Sylvie Bauer, Claire Larsonneur, Hélène Machinal, Arnaud Regnauld (dirs), Subjectivités numériques et posthumain
Texte intégral
1Dans cet ouvrage sont étudiées les différentes conceptions du posthumain et du numérique, principalement à partir d’œuvres et d’auteurs de fiction. Il est regrettable de constater que le numérique imprègne tant le réel qu’il le transforme en un riche terrain d’investigation. On peut déplorer que la notion de subjectivités ne soit pas réellement définie ici, au contraire de la posthumanité et des modalités du numérique. On en déduit qu’il ne s’agit pas tant de la subjectivité par opposition à l’objectivité que de la référence au sujet, entre autonomie et sujétion.
2Dans le mot posthumain, on s’arrête souvent au suffixe post. C’est l’expression d’un passé fantasmé et d’un avenir angoissant sous-tendus par la perception de la menace de la technologie. Ainsi la posthumanité aurait-elle une connotation négative, voire apocalyptique, dont la technologie serait sinon la cause unique une partie prenante de la catastrophe. Toutefois, il est important de noter que la déshumanisation par le posthumain est brandie depuis 50 ans, et l’humain est toujours là. La vraie question, aujourd’hui, porte sur le degré de détachement du sujet numérique d’un ancrage corporel et son impact sur le statut humain. Tout le propos de ce livre est d’explorer combien cela ne relève pas d’une logique booléenne. Aussi la subjectivité numérique n’est-elle pas forcément une dissolution de l’humain. La posthumanité peut tout aussi bien être un palliatif à la vulnérabilité de l’humain. En poursuivant des stratégies d’immortalité, l’humain se perd-il pour autant ? Quoi qu’il en soit, c’est aujourd’hui que se joue le posthumain. Cyborgs, prothèses, intelligences artificielles (p. 17) : les modalités de la posthumanité ne manquent pas.
3Arrêtons-nous déjà sur le profil numérique qui montre qu’il n’y a nul besoin de sophistications telles que les intelligences artificielles pour appréhender le posthumain. L’écriture numérique sur les plateformes profilaires en tant que représentation mi-humaine, mi-logicielle, jamais complète, est un bon début. Dans l’écriture profilaire, un état de concurrence entre l’identité humaine et l’identité numérique tend à se substituer au sujet réel, physique. Mais il n’y a pas de fatalité, car des stratégies sont toujours possibles pour exister en tant qu’humain : aller à la limite de la transgression des règles des plateformes et de leurs machines, par exemple. Nous disposons d’éléments pour lutter contre l’expropriation identitaire. L’alimentation en publications de nos profils sur les réseaux sociaux sécrète une masse de données dont nous sommes les producteurs quasiment analphabètes (p. 29), sans pouvoir nous considérer réellement comme leurs auteurs. Nous ne sommes pas conscients ou si peu de l’existence de ces données, leur processus et leur destination, et pourtant, elles font de nous des êtres de données, calculables et prédictibles, « à l’insu de notre plein gré » pourrait-on dire.
4Rien n’est simple et limpide : et si, en définitive, l’humanité n’existait pas ou plus ? Il n’y aurait plus que des humanités plurielles dont les différences seraient des nuances d’hybridation. Les auteurs ne voient toutefois pas dans cette nouvelle réalité une perfection « absolue » libérée de tout déterminant biologique. Des écrans qui libèrent ou qui assujettissent ? Et la littérature, qu’apporte-t-elle au débat ? L’écran semble être le lieu de l’éradication des corps, donc de l’humain, alors qu’il se pourrait bien qu’il soit un lieu de rencontre : c’est la thèse que soutiennent les auteurs de l’ouvrage. L’écran de l’ordinateur ou du téléphone est devenu le nouveau décor de cinéma en vogue, en étant autant un lieu de rencontre et de lien que peut l’être le cinéma (p. 95).
5Le roman aussi interroge notre identité humaine et posthumaine. Il nous fait nous pencher sur cette question clé : notre histoire se réduit-elle au numérique ? Cette nouvelle forme de subjectivité est-elle un enfermement dans un présent sans passé ni futur ? C’est une relation à trois, entre l’homme, la machine et la nature qui se noue, avec des presqu’humains, des monstres, des fantômes, des cyborgs : la littérature n’est pas avare de dénominations pour qualifier les différentes variétés de statuts posthumains. La posthumanité est aussi une question de degré de technologie. Où se situe le curseur entre l’intelligence de la machine et la conscience humaine de soi ? Et quand bien même : la primauté de la machine est-elle toujours une aliénation, jusque dans cette forme d’autonomie acquise via la machine ? La question se pose. Il reste que, « déprothésé », voilà l’homme vulnérable (p. 202). Et qu’en est-il de « l’immortalisme » ? Ce n’est pas que la mort n’existe plus, elle cesse simplement d’être la source du sens de l’être humain. C’est un ajournement de la mort indéfinie (sans finitude déterminée) qui se produit (p. 220), ou plutôt la promesse d’une sauvegarde sans fin. Les technologies d’endiguement de la mort et la perspective de télécharger nos consciences dans de nouveaux supports sont passées par là, pour permettre ce dépassement de la matière (p. 222).
6Les auteurs explorent aussi les apports de la philosophie à la réflexion sur le posthumain. La problématique est envisagée comme une fable post-moderne : un « sauve qui peut » de l’espèce humaine dont elle n’est même pas le sujet, c’est simplement la vie qui cherche à perdurer. L’homme n’est là que pour le décor, il n’est pas nécessaire dans l’absolu. Dans cette conception philosophique, ne sommes-nous pas alors des morts-vivants agonisant indéfiniment ? En tant que cyborg posthumain, peut-on toutefois réellement échapper à la mort ? Non, sauf à s’installer dans l’insensé.
7L’hybridation de l’humain est une transformation de l’essence humaine (p. 245), ce qui est déjà assez révolutionnaire. Oui, du numérique réparateur de l’humain (la prothèse), nous sommes passés à la transformation-transmutation. Mais là encore, est-ce forcément un mal ? On peut aussi bien voir l’articulation homme/machine comme un moyen de sauver l’humain de l’inhumanité. Et cela resterait vrai même dans les évolutions numériques et posthumaines les plus actuelles et extrêmes : la disparition progressive d’une nécessité d’interface-écran et l’autonomisation ultime de la machine par l’intelligence artificielle.
8En somme, cet ouvrage est une exploration du sujet humain numérique invitant à pousser la réflexion plus loin : n’attendons pas de sortir de sa lecture avec des certitudes. L’analyse abondante d’œuvres de fiction permet d’engendrer des « antenarratives » au sens de David Boje (Narrative Methods for Organization and Communication Research, Londres, Sage Publishing, 2001). Des paris sur des possibles émergent : des possibilités d’histoires de subjectivités numériques et de posthumanité que nous pourrions vivre. Ou pas. Aucune promesse d’un futur dont la certitude nous échappe n’est faite. Nous avons encore la possibilité de décider, inventer ou réinventer.
Pour citer cet article
Référence papier
Stéphane Dangel, « Sylvie Bauer, Claire Larsonneur, Hélène Machinal, Arnaud Regnauld (dirs), Subjectivités numériques et posthumain », Questions de communication, 40 | 2021, 578-579.
Référence électronique
Stéphane Dangel, « Sylvie Bauer, Claire Larsonneur, Hélène Machinal, Arnaud Regnauld (dirs), Subjectivités numériques et posthumain », Questions de communication [En ligne], 40 | 2021, mis en ligne le 01 juin 2022, consulté le 07 novembre 2024. URL : http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/27764 ; DOI : https://doi.org/10.4000/questionsdecommunication.27764
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