1Les mouvements émotionnels sont-ils un trait permanent de l’humanité, ou plutôt encouragés en fonction des cultures, des périodes historiques ? Ou plus exactement, y a-t-il des cultures de l’émotion ? Pour traiter de ces questions, cette anthologie est organisée en fonction de trois grands moments, correspondant à trois grands paradigmes culturels : le christianisme de sa naissance au Moyen Âge, la période des Lumières et leur exigence de rationalité, le naturalisme du xix^e siècle. Une synthèse précède à chaque fois une série d’extraits de l’œuvre de l’auteur choisi. À aucun de ces moments les émotions n’ont été ignorées, mais elles ont été différemment considérées : mouvements de l’âme excitée par les sens, à la fois naturellement bons et en risque perpétuel d’excès, états corporels influençant le cerveau. Et chaque fois, la question sera de savoir si elles ont à voir avec la morale. Ce qui obligera alors à un travail sur les termes pour tenter de préciser leur fonction dans les existences humaines. Quand parlera-t-on de passion, émotion, sentiment, affect, inclination, mouvement de l’âme, sensibilité ? Et en quoi ces divers mouvements intérieurs ont-ils à voir avec notre liberté ?

2L’ouvrage de saint Augustin La Cité de Dieu est rédigé au moment où les païens estiment que le christianisme, une fois devenu religion officielle de l’Empire romain, a provoqué sa chute. Cet ouvrage veut prouver l’inverse de cette assertion : c’est le polythéisme, au contraire, qui est source du déclin politique, parce qu’il provoque la corruption morale. Les passages sur les émotions prennent place dans une discussion sur la représentation des dieux et des démons chez Platon, et interrogent la représentation des émotions comme perturbation de l’âme du sage. À l’inverse, le Christ a endossé, avec la condition humaine, les passions et douleurs de nos vies. Ainsi, les émotions font partie intégrante d’une démarche spirituelle. Pour les polythéismes, « compassion, colère, douleur, joie, toutes les passions de l’âme humaine, ces dieux les éprouvent, et leur cœur est agité comme celui des hommes par ces tempêtes et ces orages » (p. 33). Des mouvements passionnels que les démons provoquent rendant également les hommes « insensés et injustes » (p. 33). Chez l’homme sage cependant, les passions restent modérées, ou il n’y est jamais soumis, même si son âme a des fantaisies involontaires. Pour les stoïciens, le sage véritable ne ressentira pas la tristesse, pas plus que la joie, le désir ou la crainte. Qu’en est-il pour le christianisme ? Ces mouvements intérieurs ne sont pas mauvais en eux-mêmes, car « la chair est bonne en son genre » (p. 47). La question est plutôt de gouverner les passions, de les passer au filtre de la raison : pourquoi est-on triste ou en colère ? Un mouvement de l’âme est-il en accord avec la justice ? Si les anges chantent à Noël « les hommes de bonne volonté », c’est donc qu’il y en a une mauvaise. Les hommes dans les Écritures craignent, désirent, sont tristes ou gais. Ils peuvent désirer persévérer, être honteux d’avoir péché. Saint Pierre a pleuré. L’absence de passion n’est pas la vie humaine. Ainsi, « en se haussant jusqu’à cet excès de vanité de n’être touchés d’aucune passion, non pas même de celle de la gloire, [les stoïciens] ont plutôt perdu toute humanité qu’ils n’ont acquis une tranquillité véritable » (p. 66).

3Thomas d’Aquin a emprunté de nombreux concepts de sa Somme théologique à Aristote, dont il admirait la philosophie. La théologie se devait d’être une science dont l’objectif était de transmettre la connaissance de Dieu. Dans cette perspective, les passages qui intéressent l’analyse des émotions se trouvent dans la deuxième partie, qui concerne « le mouvement de la nature rationnelle vers Dieu », et notamment les « passions de l’âme ». L’âme humaine est « principe de vie » (p. 69), entendement et esprit, intellection et affection. Le corps n’y est pas opposé, il est de la même substance, et d’ailleurs l’âme a besoin du corps pour penser. Il y a ainsi une âme des animaux, des humains, des anges. L’objet des passions est toujours le bien ou le mal (présent ou futur). Les affections peuvent donc concourir au bien. L’âme est le premier principe de vie, elle se sert des organes du corps pour tout ce qui relève du mouvement, tandis que le principe intellectuel est une action non corporelle. L’âme est aussi particulière à chacun, car « tout ce qui est reçu dans un être y est reçu selon la manière d’être du sujet qui le reçoit » (p. 80). Chez l’homme, le « principe pensant est incorruptible » (p. 82), et donc l’âme humaine a une destinée différente de celle de l’âme animale. Le désir de l’âme humaine est la conséquence de son intelligence, notamment le désir d’exister toujours. Il y a « plusieurs puissances » dans l’âme humaine (p. 86), aux confins « du monde des esprits et du monde des corps » (p. 87), une dimension de la nature et une dimension de la génération et du temps. Il y a un appétit des sens et un appétit de l’intelligence. C’est la même puissance passive, mais qui se rapporte à des objets différents. On pourra ainsi parler de bien et de mal quand la volonté se dirige vers les choses et de vrai et de faux pour les objets de l’intellect, donc de l’esprit. Seul l’homme dans notre monde a à la fois le jugement et la liberté, le raisonnement et la faculté de décider. Il peut ainsi soumettre à la raison ses habitudes, ses passions, ses inclinations. La passion signifie que face à des objets (incluant les individus), nous éprouvons de la douleur ou du plaisir, le désir d’approcher ou de fuir, de la joie ou de la tristesse, de l’espérance ou du désespoir, de la crainte ou de l’audace, ou encore de la colère. Les passions ne sont ni bonnes ni mauvaises en elles-mêmes. Elles agissent l’une sur l’autre. Par exemple l’amour et la haine sont des déclencheurs, qui provoquent le désir ou la fuite, d’où naissent l’espérance ou le désespoir, qui engendrent la crainte ou l’audace, causes de la colère, qui ont pour résultat la joie ou la tristesse. Ainsi, une ligne va de l’amour à l’espérance et une autre, de la haine à la crainte. Mais l’amour lui-même n’est pas unique, c’est un mouvement sensitif ou raisonnable, entraîné par la vue de l’œil ou par la contemplation intérieure. Et parfois les deux mouvements cohabitent, en tension l’un avec l’autre.

4Quel est le fonctionnement de l’homme ? L’âme est ce qui pense et n’a pas d’étendue, le corps a une étendue mais ne pense pas. Les passions correspondent à l’interaction entre les deux. Ainsi, l’émotion se manifeste physiquement. Comme les passions, elles sont des réactions à des faits extérieurs. Notre esprit peut les discipliner, ce qui n’est pas si simple, car notre humanité doit décider de ses actions sans connaissance du bien absolu. Nous avons pour Descartes (Les Passions de l’âme) deux types de pensée : les actions de l’âme (ou volonté) et les passions (perceptions ou connaissances des choses). Les actions de l’âme peuvent rester en nous (la pensée) ou se terminer par le corps (vouloir se promener). Il en est de même des perceptions : certaines viennent du corps et les autres de l’âme, comme dans le cas de l’imagination. De nombreuses perceptions viennent à l’âme par les sens, puis les nerfs, jusqu’au cerveau. Les passions de l’âme naissent lorsque l’âme et le corps sont en étroite alliance, que les perceptions deviennent confuses. L’âme, qui exerce ses fonctions par une toute petite glande du cerveau, est sensitive et raisonnable. C’est pourquoi les âmes fortes ont appris à gérer la tension entre leurs mouvements. Les émotions se manifestent physiologiquement par un pouls plus ou moins fort, plus ou moins rapide. Par un cœur qui bat violemment parfois. La question est d’identifier les désirs qui dépendent de nous, car souvent nous décidons en fonction de nos émotions. Il est préférable de décider quel chemin prendre, de choisir en fonction de nos connaissances, et d’assumer les conséquences. Il n’y a pas un déterminisme sur notre vie.

5L’Anthropologie du point de vue pragmatique, livre écrit lorsque Kant enseignait la géographie, veut identifier les tendances générales de la pensée et de l’action humaine. Il présente successivement l’entendement (cognition), la sensibilité et l’imagination, et la faculté d’éprouver du plaisir ou du déplaisir. On reconnaît dans ces trois tendances ce qui deviendra ses trois critiques (la raison pure, la raison pratique et la faculté de juger). Il distingue les émotions, qui sont ouvertes dans leur spontanéité, et les passions, souvent dissimulées lorsqu’elles ne sont pas souhaitables. Mais ni la passion ni les émotions ne doivent en venir à perturber la liberté interne de celui qui les éprouve. L’âme est active ou passive, elle initie ou elle reçoit. Elle a besoin de ces deux instants pour connaître. Notre conscience est en partie discursive et en partie intuitive : par la parole elle s’exprime ou raisonne, et ressent dans la spontanéité intuitive. Nous avons ainsi des perceptions, que notre entendement transforme en expériences en les verbalisant. Elles deviennent alors des connaissances empiriques, c’est-à-dire des expériences. Le problème est que les humains ont tendance à considérer comme objectives leurs appréciations subjectives. C’est ce que l’on nomme habituellement le sens commun. Une émotion peut être fugitive, tandis qu’une passion s’enracine, s’approfondit. Une émotion est loyale, une passion, dissimulée. Les stoïciens valorisaient l’absence d’émotion, mais heureusement la nature a également prévu une capacité de sympathie, car l’absence d’émotion ne peut être l’idéal de toute la vie. L’émotion est une forme de surprise, que nous aimerions parfois éviter, comme la tristesse, alors que des manifestations comme le rire et les larmes nous apaisent. Les passions sont plus construites, elles définissent des objectifs. Cependant, la passion ne peut être louée en elle-même, elle peut être pernicieuse. Être passionnément ambitieux, par exemple, est un aveuglement.

6Pour étudier l’expression des émotions dans L’Expression des émotions chez l’homme et chez les animaux, Darwin observe d’abord les enfants, notamment pour analyser les mouvements de leurs muscles. Son deuxième corpus est constitué d’ouvrages de peinture et de sculpture. Et le troisième d’animaux domestiques. Il pose trois principes : une émotion entraîne un acte parce qu’il est utile ; un état d’esprit opposé entraîne un mouvement opposé ; le système nerveux peut agir seul. Il part du corps, de l’extérieur, pour augurer de ce qui se passe à l’intérieur. Il n’analyse donc que les émotions observables. La limite est alors celle des « états d’esprit » difficiles à identifier comme la réflexion, la mauvaise humeur, la détermination, le mépris, la timidité ou l’orgueil. L’hypothèse centrale, qui justifie sa démarche, est la suivante : « Toutes les fois que le même état d’esprit se reproduit, même à un faible degré, la force de l’habitude et de l’association tendent (sic) à donner lieu aux mêmes mouvements » (p. 218) Et des mouvements inverses correspondent à des états d’esprit inverses. Sur le plan méthodologique, « dans l’étude des mouvements de l’expression, il convient d’adopter, autant que possible, la méthode des naturalistes » (p. 241). Chaque espèce a ses modes d’expression, lisibles dans le corps, puisque chaque mouvement sollicite des muscles spécifiques, en nombre plus ou moins important. On peut le voir chez nombre d’espèces animales, comme le hérissement des poils, l’émission de sons, le mouvement des oreilles. La colère et la joie suscitent des mouvements énergiques, réagissant sur le cœur et sur le cerveau. Parfois le corps mobilise entièrement ses muscles. Dans l’espèce humaine, il y a des constances. Le rire est une expression primitive de joie, ce qui va avec les yeux qui brillent. On pourra observer le mouvement des muscles périoculaires pendant la méditation, le froncement de sourcils de la mauvaise humeur, l’occlusion de la bouche de la détermination, le visage rouge et les veines gonflées de la violence. Les souffrances morales peuvent provoquer de l’abattement, qui s’exprime par l’abaissement de la bouche. La recherche de contact est un signe d’affection. Les sentiments ont sans doute une dimension d’habitude et d’hérédité. Mais on ne peut omettre la dimension sociale dans le cas des humains. Elle est source de différences. Par exemple l’homme ne pleure pas, alors que la femme ou les sauvages le font. Les enfants crient plus que les adultes, quand ils sont en colère ils se roulent par terre. Les différences peuvent être liées au pays, comme le fait que les Anglais manifestent moins que les continentaux, tandis que, à l’inverse, le fait de cracher comme manifestation du mépris semble très répandu. La rougeur peut aussi être considérée comme « la plus humaine de toutes les expressions » (p. 259). Les différences peuvent être liées à l’éducation : des comportements pieux comme les mains jointes ou les yeux au ciel sont appris et non innés. Et dans l’ensemble nos comportements sont réglés par l’étiquette, la morale ou les relations sociales, qui suscitent des sentiments comme la honte. De manière générale, « nous sommes tous plus sensibles au blâme qu’à la louange » (p. 263). Les mouvements complètent les informations données par le langage. Ils sont la plupart du temps universels, ce qui prouve que les humains viennent d’une même souche, dérivant d’un animal inférieur.

7L’apport de William James (Qu’est-ce qu’une émotion ?) réside dans la relation qu’il décrit entre les émotions et le corps, mais non à la manière des physiologistes. Il inverse le processus habituellement proposé : l’émotion n’est pas au début, mais à la fin. La perception déclenche une expression, qui engendre l’émotion, laquelle est le fait de réaliser ce qui se passe. Il met en évidence également l’importance de ce que nous nommerions aujourd’hui la socialisation : nous transposons des réactions premières dans d’autres contextes, notamment des contextes conventionnels. Les émotions engagent en même temps les deux centres du cerveau (sensoriel et moteur). Comme Darwin, il a pour objectif l’étude des manifestations corporelles des émotions. Le principe de base est que « le système nerveux de tout être vivant n’est qu’une masse de prédispositions à réagir d’une certaine manière » (p. 286). Mais les émotions sont des réalités complexes, et leur dimension sociale est plus systématiquement explorée. La honte, le désir, le regret, et bien d’autres émotions répertoriées « varient avec le milieu social » (p. 291) ou sont liés par l’éducation. « Ce qu’il y a en effet de plus important dans mon milieu c’est l’homme, mon semblable. La conscience que j’ai de son attitude envers moi est la perception qui normalement ouvre la voie à la plupart de mes hontes, de mes indignations et de mes craintes » (p. 292). Je ressens son intention, et c’est cette perception qui éveille mon émotion.

8La question centrale à adresser aux auteures serait certainement l’intention qui sous-tend le choix des textes. Nous ne pouvons nier l’intérêt de ceux-ci pour traiter de cette question des émotions, qui relève plus habituellement des sciences humaines que de la philosophie. Il est dommage cependant que la sélection désigne un mouvement qui s’arrête au naturalisme comme aboutissement. Certes, la position de William James ouvre une brève fenêtre sur des perspectives développées dans l’univers contemporain. Mais une incursion supplémentaire dans la phénoménologie par exemple aurait pu problématiser plus complètement la thématique, et éviter que l’anthologie prenne le chemin d’une posture idéologique.