1Avec ce travail consacré aux différentes images tournées en Syrie, les deux directrices cherchent à dresser un panorama des transformations que celles-ci ont connu au long des années de la guerre civile. À côté d’un conflit israélo-palestinien désormais saturé par la production fictionnelle, documentaire, de presse et militante, après les transformations du regard porté sur les images de combat induites par les premières années de la guerre d’Irak, leur fuite par WikiLeaks, et leur interprétation filmique, la guerre civile syrienne s’est imposée comme un des espaces où l’image de la contestation, d’abord, puis l’image de guerre, ont subi des transformations majeures. Ceci s’est notamment fait avec la généralisation des images tournées par des reporters citoyens liés aux contestataires du régime, puis par le développement d’un renouveau de la production djihadiste, ceci alors que se généralisent la conservation et l’envoi d’images par les acteurs de terrain, dans un souci militant, de souvenir, de trophée ou de lien familial.

2La phrase précédente peut sembler être une liste décousue, et pourtant chacune des dimensions évoquées est importante. Visuellement, la guerre de Syrie, ce sont à la fois les images tremblées puis professionnelles des manifestations de 2011, et celles des manifestations à domicile des femmes en lutte. Ce sont aussi les images tournées par les rebelles témoignant des bombardements, de courtes vidéos YouTube qui voisinent avec celles de leurs opérations et des ralliements des soldats et officiers syriens venant témoigner de leur engagement. Il s’agit également des vidéos de propagande tournées par les factions djihadistes, en lutte avec le régime, les autres groupes rebelles et entre elles, et qui cherchent à capter l’attention alors que la communication visuelle la plus terrifiante de la plus puissante d’entre toutes, celle de l’État islamique, crée un sentiment d’horreur aussi bien sur place qu’en Occident, et révolutionne l’Internet djihadiste. C’est aussi la communication soigneusement contrôlée du Hezbollah qui engage ses troupes auprès de celles d’un régime qui tente d’utiliser son appareil audiovisuel pour justifier son combat. Ou les vidéos partagées avec la famille et les amis des volontaires envoyés depuis l’Iran et l’Afghanistan, qui, à la fois, reprennent des codes chiites déjà bien établis et les transforment sur ce terrain, sous l’œil vigilant des autorités d’une république islamique qui produit un blockbuster à la gloire de son engagement sur le terrain. Ce sont encore des images de torture dans les prisons du régime, fuitées, ou retrouvées dans les téléphones des bourreaux, et qui permettent de documenter une horreur presque invisible autrement. Tout cela, et plus encore, ce sont les images de Syrie, celle d’une guerre filmée le plus souvent à hauteur d’homme, à titre privé, ou pour une diffusion la plus large possible, sur un terrain où les combattants ordinaires et les cameramen formés sur le tas interrogent les logiques de diffusion et d’aide à la production d’images patronnées par les institutions et les médias étrangers, aussi bien arabes qu’occidentaux. Une guerre qui est un kaléidoscope au sein duquel la lutte pour tenter d’imposer un récit est particulièrement âpre, et dont émergent, par endroits, des visages, comme celui de Abdel Basset al-Sarout, footballeur devenu chanteur révolutionnaire puis chef de milice penchant vers une lecture de plus en plus religieuse et rigoriste de l’insurrection, ou des images chocs, telles les moniales de Sainte-Thècle refusant d’entrer dans le jeu de la propagande du régime.

3En procédant par coups de projecteurs, au gré des contributions, chacune centrée sur un aspect très précis de ces images, c’est un large pan de ce kaléidoscope qui est proposé au lecteur. Certaines images, pour partie étudiées dans d’autres articles par les auteurs, sont absentes (celles des cinéastes syriens déjà installés dans leur art au moment de la révolte, celles des médias russes, une partie de la propagande djihadiste, les fictions du régime, ou celles tournées en soutien aux rebelles…), et les auteurs font le choix de porter leur réflexion sur des points très précis des images du conflit, en prenant garde de ne pas tirer de conclusions trop générales à partir des cas étudiés, ou de ne pas étendre trop loin les analyses que leur permettent leurs objets. Si cet aspect peut paraître frustrant, il est aussi né d’un choix double, d’abord celui de privilégier avant tout des analyses qui soient les plus proches possibles du terrain, et d’une connaissance intime des cas étudiés. Ensuite, un choix qui est aussi de ne pas aller risquer de sursolliciter les corpus, cet ouvrage étant avant tout un travail de cartographie de ces nouveaux régimes d’images, sur des objets qui, si longue que soit la guerre, demeurent relativement nouveaux, et avec des points de comparaison limités.

4Aussi, l’ouvrage cherche-t-il avant tout la clarté et la précision. Si les analyses sont pointues et précises, elles sont soigneusement mises en perspective autour des deux thématiques qui guident l’ouvrage (s’engager et combattre), et accompagnées d’un riche appareil accompagnant les chapitres principaux, avec une introduction théorique et présentant le projet de travail, et une conclusion permettant de rassembler les dimensions explorées au long du volume, en particulier autour de la dimension sensible de ces images, et de leur fragilité. De plus, le lecteur peut se repérer sur la chronologie de la guerre et à travers le glossaire, présentant en particulier les différents acteurs du conflit. De cette façon, l’ouvrage demeure facilement accessible à ceux qui ne sont pas familiers du terrain syrien, et qui désireraient prendre appui sur les développements analytiques exposés ici, pertinents notamment pour s’insérer dans des réflexions comparatives avec d’autres régions, ou sur les thématiques de l’image non professionnelle ou de la capture vidéo de la violence.

5L’autre aspect particulièrement notable du livre est sa volonté de prendre en compte les images de chacun des acteurs présents dans la guerre et de les analyser comme telles. Ainsi le lecteur peut-il effectivement voir en regard aussi bien des images prorégime que celles de leurs adversaires, à rebours d’études ou de reportages parfois trop univoques. Ici, un effort a été mené dans l’écriture pour éviter toute vision à sens unique, sans pour autant renoncer à l’engagement moral ni à la neutralité de la position de chercheur, et tout en conservant une empathie profonde pour les drames qui se jouent sur le terrain. En ce sens, autant que scientifique, cet ouvrage est un livre respectueux : à la fois respectueux des souffrances et des violences qui forment sa trame, respectueux des témoins qui viennent s’exprimer dans les premiers chapitres, issus d’entretiens longs avec des acteurs de la révolte syrienne, enfin respectueux de son lecteur, qui est guidé dans cette transformation des images avec finesse et exigence.

6Un livre qui prend garde d’asséner une vérité sur la Syrie, mais qui prend acte de ce qui sera de toute façon un des legs majeurs de cette guerre, à savoir la façon dont le regard sur l’image de guerre a été durablement modifié, aussi bien localement qu’à l’extérieur, par la manière dont elle a été filmée et diffusée. À sa façon, la guerre de Syrie sera sans doute à cet égard un tournant comparable à celle du Vietnam ou à la guerre de 1991. En en prenant acte, ce livre entend poursuivre et approfondir un processus d’analyse qui constitue en lui-même un hommage au drame qui se poursuit.