Eva Sandri, Les Imaginaires numériques au musée ? Débats sur les injonctions à l’innovation
Texte intégral
1L’ouvrage d’Eva Sandri présente un panorama depuis les imaginaires contrastés des dispositifs numériques au musée aux prises avec les injonctions à l’innovation. L’auteure s’intéresse aux contextes politique et idéologique de mise en place de ces outils ; elle cherche à vérifier l’existence d’un décalage entre les discours publics sur l’innovation technologique au musée et la façon dont les professionnels du secteur s’adaptent aux enjeux en mobilisant leur propre imaginaire de la technologie. Aux discours très généraux sur la modernisation des musées via le numérique, elle oppose la diversité des outils d’aide à la visite, suivant l’usage dans le temps de la visite et dans l’espace muséal. C’est d’ailleurs à partir de l’ambivalence des discours présentant les liens entre technologies et musées sur le plan de l’opportunité comme sous l’angle de la menace qu’elle questionne ce que les dispositifs numériques changent en réalité à la médiation au musée.
2Précisément, les discours journalistiques comme ceux des professionnels du patrimoine révèlent l’ambiguïté des rapports musée-technologie, tel un mélange des genres. Certains publics se méfient des outils numériques du fait de leur rapprochement de l’art dans un contexte marchand. L’idée d’un « musée comme un dispositif éloignant d’un rapport authentique à l’œuvre », celle de « dispositifs de médiation […] susceptibles de nuire à la libre interprétation de l’œuvre » (p. 26-27) ne sont pas sans rappeler des débats antérieurs à leur émergence. Mais certains lieux de culture scientifique et technique tentent de concilier numérique et patrimoine en valorisant la technologie dans leurs espaces d’exposition. Pour rendre compte des effets des dispositifs numériques pour la médiation au musée, les professionnels privilégient un vocabulaire proche du discours technophile, là où l’observation montre un repositionnement de leurs pratiques face à l’acquisition des outils.
3Le mouvement général de l’ouvrage se déroule en trois grandes étapes : les controverses autour des dispositifs pour la médiation au musée (p. 32-57), les discours sur la technologie dans la médiation culturelle (p. 58-91), les ajustements des musées (p. 92-103). Une première phase offre un historique critique des technologies au musée qui fait appel au concept d’imaginaire numérique pour décrire les logiques d’injonction à l’innovation numérique comme celles d’ajustement des professionnels du patrimoine ; elle fait également l’inventaire des recherches en muséologie et en sciences de l’information et de la communication. La seconde phase présente les imaginaires du numérique issus de l’analyse de différents discours publics qui accompagnent les technologies au musée. La troisième et dernière phase se fonde sur l’étude de cas d’un musée en rénovation (musée départemental d’ethnographie d’Arles) pour comparer ces imaginaires du numérique avec l’expérience des professionnels. L’auteure conclut sa réflexion par un plaidoyer pour cultiver un point de vue critique sur les discours d’accompagnement des technologies et sur leurs zones d’invisibilité.
4Le chapitre i traite du débat autour des dispositifs pour la médiation au musée. Un historique critique des technologies dans la médiation indique l’entrée des musées dans une logique économique. Souvent présentée comme la réponse à une demande implicite du public, l’option du numérique résulterait davantage de la représentation de l’action que l’institution muséale croit avoir sur ce dernier : l’élargir et le fidéliser. La prescription technologique rend plus difficile l’identification par les musées des attentes de leur public, de même qu’elle exige des professionnels qu’ils adaptent leurs pratiques. Deux orientations indiquent l’entrée du musée dans la logique économique : l’essor de la fonction de communication aux dépens de la conservation et de la recherche ; le développement du modèle gestionnaire avec le désengagement de l’État et le recours aux mécénats privés. L’intérêt fort pour la communication accompagne des stratégies marketing qui rapprochent le fonctionnement des musées de celui des industries culturelles et encouragent l’adoption des dispositifs numériques. La croyance d’une utilité sociale de la technologie (cybernétique) prend forme avec l’apparition d’entreprises prestataires destinées à moderniser les musées.
5C’est à partir des années 1970 que ces technologies investissent les musées sur le plan du circuit d’exposition, avec « des dispositifs numériques mobiles (guides multimédia, apps, smartphones) et fixes (bornes, tables tactiles) », mais également sur le Web, avec « différents services des musées (service des publics, de la communication et de la documentation) » (p. 36). Les premiers donnent accès à plus de contenus consultables sur davantage de médias, tandis que les seconds permettent de s’exprimer par rapport à la visite sur des plateformes numériques dédiées. Dans les années 2000, le développement des réseaux numériques revisite les modèles de communication des musées et interroge leur organisation hiérarchisée. L’essor de l’Internet dynamise l’action de communautés professionnelles, prolonge l’effort de conservation et de diffusion par le biais de la numérisation des collections. Certains dispositifs conservent les mêmes objectifs tout en changeant de support « les audioguides deviennent des visioguides, puis des guides multimédias, puis des applications smartphones » (p. 39) ; d’autres changent d’orientation, inspirés par des innovations venues d’autres domaines. Devant le succès du numérique dans les musées, certains établissements cherchent à innover autrement qu’en sollicitant des dispositifs technologiques.
6À propos des recherches sur la technologie dans la médiation, E. Sandri relève l’intérêt scientifique centré sur les situations de communication davantage que sur les dispositifs technologiques eux-mêmes. Les années 1980 privilégient les études de réception par le biais d’enquêtes sur l’usage des « dispositifs multimédias d’aide à la visite » (p. 42). Plus récemment, la réflexion s’élargit sur « l’expérience de visite » et accentue son regard critique sur les discours relatifs à la technologie. Le dispositif est alors saisi en termes d’efficacité cognitive de ses contenus et considéré au plus près des pratiques des visiteurs. Le dispositif numérique est vu désormais, tel « un objet culturel » inséré dans une situation de communication, elle-même caractérisée par l’injonction institutionnelle à l’innovation (p. 47).
7L’auteure convoque la notion d’imaginaire pour répondre à deux questions : quelles sont les attentes des professionnels du musée face aux dispositifs numériques ? Quel est leur degré de confiance face aux promesses annoncées des technologies ? Elle note une continuité de cet imaginaire technologique depuis deux siècles à travers les discours qui accompagnent chaque innovation. Observant des « logiques de réquisition numérique », elle souligne que l’imaginaire des professionnels résulte d’une négociation permanente avec l’injonction du passage au numérique. Ce sont des discours technicistes qui sont à l’origine de ceux sur la réquisition numérique. Avançant la neutralité des dispositifs techniques, ces discours masquent les enjeux de pouvoir liés aux choix politiques au cœur des rapports sociaux.
8Dans le domaine culturel, les logiques de réquisition numérique supposent l’implication des publics dans les dispositifs numériques de médiation, de même que l’intégration par les musées de ces dispositifs et des pratiques qui leur sont attachées. Elles conduisent à l’homogénéisation des formes d’exposition et de médiation. Nombre d’études montrent des logiques de réquisition numérique qui se traduisent pour les professionnels par une injonction à innover en situation d’urgence. Les musées sont à la fois contraints de s’adapter à leurs publics qui évoluent et de préserver l’exigence scientifique qui préside à la conservation et à la recherche, dans un contexte où médiation et promotion tendent à se confondre.
9Le chapitre ii s’intéresse au poids que peuvent avoir les discours journalistiques et politiques sur les représentations que se font les professionnels du musée des dispositifs numériques. Il s’agit d’abord de repérer les imaginaires à l’œuvre dans ces discours pour ensuite saisir comment certaines croyances circulent des uns aux autres. Plutôt que de parler de discours d’accompagnement au sens de Philippe Breton (« Que faut-il entendre par discours d’accompagnement des nouvelles technologies ? », Les Dossiers de l’audiovisuel, 103, 2002, p. 13-20) sur les technologies au musée, l’auteure préfère reprendre la formule de discours d’escorte développée par Yves Jeanneret (« Autre chose qu’un discours, davantage qu’un accompagnement, mieux qu’une résistance », Terminal, 85, 2001, p. 35-47). Les discours d’accompagnement « commentent la nature, la fonction et les usages d’une technologie […] et se caractérisent par un point de vue technophile et fataliste quant à l’équipement numérique de la société » (p. 59) ; pour les discours d’escorte, « l’imaginaire contenu dans les mots et les images fait davantage qu’accompagner les objets […], il les constitue » (p. 60).
10En dehors des institutions culturelles, les discours politiques plébiscitent le développement du numérique pour la médiation culturelle comme dans d’autres domaines : « Les technologies sont considérées comme pouvant opérationnaliser quatre éléments : la démocratisation culturelle, la réduction de la fracture numérique, le développement du goût d’apprendre et un accès élargi au savoir » (p. 66). Ces discours présentent généralement une image très positive de l’utilisation des technologies, des dispositifs numériques notamment. Ils sont très largement repris par les médias qui répercutent sur l’opinion une représentation peu critique de cette vision du progrès et de ses retombées sociales et culturelles. Relayés de manière homogène par les discours journalistiques, ils valorisent à la fois l’efficacité cognitive des dispositifs numériques de médiation, l’expérience sensorielle du public dans l’espace d’exposition, l’adaptation aux différents publics en présence. Comme c’est souvent le cas, les discours journalistiques placent l’accent sur le caractère soudain de la prise en compte des dispositifs numériques par les musées : la révolution numérique bousculerait d’anciens outils dépassés par l’arrivée d’outils innovants. L’image institutionnelle du musée, elle-même, s’en trouverait modifiée en raison de la rupture fortement recommandée à opérer entre l’objet physique immobile et le contenu numérique animé. Un repositionnement de l’image de l’institution muséale plus dynamique et plus attractif serait à ce prix ; une idée à laquelle l’auteure ne souscrit pas, bien entendu. Dans cet univers enchanté des dispositifs numériques pour la médiation au musée, les critiques apparaissent très minoritaires et assez homogènes ; elles portent à la fois sur l’efficacité limitée des dispositifs, leur nécessité voire leur effet sur l’organisation muséale.
11Concernant les discours liés aux institutions culturelles elles-mêmes, les choses sont plus nuancées. Il s’agit en premier lieu que les musées montrent leur degré d’intégration des dispositifs numériques. Il s’agit en second lieu que les professionnels partagent leurs attentes entre « une augmentation de l’efficacité de la médiation pour un public précis, le renouvellement de l’image de l’institution, l’adaptation aux codes actuels de la culture numérique et l’expérimentation de nouvelles formes de médiation » (p. 86). Ces attentes mettent en avant un imaginaire des dispositifs numériques de médiation pour les professionnels, fondé sur des dimensions technologique (fonctionnalités techniques) et symbolique (usages des publics).
12Le chapitre iii (qui est aussi le dernier) prolonge le débat sur les imaginaires stéréotypés du numérique au musée, à travers une étude de cas appliquée au musée d’ethnographie provençale d’Arles, Museon Arlaten, en rénovation. L’observation de terrain montre une négociation des imaginaires en vue de mettre en œuvre une stratégie numérique adaptée. Précisément, le musée privilégie des outils qui ne réduisent pas l’attrait des contenus, de même que les professionnels mettent toute leur attention sur les usages et les caractéristiques des publics. « Ainsi, les dispositifs de médiation sont repositionnés dans une logique de continuité » (p. 98). Les professionnels sont en fait « commanditaires de dispositifs de médiation » auxquels ils émargent par des ajustements au travail, tout en s’adaptant aux codes de la culture numérique et aux pratiques numériques des usagers.
13En conclusion, l’auteure rappelle la nécessité de dépasser la crainte présente à chaque innovation technologique du remplacement d’un média par un autre : « De la même façon que l’édition des catalogues d’exposition n’a pas entraîné une désaffection de la visite des musées malgré des discours très craintifs, ni les Cd-roms ni les casques de réalité virtuelle n’ont supprimé l’activité de visite » (p. 106). Elle ouvre des perspectives au développement des dispositifs numériques partant de la préoccupation de concevoir des dispositifs plus pertinents qu’innovants. Ici, il s’agit d’abord d’interroger son propre imaginaire numérique au regard des discours ambiants sur ce thème ; il s’agit ensuite de questionner les usages des publics en dehors de ces discours ; il s’agit enfin d’évaluer la nécessité de la technologie au sein des dispositifs de médiation au musée. Reprenant à son compte l’idée d’Yves Winkin (Réinventer les musées ?, Paris, MKF, 2020) sur la notion de musée pertinent sur les plans social et intellectuel, elle relève la nécessité d’éclairer certaines zones d’invisibilité dans le débat sur la technologie au musée, et notamment dans la recherche : les enjeux écologiques (imaginaire de la dématérialisation vs question de la pollution et du recyclage des outils), éthiques (conditions de fabrication et de recyclage des technologies), sociaux (risques socioprofessionnels liés aux technologies) et interculturels (accessibilité aux expositions, mythe de la neutralité des musées). Ces divers enjeux liés au débat sur la technologie au musée autorisent de nouvelles pistes de réflexion et d’expérimentation en matière de médiations culturelles et patrimoniales.
14Dans cet ouvrage préfacé par Joëlle Le Marec, E. Sandri parvient à démêler dans les discours en lien avec les mutations dans les musées ce qui relève respectivement du politique, du médiatique, du scientifique, et enfin du professionnel. Traitant des activités patrimoniales faisant appel au numérique, elle ne laisse pas de côté les questions d’importance en rapport avec les médiations culturelles. On peut cependant regretter que la définition du concept « discours d’escorte », centrale dans sa réflexion et qu’elle sollicite dès les premières pages, n’intervienne qu’en milieu d’ouvrage ; sa distinction d’avec le concept « discours d’accompagnement » apparaît en effet notable pour la problématique explicitée. Reste que l’étude d’E. Sandri présente une réelle densité sur le plan de la réflexion et de la discussion sur les imaginaires numériques au musée.
Pour citer cet article
Référence papier
Olivier Pulvar, « Eva Sandri, Les Imaginaires numériques au musée ? Débats sur les injonctions à l’innovation », Questions de communication, 40 | 2021, 505-507.
Référence électronique
Olivier Pulvar, « Eva Sandri, Les Imaginaires numériques au musée ? Débats sur les injonctions à l’innovation », Questions de communication [En ligne], 40 | 2021, mis en ligne le 01 juin 2022, consulté le 12 novembre 2024. URL : http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/27533 ; DOI : https://doi.org/10.4000/questionsdecommunication.27533
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