1Issu des communications d’un panel du groupement d’intérêt scientifique (GIS) Moyen-Orient et Mondes musulmans, densément travaillées, cet ouvrage offre divers aspects de la culture populaire en Égypte contemporaine, certains se développant depuis l’époque de la présidence d’Hosni Moubarak, d’autres étant plus directement liés aux bouleversements connus par le pays depuis 2011.

2Les articles rassemblés invitent le lecteur à parcourir divers pans de cette culture, l’amenant du roman à l’audiovisuel, en passant par la musique, les mèmes Internet, la publicité ou les portraits de criminelles célèbres. L’ouvrage est divisé en quatre grandes parties inégales par leur longueur (effet de la distribution des communications) : Pop fiction, Pop humour, Pop music et Pop street. Tous connaisseurs particulièrement fins des domaines qu’ils évoquent, les auteurs viennent d’horizons divers, le volume rassemblant des contributeurs égyptiens, italiens, français et belges dans un effort commun de présentation d’une problématique commune, et d’une exploration en profondeur de celle-ci.

3En effet, l’un des grands atouts du travail est l’attention portée à sa mise en perspective. À rebours d’autres volumes publiant les actes d’un colloque de façon un peu sèche, les directeurs ont pris soin d’articuler de la façon la plus pertinente possible les contributions, à la fois dans l’architecture du travail et grâce à une introduction approfondie qui présente les enjeux et permet au lecteur de suivre le parcours théorique et pratique qui a été privilégié.

4L’ouvrage entraîne le lecteur aussi bien dans les concerts de musiciens égyptiens en banlieue parisienne que dans les rues des quartiers populaires d’Alexandrie, ou dans les archives de la publicité pour une bière sans alcool, demandant à chaque chapitre de s’adapter à des corpus très différents, étudiés selon des méthodologies diverses, et mobilisant des registres de connaissances tout aussi divers, sans qu’aucun des auteurs n’ait cédé à la facilité. Les auteurs et les directeurs de l’ouvrage ont prêté une grande attention à ce que, en dépit de cet écueil, chaque contribution demeure accessible au plus grand nombre, quelle que soit la spécialité de chacun.

5Théorique également, et c’est là un des apports essentiels de l’ouvrage. Si l’étude des cultures populaires peut apparaître séduisante, et si elle constitue, notamment dans le monde anglo-saxon, une discipline reconnue, son apport a parfois eu tendance à être minimisé, mal compris, et ses corpus maltraités, par manque d’appareil théorique permettant de lui faire exprimer tout son potentiel dans les différentes disciplines auxquelles appartiennent les chercheurs qui se penchent sur elle. Mais ici, l’ouvrage lui-même, mais aussi chacun des articles, s’inscrit dans un cadre théorique clair bien que complexe, et s’attache à discuter et développer les contributions à partir des apports des penseurs de la culture (Stuart Hall, Richard Hoggart…), en faisant dialoguer leurs propres recherches avec ces travaux fondateurs.

6Pour les chercheurs spécialistes du Moyen-Orient, qui plus est à partir d’un ensemble d’études de terrain dans un contexte où la distinction entre haute culture et culture populaire demeure une référence, notamment pour les acteurs locaux, ce livre permet de développer des thématiques et des observations qu’eux-mêmes ont pu faire, en les liant à leurs propres travaux, la culture populaire apparaissant comme le miroir des questionnements et des débats de l’Égypte contemporaine. Si les recherches menées, notamment depuis 2011 autour de l’art militant, développé de façon éclatante lors de la révolution, ont davantage donné à voir l’impressionnante vitalité culturelle de l’Égypte, loin des festivals et des manifestations internationales parfois un peu compassées, le travail de ces auteurs permet de remettre aussi ces réflexions en perspective. S’y côtoient ainsi aussi bien des activistes liés à la révolution que des producteurs culturels ayant traversé la période sans beaucoup modifier leur travail, ainsi que des militants du « parti du canapé », consommateurs culturels attentistes au milieu des bouleversements. C’est également là un des atouts du livre, qui permet de lier les attitudes des producteurs et des publics, dans un contexte extrêmement politisé, mais sans en ignorer aucun, et en prenant en compte les nuances et les logiques de leurs attitudes, qui répondent au sous-titre du volume. L’art contestataire, parfois très ancré dès avant 2011, si important qu’il soit, prend ici toute sa place, mais tout autant que la production à vocation très commerciale de grande consommation. Les auteurs cherchent à saisir, au fil des contributions, les logiques qui articulent ces diverses attitudes de création et de réception des œuvres.

7Parallèlement à ce cadrage théorique, la variété des contributions permet également d’explorer différentes voies méthodologiques, d’abord de la culture, chacune justifiée et construite en fonction des corpus étudiés : observation participante en immersion sur les pas du souvenir des plus célèbres tueuses de l’histoire égyptienne, analyse de contenus et ressources linguistiques des mèmes Internet et des publicités, cadrage de production des séries télévisées… En cela, l’ouvrage est précieux : cette diversité d’approches en fait, à sa façon, un modèle pour les étudiants et pour les chercheurs désireux de conceptualiser de telles recherches sur d’autres terrains, en leur proposant des approches diverses qu’ils pourront adapter à leur région, ou à leur objet.

8Si l’on peut légèrement regretter que certains thèmes ou objets (le cinéma, la chanson patriotique…) soient relativement moins présents que d’autres (Internet, la musique), ce livre est riche de ces absences. D’une part, ces aspects ont pu être étudiés par ailleurs, mais surtout il est également une invitation à poursuivre la recherche de façon plus systématique, par exemple en mettant en regard les objets étudiés ici de ceux promus par l’État depuis l’arrivée au pouvoir du président Abdel Fattah al-Sissi (séries, films…), à la façon de ce qui peut être fait en Turquie, notamment autour de l’interrogation de la culture populaire sous/contre/par rapport à l’AKP (Parti de la justice et du développement) et à ses orientations culturelles.

9Enfin, et c’est sans doute le moindre atout de cet ouvrage, mais qui mérite d’être souligné, s’agissant d’un travail scientifique de haut niveau : Culture pop en Égypte est un travail ô combien sérieux, mais qui ne se prend pas au sérieux. Si les difficultés des acteurs de la culture populaire sont étudiées en détail, y compris les drames qui peuvent atteindre certains d’entre eux, le livre est également précieux en ce que chacun des auteurs a su trouver le ton juste pour évoquer son objet. Écrit avec rigueur et attention, l’ouvrage sait se faire léger lorsque son propos le permet et parvient à traiter avec justesse des objets lourds de significations avec une passion communicative.