1Le conflit israélo-palestinien, surtout depuis les années 1980, a sans doute été un des conflits les plus filmés au monde, si ce n’est le plus filmé, à la fois par la presse, par les chercheurs, par les activistes des deux camps, et par l’armée et les organisations combattantes, ceci sans compter la multitude de films et de documentaires qui ont été produits sur ce terrain. Partant de là, c’est à partir de ce conflit qu’à la fois un certain nombre de tropes et de thèmes de la couverture visuelle des conflits ont été développés et étudiés, si l’on pense aux travaux, parmi bien d’autres, de Jérôme Bourdon (Le récit impossible, le conflit israélo-palestinien et les médias, Bruxelles, INA Éd./De Boeck, 2009), Dina Matar (Narrating conflict in the Middle East, discourse, image and communications practices in Lebanon and Palestine, Londres, I. B. Tauris, 2013), Zahera Harb (Reporting the Middle East, the practice of news in the twenty-first century, Londres, I. B. Tauris, 2017), ou Gil Hochberg (Visual occupation : violence and visibility in a conflict zone, Durham, Duke University Press, 2015).

2Le travail de Liat Berdugo, s’il prend appui et cite largement ceux qui l’ont précédé, en discutant leurs apports et leurs conclusions à l’aune de ses propres recherches, est à la fois modeste et très ambitieux. Le titre du livre lui-même est à la fois trompeur et justifié : plutôt que d’un panorama, nécessairement immense du travail des caméras au Moyen-Orient, il s’agit d’une étude en profondeur d’un corpus bien déterminé, celui des vidéos prises par les cameramen volontaires de l’organisation B'Tselem, surtout palestiniens, qui documentent la violence quotidienne de l’occupation, l’organisation ayant depuis les années 2000 fourni de petites caméras aux Palestiniens dans le but de lever le voile sur les réalités de l’occupation des Territoires. En regard, l’auteur étudie les réactions, et en particulier le contre-usage des caméras par les colons et par l’armée israélienne, qui tentent par ce biais de limiter l’impact des vidéos prises par les Palestiniens.

3Travail modeste, donc, et clairement délimité dans son objet de recherche et dans sa problématique. Cependant, et ici le titre trouve sa pleine justification, il s’agit d’une recherche qui dépasse de loin le seul cadre, déjà très riche, du conflit israélo-palestinien. Plutôt court (180 pages de texte), l’ouvrage est organisé en six chapitres envisageant l’usage de la caméra sous différents angles thématiques : la caméra comme outil d’exposition, comme producteur de honte, comme miroir, comme bouclier, comme preuve, et comme arme, l’ensemble de ces questionnements ayant irrigué la réflexion de B'Tselem en tant qu’organisation, de ses vidéastes à titre individuel, et de l’armée ou des colons qui ont développé diverses stratégies pour contrer, bloquer, transformer ou nier l’usage de la vidéo par les militants palestiniens et par l’ONG.

4C’est dans ce travail thématique que l’ambition du propos se révèle. La situation en Israël et en Palestine est étudiée comme un cas d’école particulièrement riche, sinon paradigmatique, au sein de laquelle les questions qui irriguent l’usage de la vidéo, aussi bien au Moyen-Orient au sens large que dans d’autres régions du monde où cet usage a pris une importance notable au cours de mouvements de contestation, ont pu être posées, explorées en profondeur, et bien souvent réévaluées. En sus de l’analyse fine des vidéos elles-mêmes, le livre est nourri des entretiens que L. Berdugo a conduits avec les responsables et les militants de B'Tselem, et surtout avec les vidéastes volontaires, qui ont pu modaliser le discours des responsables, et permettre de considérablement approfondir la recherche, en introduisant des aspects contre-intuitifs, des modalisations, et une dimension autoréflexive sur leur engagement.

5En prenant appui sur leur expérience, et sur la densité du corpus étudié, l’auteure est ainsi en mesure de revenir sur certaines idées reçues vis-à-vis de l’usage des caméras en zone de conflit, d’interroger le statut de l’image, ou d’explorer en profondeur les enjeux de la prise de vue citoyenne en zone de conflit. De son analyse, il ressort que la caméra, si elle peut protéger son porteur, peut tout aussi bien attirer la violence, et une violence spécifiquement dirigée sur la caméra. De la même façon, l’idée que l’image permettrait d’éveiller les consciences, à l’aune de l’expérience des vidéastes, et de celle de B'Tselem en tant qu’organisation, apparaît bien naïve. Si le miroir tendu à l’occupation peut sembler potentiellement efficace, en particulier utilisé par ailleurs par des artistes comme Avi Mograbi, les dispositifs de contre-miroirs et d’invisibilisation amènent cependant à relativiser cette efficacité. L’analyse des rapports à la caméra est fine, ainsi que la réflexion menée autour de l’objet comme producteur de honte, qui montre que l’image en elle-même ne suffit pas, et que la honte est un processus complexe, intimement lié à la fierté bien sûr, et qui peut aussi amener à devoir répondre à des images de cette dernière, quand bien même elle semble incompréhensible vue d’ailleurs. S’y ajoutent, surtout, les cheminements d’une honte contre-productive du point de vue de la dénonciation, où la honte d’un acte répréhensible est remplacée par celle d’avoir été vu en train de le commettre.

6Les spécialistes du conflit israélo-palestinien retrouveront dans ce livre des personnages déjà familiers (comme les activistes de la famille al-Tamimi), des événements qui ont marqué en profondeur les vingt dernières années (les agressions de colons contre des maisons ou villages palestiniens à Hébron ou Douma, le meurtre d’un Palestinien à terre par le soldat Elor Azaria), et des images qui ont contribué à façonner le regard porté sur le conflit (le développement de la communication vidéo de Tsahal autour des frappes aériennes). Ce qui est novateur ici est la mise en réseau de ces éléments, et le sens qu’ils prennent autour de la thématique de la caméra, témoignage, objet, et enjeu du conflit, dispositif technique de documentation devenu peu à peu une arme. Mais, encore une fois, à partir de cette thèse assez intuitive, le livre procède sans naïveté, loin de tomber dans une idéalisation de la caméra comme outil de libération, et cherche à explorer les différentes dimensions de cette militarisation de l’objet, avec des résultats qui permettent à la fois à l’auteure de souligner le rôle positif que les caméras ont pu jouer pour faire front à la violence, et d’exprimer un certain pessimisme quant aux attentes qui ont pu être nourries à leur égard.

7Cependant, ce travail est loin de ne s’adresser qu’aux spécialistes de la région : par son approfondissement des notions fréquemment évoquées autour de la vidéo, par sa remise en perspective des discours qui accompagnent son usage, cet ouvrage représente un pas important dans l’analyse d’un phénomène en pleine expansion, et trop souvent présenté en termes simplistes. Les travaux en cours sur la vidéo en Syrie pourront en bénéficier, mais la remarque vaut tout autant pour les réflexions qui ont été et sont encore menées aussi bien pour les révolutions en Europe de l’Est et au Proche-Orient que pour la documentation des crimes de masse, ou pour son usage désormais massif lors des épisodes de manifestations et d’émeutes en Europe et aux États-Unis. Surtout, en prenant en compte à la fois la vidéo et les réactions qu’elle génère, cette recherche ouvre des perspectives très riches permettant à terme d’affiner la compréhension du rapport à l’image.

8Dans une certaine mesure, on peut regretter que l’auteure n’ait pas approfondi les pistes qu’elle ouvre pour la comparaison avec d’autres formes d’image, en particulier avec le documentaire et la fiction qui, dans leur pratique, entretiennent un rapport très étroit aux événements et aux prises de vues qu’elle étudie. Cependant, si ces dimensions pourront être explorées davantage en profondeur à l’avenir, cet ouvrage reste un remarquable exemple d’exploitation fine d’un corpus, nourri d’un appareil critique densément approprié, et qui permet de donner à sa recherche des conclusions larges et propices à la réflexion.