa relecture attentive.
• 2 Le harcèlement de la journaliste a commencé après sa chronique sur Europe 1 portant sur le sabotag (...)

1Le témoignage de N. Daam lors du procès de ses harceleurs en 2018 à Paris met en lumière quatre caractéristiques des cyberviolences1. En premier lieu, c’est le fait que les violences qui s’exercent en ligne trouvent leur prolongement hors ligne : il y a un continuum, une porosité, entre ces deux types d’espaces. En deuxième lieu, c’est la tension entre expression dans l’espace public, dans un cadre professionnel2, et la vulnérabilité – avec le risque du retrait professionnel, c’est-à-dire de la disparition de l’espace public et de la silenciation. En troisième lieu, c’est le fait que ces violences en ligne concernent des personnes de toutes générations, non seulement des adolescent·es, mais également des adultes. Enfin, c’est la dimension genrée de ces violences, qu’il s’agisse des propagateurs (deux hommes sont cités dans l’article), de la victime, du thème de la controverse et/ou de la nature des menaces (viol avec tortures).

• 3 Ce terme est parfois orthographié « cyber-harcèlement ». Au Québec, on trouve également le terme « (...)
• 4 Pour une recension des textes de loi et des peines principales répondant aux différentes infractio (...)

4Les violences s’exerçant en ligne sont regroupées en France sous le terme de « harcèlement en ligne » ou « cyberharcèlement3 » ; ce terme, employé par la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) et le ministère de l’Intérieur (ministère chargé de la justice et Direction de l’information légale et administrative, 2020 [2018])^, est rattaché à l’article 222-33-2-2 du Code Pénal4, relatif au harcèlement – manifestant par-là que le cyberharcèlement a accédé au rang de problème public. La Cnil (2019) recense les situations typiques suivantes :

• 5 Pour définir le cyberespace, C. Blaya (2013 : 9) reprend la définition créée par l’auteur de scien (...)

5Pour désigner ces agressions et afin de prendre en compte leur caractère composite, nous choisissons d’employer ici le terme plus général de « cyberviolences » plutôt que celui de « cyberharcèlement », dans la mesure où le harcèlement est un délit précisément caractérisé. Nous désignons par ce terme les violences médiatées par des outils numériques, qu’il s’agisse des réseaux sociaux, des applications de partages de photos ou des commentaires. La présence de l’Internet étant ce qui les caractérise, quel que soit le terminal d’usage, nous reprenons donc le terme de « cyberespace »5 pour désigner le lieu où ces violences s’exercent.

• 6 Nous utilisons le terme « cyberhacèlement » pour traduire « Online harassment ».
• 7 Le rapport du Conseil de l’Europe (Wurm, 2013), montre également que 10 % de la population europée (...)

6Alors que le rapport de la Cnil sur le cyberharcèlement renvoie par un hyperlien à celui du Conseil de l’Europe datant de 2013, établissant à l’époque dès sa première page que « Près de 10 % de la population européenne a subi ou subira un harcèlement – la majorité des victimes étant des femmes » (Wurm, 2013), la Cnil précise seulement en haut de sa page Web que « selon un rapport européen, près de 10 % de la population européenne a subi ou subira un harcèlement ». La dimension de genre est occultée. Aux États-Unis, deux enquêtes du Pew Research Center sur le cyberharcèlement6 ont été publiées. La première enquête (Lenhart, 2007), portant sur les adolescent·es, soulève que les filles sont plus susceptibles de déclarer avoir été victimes de cyberharcèlement (« cyberbullying »), parlant même de « gender gap ». La seconde (Duggan, 2017), quant à elle, précise que les femmes sont deux fois plus susceptibles que les hommes de déclarer qu’elles ont été la cible de cyberharcèlement à cause de leur genre (11 % de femmes contre 5 % d’hommes), tandis que les hommes se déclarent davantage attaqués sur leurs opinions politiques ; cette même étude montre qu’en 2017 un·e Américain·e sur quatre a été victime de cyberharcèlement7.

• 8 Une étude portant sur le cybersexisme a été menée auprès d’adolescent·es dans des collèges et lycé (...)

7Ces observations sont congruentes avec les études menées sur un public adolescent, montrant que la dichotomie dans le genre des victimes comme dans celui des auteur·rices est nettement marquée. Ainsi, chez les adolescent·es, les garçons identifiés comme hétérosexuels sont touchés à 15,7 % par des cyberviolences, ils constituent le groupe le moins vulnérable. Parallèlement, le groupe le plus vulnérable est constitué par les jeunes filles identifiées comme homosexuelles, dont 38,3 % se voient attaquées en ligne (Hinduja et Patchin, 2011). Dans le même ordre d’idées, les élèves LGBT+ sont identifié·es comme le groupe le plus touché par ces cyberviolences, en France (Alessandrin et Dagorn, 2020) comme aux États-Unis (Felmlee et Faris, 2016). Ainsi, même si les cyberviolences prennent pour cible différentes catégories de population, et que les cyberviolences entre adolescent·es8 sont exercées à la fois par des garçons à l’encontre des filles, mais aussi par des filles à l’encontre d’autres filles (Blaya, 2013), l’on peut néanmoins observer un déséquilibre dans le genre des victimes comme dans celui des auteur·es justifiant que l’on isole cette variable spécifique. Or, si ces cyberviolences ont été constituées comme un problème public dans un cadre politique gender blind (aveugle au genre), les spécificités (tant quantitatives que qualitatives) bien réelles de ces violences ont été largement référencées quand elles s’exercent dans le cadre de rapports de genre.

• 9 Il s’agit du site Féministes contre le cyberharcèlement. Accès : https://www.vscyberh.org/. Pour u (...)

9Les formes spécifiques que peuvent prendre les cyberviolences quand elles sont associées au genre ont été listées par l’association « Féministes contre le cyberharcèlement » et présentées dans une infographie visible sur la page d’accueil de leur site9 :

• 11 Selon la définition du dictionnaire Le Robert, l’outing désigne la « révélation publique par un ti (...)

11Aux cyberviolences listées par le collectif s’ajoutent les observations que l’on a pu tirer des révélations début 2019 concernant les agissements de la « Ligue du LOL » (Andraca, 2019). Cette polémique a montré la manière dont les violences de genre pouvaient s’exercer en régime numérique : en effet, ces violences étaient le fait d’un groupe de jeunes hommes et quelques femmes organisés sur un groupe Facebook fermé et dont les cibles appartenaient à des groupes minoritaires (femmes, personnes noires, personnes LGBT+). Si chaque membre de la ligue du LOL n’était pas nécessairement responsable d’attaques répétées, c’est précisément leur caractère implicite, diffus et polyphonique (Stassin, 2019b) qui créait chez les victimes un sentiment d’isolement face à une multitude de micro-agressions, dont il était, dès lors, difficile d’expliciter dans quelle mesure elles généraient un « effet de meute cumulatif » (Ghorbanzadeh, 2021 : 68). Par ailleurs, on peut distinguer les cyberviolences qui sont propres au Web et celles qui s’inscrivent dans la continuité des violences hors-ligne, comme un outing11 forcé ou la déclinaison en ligne des violences conjugales. Ces violences peuvent se rencontrer dans la sphère publique ou dans la sphère intime, au point que le Centre Hubertine Auclert contre les violences faites aux femmes ait pu produire un rapport portant spécifiquement sur les « Cyberviolences conjugales » (Observatoire régional des Violences faites aux Femmes, 2018) : le cybercontrôle, le cyberharcèlement, la cybersurveillance imposée et/ou à l’insu, les cyberviolences économiques et/ou administratives, les cyberviolences sexuelles, mettant au jour le continuum existant entre violences en ligne et hors ligne, entre sphère privée et espace public. Ce continuum concerne à la fois les effets de ces violences et leurs sources.

• 12 Des entreprises se sont spécialisées dans ce travail de « nettoyeurs » ou d’« éboueurs » du Net, e (...)

15Les analyses de Catherine Blaya sur des violences engendrées par une absence de reconnaissance rejoignent largement la définition de la « réification fictive » d’Axel Honneth (2007 [1992] : 72-70). Ainsi peut-on analyser les violences en ligne à l’aune de la réification ; les internautes feraient usage de violence verbale face à des publics qu’ils réifient (Rueff, 2015). Les rapports sont perçus comme paradoxalement unilatéraux et les dangers sont d’autant plus importants que le réseau Internet présente également d’autres caractéristiques techniques aggravant les cyberviolences, comme l’accessibilité, la facilité de dissémination et la pérennité de l’information (Granjon et Denouël, 2010 ; Blaya, 2013). Cette violence est en partie contenue par la modération, sur les sites en ligne et les réseaux sociaux (Corchia et al., 2016 ; Smyrnaios et Marty, 2017)12. Le continuum entre propagateurs, témoins et victimes serait à l’origine d’un sentiment d’inéluctabilité et, partant, d’impunité (Blaya, 2015).

• 13 Maire J., 2019, « Un dernier cyberharceleur de Nadia Daam condamné après une “défense lunaire” » T (...)
• 14 Le Monde avec AFP, 2013, « Rokhaya Diallo porte plainte contre un tweet appelant à la violer », Le (...)
• 15 Bodoc C., 2017, « Échantillon du cyber-harcèlement vécu par Marion Séclin, en 295 commentaires », (...)
• 16 Sergent H., 2018, « Jugé pour avoir initié le cyber-harcèlement d’une féministe, le dessinateur Ma (...)
• 17 Le Monde, 2018, « Prison ferme pour le cyberharceleur de l’ex-actrice porno Nikita Bellucci », Le (...)
• 18 Auerbach D., 2014, « Lettre ouverte à un jeune gamer énervé par “l’affaire Zoe Quinn” », trad. de (...)
• 19 Cette affaire comporte toutefois plusieurs volets distincts, voir : Bouchez Y., 2021, « Dans l’aff (...)
• 20 Herreros R., 2021, « Marlène Schiappa porte plainte après un raid sur Twitter », Huffington Post, (...)
• 21 Voir sur ce point la communication d’Hélène Bourdeloie, Nelly Quemener et Virginie Julliard (2014) (...)

16Si elle nécessite un examen spécifique à l’aune des violences genrées, la question des cyberviolences de genre doit être examinée en prenant en compte la spécificité de l’expression du genre en ligne. Par « expression du genre », nous entendons à la fois l’expression personnelle (intime ou sociale) mettant en œuvre le genre en tant que composante de son identité, mais également les énoncés questionnant les notions liées au genre, comme le corps ou la sexualité, dans une optique critique ou non. Les nudes sont une expression de genre au même titre que les déclarations féministes. On retrouve ainsi dans les plaignantes des récents procès pour cyberharcèlement : des journalistes engagées (Nadia Daam13 en 2018, Rokhaya Diallo en 201314), des militantes féministes (Marion Seclin en 201615 et la victime du raid orchestré par le dessinateur Marsault16 en 2018), une actrice de films pornographiques (Nikita Belluci17), une développeuse de jeux vidéo (Zoe Quinn18) ou encore une adolescente ayant évoqué son homosexualité (Mila19). La ministre de la Citoyenneté Marlène Schiappa a porté plainte le 20 mars 2021 à la suite d’un raid sur Twitter20. En effet, le cyberespace est un lieu fédérateur des nouveaux discours féministes (Jouët et al., 2017). Il s’agit non seulement d’un espace intime, un lieu d’expression de soi (dans le cas des cyberviolences conjugales, les violences passent par le contrôle de l’univers intime par le biais des outils du cyberespace) et, par conséquent, de son genre, mais aussi d’un espace public, un lieu de performativité publique du genre, un lieu à la fois de socialisation et d’expression21.

• 22 Pour une définition complète de l’agentivité sexuelle, nous renvoyons au texte de Marie-Ève Lang ( (...)

17Dès lors, le cyberespace peut être considéré comme favorisant une forme d’agentivité de genre pour les personnes qui le souhaitent. Par « agentivité de genre », nous entendons à la fois, une agentivité sexuelle22 et une agentivité idéologique et politique dans la construction de son genre, que ces deux aspects soient explicitement liés ou non. Or, dans une perspective féministe (dans le sens théorique et critique), la question de l’agentivité sexuelle prend inévitablement une dimension politique. Le cyberespace peut ainsi être considéré comme central dans la structuration des mobilisations féministes contemporaines, tout en demeurant un espace d’expression personnelle. S’inscrivant dans les mobilisations historiques féministes selon lesquelles « le privé est politique », ils créent de facto, volontairement ou non, du politique.

• 23 Voir Voirol (2010) ; Denouël (2011) ; Granjon (2012) ; Rueff (2014) ; Guéguen (2015).
• 24 Nous renvoyons ici à Kim Sang Ong-Van-Cung (2010 : 119) : « Dans l’immanence des relations sociale (...)
• 25 Sandra Boehringer et Estelle Ferrarese (2015 : 12) évoquent la vulnérabilité en ces termes : « San (...)

20La notion de vulnérabilité paraît dès lors centrale pour percevoir les tensions liées au genre dans le cyberespace. Or, les dangers encourus dans les espaces sociaux numériques ont largement été définis à partir des motifs de la théorie honnethienne de la reconnaissance23, où l’individu se voit conférer une valeur sociale dans un cadre intersubjectif et normatif – faute de quoi il se voit réduit à l’invisibilité (Honneth, 2005). Cependant, cette tension entre reconnaissance et invisibilisation (ou réification), ne permet pas de prendre en compte cette spécificité des cyberviolences de genre qui présentent des caractéristiques sociales très définies, du point de vue des auteur·es comme de celui des victimes. En effet, la vulnérabilité n’est pas une caractéristique personnelle, mais une caractéristique sociale, fondée sur la plus grande précarité sociale de certain·es individu·es24. Il s’agit d’une caractéristique devant se penser non seulement à l’échelle des individu·es, mais également d’un point de vue collectif – et qui comporte de ce fait une dimension politique25.

• 26 Voir sur ce point Beck (2001 [1986]).
• 27 Luyssen J., 2015, « Victime de “revenge porn”, elle réplique en posant nue », Libération, 22 janvi (...)

21Ainsi, la « vulnérabilité de genre » dans le cyberespace doit se penser comme le pendant de « l’agentivité de genre » permise par ce même cyberespace. La notion d’action sous-tendue par celle d’agentivité peut orienter cette notion vers celle du risque, puisque le risque encouru est conditionné par l’agentivité dans le cyberespace. L’exposition en ligne reviendrait dès lors à une exposition au risque. De la même manière, la perception individuelle du risque ne peut être conçue indépendamment d’une inégalité dans l’exposition aux risques sociaux26. La polarisation entre reconnaissance et réification/invisibilité se généralise dès lors entre agentivité et risque. Cette tension entre agentivité de genre et risque se retrouve dans le lien entre deux phénomènes qui sont souvent deux qualifications différentes de la même image : les nudes et le revenge porn (ou pornodivulgation). Or, la pornodivulgation est une violence sexuelle essentiellement faite aux femmes (dans 90 % des cas, voir Hall et Hearn, 2019). La différence est la présence, ou l’absence, de consentement de la personne représentée à voir son image diffusée et le caractère privé ou public de cette image. Ainsi peut-on penser à l’exemple de Emma Holten qui, victime de pornodivulgation en 2011, fait le choix de poser vêtue seulement d’une culotte pour le magazine danois Friktion. Elle justifie son choix par une volonté de retrouver une forme d’agentivité : « Il me fallait écrire une nouvelle histoire autour de mon corps, pour que je puisse me voir de nouveau nue et voir de nouveau un être humain. J’ai décidé qu’il fallait réhumaniser tout cela27 ». Cette tension entre risque et agentivité fournit des outils pour penser des phénomènes spécifiques (dick pics) et des phénomènes communs aux hiérarchies de genre que l’on observe traditionnellement, dans les interactions personnelles (comme les violences conjugales) et les rapports interdiscursifs (comme la réserve ou l’absence de socialisation à l’attaque, voir Goffman, 2002). De fait, on retrouve dans ces espaces discursifs des phénomènes qui ont aussi été observés hors ligne, comme les phénomènes d’adresses (Althusser, 1976, cité par Butler, 2004 [1997]), d’insultes (Oger, 2008), ou d’interruptions (Wodak, 1997).

• 28 Hivert A.-F., 2021, « En Finlande, le harcèlement sur Twitter des ministres femmes dénoncé comme m (...)

22En effet, la dimension discursive de ces cyberviolences de genre est centrale. En premier lieu, parce que le cyberespace est un espace entièrement constitué par le discours et qui n’existe pas en dehors de lui. On peut parler d’« espace public performatif », créé par le discours. L’espace public numérique peut s’analyser à partir des problématiques de genre, dans la mesure où il s’agit d’un espace discursif, donc constitué par le genre, et ce dernier, par son caractère performatif, emprunte également aux problématiques discursives (Butler, 2005 [1990], citée par McIlvenny, 2002 : 3). Le discours constitue le genre comme il constitue le cyberespace. Dès lors, l’invisibilisation, le retrait de l’espace public, revient dans le cadre du cyberespace à une silenciation (Oger, 2006), c’est-à-dire non seulement à une négation de l’agentivité précisément permise par les espaces publics numériques, mais aussi à une disparition du cyberespace et, par conséquent, de l’espace public. La tension entre agentivité et risque peut se traduire sur le plan de l’expression et du discours entre une tension entre expression et silenciation, et voile alors l’ampleur des attaques perpétrées sur Twitter à l’encontre de cinq ministres finlandaises – dont la Première ministre Sanna Martin, issues de la coalition gouvernementale (Van Sant et al., 2021). Outre les appellations à caractère sexiste (« la brigade du rouge à lèvres », « l’équipe Tampax »…), le rapport dénonce des « insultes, des attaques personnelles et des propos haineux employés quotidiennement ». Si la silenciation (le retrait des femmes de l’engagement politique) n’y est pas encore effective, elle constitue ici l’objectif premier des harceleur·euses, et le risque en avait déjà été souligné par une enquête gouvernementale de 201928. Ainsi les cyberviolences de genre tendent-elles à mettre en place un espace public oblitéré des questions liées au genre – une forme d’espace public extrêmement normatif. Si l’exclusion des espaces publics numériques revient donc à une invisibilisation/silenciation, cette dernière est, dans le cas du genre, d’autant plus problématique qu’il y a une continuité entre violences en ligne et hors ligne.

• 29 La Ligue du LOL est un groupe Facebook privé créé en 2010 regroupant des blogueur·euses, journalis (...)

23Le continuum de ces violences de genre se comprend en dernier lieu si l’on envisage le cyberespace en tant que dispositif. En effet, si le cyberespace fonctionne comme un double virtuel de l’espace public hors-ligne et qu’on y retrouve donc les caractéristiques inégalitaires de l’espace public, fondé sur des scripts comportementaux et un double standard d’évaluation des comportements des individu·es, il présente plusieurs dimensions complémentaires. D’un point de vue quantitatif, les analyses portant sur la vulnérabilité des femmes dans l’espace public insistent sur la différence entre les agressions réelles et documentées (faisant l’objet d’une plainte), qui sont relativement rares, et le climat constant d’intrusion dans lequel vivent les femmes dans l’espace public, qui leur donne un sentiment de vulnérabilité (Lieber, 2008 : 278). Dans le cyberespace, ces intrusions laissent une trace et peuvent être cumulées, rendant d’autant plus évident le caractère inégalitaire, hiérarchisé et normatif des espaces publics, comme cela est apparu lors des affaires de la Ligue du LOL29, où l’accumulation des témoignages impliquait plusieurs agresseurs et plusieurs victimes. De plus, d’un point de vue qualitatif, si les cyberviolences de genre sont représentatives de la vulnérabilité liée au genre dans l’espace public, elles révèlent un autre aspect de cette vulnérabilité : en effet, alors que les femmes sont socialisées à se méfier de l’espace public « réel » car elles y rencontreraient des inconnus menaçants (ibid. : 181), dans le cyberespace la socialisation et, partant, les attaques se font largement entre pair·es.

• 30 Sur ces dernières références, nous renvoyons à l’article de Laure Bolka-Tabary et Marie Després-Lo (...)

24Par ailleurs, il ne faut pas perdre de vue que le cyberespace constitue par lui-même un dispositif genré, dans la mesure où l’architecture du cyberespace et des applications qui s’y déploient sont majoritairement créées et développées par des hommes (Jouët, 2003, mais également Collet, 2006 ; Cossetta, 2012 ; Wajcman, 2013 ; Cockburn et Ploux, 200430). La question du consentement au partage de contenu n’est par exemple jamais envisagée a priori, mais toujours a posteriori. Le paradoxe de l’agentivité de genre en ligne est de créer du discours de genre dans un cadre en réalité construit selon des normes sociales fondées sur des hiérarchies de genre non remises en question. La question du consentement dans l’envoi et la réception de données en est absente, et les termes employés pour désigner les violences qui s’y déploient empruntent largement au vocabulaire des agresseur·euses, comme le terme de revenge porn, qui désigne un phénomène ne relevant en réalité ni de la pornographie ni de la vengeance (Hasinoff, 2021).