1Partons du principe, formulé par Jürgen Habermas dans une conversation avec Giovanna Borradori (Le Concept du 11 septembre, Paris, Galilée, 2004), que le terrorisme est une pathologie de la communication : cette manière de penser le phénomène permet d’envisager les terroristes comme des cas, dont la violence serait un symptôme, parmi d’autres, d’une pathologie, individuelle ou sociale. C’est en partant du cas Anders Breivik, à l’origine de l’attentat d’Oslo en 2011, que Patricia Cotti, directrice de recherche en psychopathologie clinique et psychanalyse à l’université de Strasbourg, s’est engagée dans une étude stimulante, autour de quelques individus. Sans céder à la tentation des généralités ni à la facilité qui consisterait à déclarer « fous » les activistes de la violence politique, elle entreprend de reconstituer les destins, les univers mentaux et les mécanismes du passage à l’acte pour quatre auteurs d’attentats, deux militants de l’islamisme djihadiste et deux suprémacistes. L’outil employé ici – l’approche disciplinaire en somme – est la psychologie, non pas individuelle mais sociale, de façon à intégrer aux hypothèses psychiques les dimensions culturelle, sociale, politique. Retracer un parcours, remettre une personnalité en contexte et chercher les moments qui peuvent être perçus comme décisifs : voilà le sens de cette démarche, qui, sans le formuler, s’attache également à restituer ce que Pierre Bourdieu définissait comme un « espace social », dans lequel les futurs auteurs d’attentats ont évolué.

2La méthode n’est pas neuve et l’auteur cite l’ouvrage pionnier de Geneviève Morel (Terroristes. Les raisons intimes d’un fléau global, Paris, Fayard, 2018) qui, sur les anarchistes du xix^e siècle, appliquait une méthode similaire. Plus largement, elle se rattache à une école ancienne de criminologie initiée par Cesare Lombroso, une criminologie qui viendrait puiser dans la psychanalyse de nouveaux instruments et d’autres manières de « comprendre » le crime. L’autrice revendique une approche « psychodynamique » dont cet ouvrage démontre la pertinence, limitée toutefois par le matériau utilisé. L’étude de cas, sur le mode macro, suppose en effet d’accéder, sinon à l’activiste lui-même, au moins à des entretiens, des rapports, des comptes rendus, des analyses psychiatriques, etc., bref, des données permettant de reconstituer finement un parcours mis en place non pas dans les quelques jours précédant l’attentat, mais dès l’enfance. Dans la plupart des cas, l’autrice a donc puisé ses exemples dans la prose même des activistes, mais aussi dans la littérature scientifique et les médias d’information : la méthode est efficace, mais elle suppose que le terroriste se soit préalablement expliqué, ou « confessé », ce qui limite les possibilités, sans en restreindre l’intérêt.

3Dès le cas A. Breivik, qui inaugure le texte, la démonstration est faite de la pertinence de l’approche : intriguée par ce personnage, qui a livré près de 1 500 pages de « confessions/manifeste », l’autrice en restitue l’enfance et l’adolescence, compliquées, ainsi que l’imaginaire, nourri de divers jeux en réseau et films. Elle observe surtout la façon dont A. Breivik se coupe progressivement de la réalité, perdu dans une recherche identitaire qui l’entraîne vers la violence politique. Après A. Breivik, l’autrice se penche sur le cas Tamerlan Tsarnaev, auteur de l’attentat de Boston en 2013, en observant le mécanisme de l’endoctrinement, qui voit un jeune homme plutôt intégré et ambitieux basculer dans un univers marqué par le complotisme et l’antisémitisme, avec en toile de fond une dynamique familiale complexe, un mentor inquiétant et, hypothèse, une pathologie psychiatrique mal acceptée. Dans le cas de T. Tsarnaev, P. Cotti montre également les liens qui s’établissent entre islamisme, suprémacisme, antisémitisme et finalement violence politique : un espace social complexe dont il faut distinguer les divers réseaux. Le cas de Dylann Storm Roof, à l’origine d’une tuerie dans une église de Charleston, en 2015, nous emmène dans l’univers mental des suprémacistes et des ségrégationnistes américains. Dans une formule éclairante, ce jeune homme se dit « happé » par les événements, au risque d’une confusion : traduction verbale de ce mécanisme de radicalisation qui, observé à la loupe, marque le passage de l’individu dans un « royaume de l’imaginaire » se substituant à la réalité et autorisant toutes les transgressions. Enfin, l’autrice s’attaque au cas d’Abdallah El-Hamahmy, auteur d’une attaque à la machette, au Louvre, en 2017. Une nouvelle incursion dans l’idéologie djihadiste avec cette fois une interrogation sur le rapport à la mort et à l’attentat suicide, avec en ligne de mire le martyre comme horizon. Moins documenté, ce cas n’en est pas moins intéressant.

4Les quatre cas, et d’autres, car l’autrice fait dans le cours de ses réflexions de nombreuses comparaisons avec d’autres attentats et d’autres activistes, permettent au lecteur de se plonger dans des univers mentaux bien décrits, tissés en partie par les médias – l’on note au passage l’importance de certaines références cinématographiques ou ludiques –, abreuvés d’idéologies et de rencontres avec des passeurs. Le rôle du cercle familial et l’hypothèse d’une pathologie psychique sont récurrents mais il faut savoir gré à l’autrice d’avancer dans ce domaine avec prudence, quoique de manière très pédagogique. La lecture est passionnante en ce qu’elle entreprend, dans une langue claire, de définir un schéma commun, de manière globale, fonctionnant autour de trois pôles psychiques qui réorganisent les rapports des différents activistes à leur entourage, à leur histoire, et plus généralement à la réalité. Partant de cette approche, la conclusion est très intéressante en ce qu’elle éclaire avec force détails un mécanisme qu’on résume souvent abusivement par le terme « radicalisation ». C’est là l’un des intérêts majeurs de cet ouvrage utile et accessible, de montrer comment les sciences sociales, et ici une approche psychodynamique, peuvent, avec des moyens, des fonds d’archives et une prudence qui limite à quelques cas la réflexion, proposer des pistes pour expliquer un attentat. L’ouvrage intéressera le grand public comme les spécialistes du terrorisme, et s’inscrit pleinement dans ce courant qui, puisant dans toutes les sciences sociales et humaines, entend donner d’un phénomène complexe une vision compréhensive au sens scientifique du terme.