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Espace/temps et travail : quelles reconfigurations ?

Travail déspatialisé, travail libéré ?

La recomposition des inégalités face aux mutations des formes d’organisation spatiale du travail
De-spatialized Labour? Inequalities and changing patterns of spatial labour organisation
Aurore Flipo
p. 231-246

Résumés

La pandémie de Covid-19 a remis sur le devant de la scène un certain nombre de débats anciens sur les effets de la digitalisation de l’économie concernant les dimensions spatiales du travail. Le focus a été porté en particulier sur le potentiel de libération des contraintes apporté par le télétravail. Cependant, les transformations de l’organisation spatiale du travail ne sont pas récentes, ni uniquement dues à des évolutions d’ordre technique (digitalisation). En outre, ses effets sont loin d’être univoques : si pour certaines professions, les contraintes s’allègent, pour d’autres, elles se renforcent avec des risques de contrôle à distance et de fragmentation spatio-temporelle renforcés. En outre, les effets de cette fragmentation spatio-temporelle sont inégalement répartis et maîtrisés. Ainsi la pandémie a-t-elle mis en évidence l’importance des inégalités face aux contraintes spatiales du travail.

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Texte intégral

1Promu depuis la fin des années 1990 comme outil de rééquilibrage des territoires, le télétravail a longtemps été présenté comme une solution d’avenir. Cette « éternelle promesse » reflète alors davantage les ambitions des politiques publiques que la réalité du monde du travail (Aguilera et al., 2016). Mais parallèlement aux projections enthousiastes de certaines agences de l’État, la pratique du télétravail s’est étendue de manière informelle, passant largement sous le radar parce qu'elle est associée de manière prépondérante aux emplois instables, flexibles, à l’auto-entrepreneuriat ou au statut de free-lance, mais aussi à certains cadres bénéficiant d’une forte autonomie dans leur travail (Moriset, 2004 ; Ortar, 2009). Cette ambivalence constitutive du télétravail – à la fois marque de précarité et de privilège – est apparue au grand jour lors de la pandémie de Covid-19.

2Plus largement, l’expansion massive de la pratique du télétravail lors du confinement de mars 2020, aussi rapide qu’inattendue, a ravivé de nombreuses questions sur l’évolution des dimensions spatiales des modes de vie et de travail à l’aune de l’expansion du numérique. La manière dont les quotidiens ont été bouleversés du jour au lendemain a généré le sentiment d’un basculement irréversible vers une nouvelle ère, ainsi qu’en témoignent les titres de presse : « Demain, tous en télétravail à la campagne ? », « Travail, la révolution silencieuse ? », « Télétravail, la fin du bureau ? »… Mais si certains (Picq, 2021 ; Viard, 2021) nous promettent à nouveau d’être à l’aube d’une révolution bénéfique, nombreux sont ceux qui ont relevé l’importance de la dégradation des conditions de travail et de l’état de santé psychique des travailleurs (Lambert et al., 2020 ; Recchi et al., 2020). Parmi les secteurs dans lesquels la dégradation a été la plus forte, on note une surreprésentation des professions de la santé, du social et de l’enseignement, mais aussi des cadres en télétravail (Beatriz et al., 2021). S’il reste impossible de savoir de quoi l’avenir sera fait, en revanche, l’expérience du confinement a mis en évidence un certain nombre de transformations spatiales du travail, rendues possibles ou simplement accélérées par la digitalisation croissante de l’économie.

3Néanmoins, ces évolutions sont loin d’être univoques. Depuis l’apparition de l’Internet, les interprétations varient quant à son impact potentiel sur l’espace et ses usages, y compris dans le monde du travail. En assignant à domicile une partie des travailleurs tout en requérant la présence d’autres sur leurs lieux de travail, la pandémie de Covid-19 a brutalement mis en évidence l’importance des dimensions spatiales du travail, mais aussi les inégalités face à celles-ci. Assiste-t-on alors à une forme de libération du travail, ou au contraire à davantage d’aliénation ? Dans quelle mesure la digitalisation a-t-elle permis un desserrement des contraintes spatiales du travail, une dé-spatialisation de l’activité, ou bien plutôt une transformation des dimensions spatiales du travail ? Quel impact sur les inégalités ?

Un desserrement des contraintes spatiales du travail ?

4Dès son apparition, l’Internet a nourri les fantasmes d’une société définitivement affranchie des contraintes spatiales. Du « global village » (McLuhan, 1964) à la « société hypertexte » (Ascher, 2005), l’idée d’une transformation profonde – voire d’une suppression – des distances a pu sembler représenter une hypothèse crédible, ou tout du moins séduisante (Munafò, 2015). Parallèlement, un nouveau courant de recherche en sciences humaines et sociales, le « spatial turn », émerge au début des années 1990 pour réinterroger la place de l’espace et de la spatialité dans l’histoire, la sociologie, ou encore la production des inégalités (Harvey, 1996 ; Massey, 1994). Adoptant une perspective critique et matérialiste, ces chercheurs réaffirment ainsi l’importance de la dimension spatiale de la société, insuffisamment prise en compte jusqu’ici selon eux.

5Au début des années 2000, c’est au tour du « mobility turn » (Sheller et Urry, 2006) de remettre en question les relations entre espace et société. Pour ces auteurs, l’expansion des télécommunications n’a guère supprimé l’importance de la spatialité dans les existences humaines, au contraire : au-delà d’être simplement habité, l’espace est pratiqué, notamment via la mobilité qui deviendrait alors, pour certains, le nouvel indicateur principal de la production d’inégalités sociales (ibid.). Il s’agirait alors de déterminer les contours d’une « post-société » (Urry, 1999) devenue liquide (Bauman, 2000), s’écoulant à travers les lieux et les frontières grâce aux technologies de transport et de télécommunication. La généralisation de l’Internet amène alors avec elle de nouvelles notions, en particulier celle de la mobilité « immatérielle » ou « virtuelle » (Kellerman, 2012), soit le fait d’effectuer des actions à distance et sans se déplacer.

6Cependant, ces technologies sont devenues mobiles assez rapidement, mettant en évidence le fait que communiquer ou se déplacer ne sont pas deux activités substituables. La généralisation des terminaux mobiles et celle de la connexion satellitaire amènent avec elles le nomadisme numérique (Dal Fiore et al., 2014). Certains avancent alors l’idée d’« espaces hybrides » (Frith, 2012), ou encore de « mobilité augmentée » (Camacho-Hübner, 2014). Ces nouvelles configurations sociotechniques, parfois présentées comme échappant à la géographie ou, du moins, la dépassant, redessinent en réalité les cadres spatiaux de l’activité en créant de nouvelles possibilités, mais aussi de nouvelles contraintes.

Une désagrégation spatiale des activités ?

7Ainsi, alors que l’industrialisation s’est accompagnée d’un mouvement de fixation spatiale des travailleurs (Castel, 1999), la digitalisation de l’économie semble-t-elle s’être accompagnée, au contraire, d’un mouvement de désagrégation spatiale des activités. Celui-ci s’observe tout d’abord dans l’extension tentaculaire des réseaux de circulation de marchandises et de services. Le confinement a révélé la dépendance des sociétés européennes au transport et à la circulation internationale des biens, en particulier à l’égard de secteurs de l’économie qui avaient été délocalisés (on a beaucoup parlé, par exemple, du secteur du médicament). Mais alors que certains parlent de relocalisation de l’économie, d’autres prédisent, à l’inverse, l’émergence d’une vague de délocalisation des emplois de services hautement qualifiés dans des zones à bas coût : la généralisation du télétravail permettrait l’avènement de ce que Richard Baldwin (2019) appelle les « télémigrants », c’est-à-dire la possibilité pour les entreprises de recourir à la contractualisation de main-d’œuvre fortement qualifiée directement dans les pays d’origine plutôt que de faire venir des élites qualifiées en provenance des pays du Sud (Alarcón, 2000).

8Les mouvements conjoints de mondialisation et de dématérialisation d’un nombre croissant d’activités pourraient-ils conduire alors à leur déconcentration spatiale ? Les chercheurs qui se sont penchés sur cette question dès les années 1990 répondent plutôt par la négative : Saskia Sassen (1991) affirme ainsi que les grands centres urbains ont bénéficié au contraire d’un primat renouvelé, par leurs fonctions de coordination, tandis qu’en France, Olivier Godechot (2013) montre que la financiarisation a accru les logiques de concentration des élites financières en Île-de-France. Au cours des dernières décennies, la dématérialisation a plutôt augmenté la concentration spatiale des activités qu’elle ne l’a diminuée.

9Enfin, bien avant l’existence possible de « télémigrants », le double phénomène de mondialisation et de ségrégation professionnelle s’observait déjà au sein des pays dits « d’immigration », à propos des travailleurs de nationalité étrangère. En effet, ceux-ci étaient bien souvent confinés dans des « systèmes migratoires régionalisés » (Napierala et Trevena, 2010), c’est-à-dire des spécialisations économiques qui reposent sur l’usage intensif de travail à bas coût. Ce processus de dualisation du marché du travail (Piore, 1980) mis en évidence dès les années 1970 porte en effet sur des dimensions spatiales. On le constate par exemple dans les zones agricoles du sud de l’Espagne, qui reposent sur l’importation et l’exploitation d’une main-d’œuvre étrangère saisonnière, associée à des professions, des zones géographiques, voire des sous-secteurs particuliers : le ramassage des fraises, par exemple, est assuré par le système des « contrats en origine » qui permet de recruter des travailleurs extracommunautaires pour une tâche spécifique (Redondo Toronjo, 2008). Ces formes de « délocalisation à l’envers » permettent de délocaliser des travailleurs, sans toutefois délocaliser les activités lorsque c’est impossible, comme dans le cas de l’agriculture.

Un rapport à l’espace plus électif ?

10Si la digitalisation et la mondialisation augmentent les opportunités pour les entreprises d’optimiser leurs choix de localisation, il en va de même pour les individus – en tout cas, pour certains d’entre eux. Le phénomène de « monde à la carte » a été décrit à propos des élites globales, capables de passer d’un pays à l’autre pour y mener leurs activités (Andreotti et al., 2016). Mais plus récemment et particulièrement depuis la pandémie de Covid-19, ce sont les migrations résidentielles de cadres lassés de la vie parisienne qui ont plutôt fait la une des journaux. En effet, lorsque sont levées les contraintes spatiales du travail, il se peut alors que les salariés choisissent de quitter leur lieu de résidence pour un autre, temporairement ou de manière permanente.

11Ce phénomène n’est pas nouveau : il était déjà le fait de « lifestyle entrepreneurs » (Saleilles, 2010) et de retraités (Pistre, 2016), regroupés sous le terme générique de « migrations de style de vie » (Benson et O’Reilly, 2009). Lors de notre enquête sur les tiers-lieux et les espaces de coworking, réalisée entre 2017 et 2020 en région Auvergne-Rhône-Alpes auprès de 32 usagers et de 26 créateurs de tels espaces, nous avons pu en effet constater que ce sont bien des motivations essentiellement personnelles et résidentielles qui ont poussé la plupart des télétravailleurs à adopter ce mode de travail (Flipo, 2020 ; Flipo et Ortar, 2020). Ces dynamiques illustrent la capacité de certaines catégories de travailleurs à choisir leur mode et leur lieu de vie, en fonction de critères qui leur sont propres (goût pour la montagne ou l’océan, pour telle ville plutôt qu’une autre, rapprochement familial), critères qui ont la particularité d’être relativement déconnectés de l’emploi, ou en tout cas d’entretenir un lien plus lâche avec les contraintes spatiales du travail. Le télétravail et/ou le statut d’indépendant sont alors des stratégies qui visent à lever ces contraintes et à permettre la réalisation d’un projet de vie. Si ces discours et récits sont beaucoup apparus dans les médias après la pandémie de Covid-19, ils ne datent néanmoins pas de la crise sanitaire.

Les nouveaux lieux de l’activité

  • 1 Il faut rappeler que le travail à domicile était une forme courante de distribution du travail aux (...)

12Avec le développement du télétravail, le domicile est (re)devenu un lieu de travail pour de nombreuses personnes1. Cependant, dès l’apparition de ces nouvelles activités « géo-indépendantes » (Gourlay et al., 2021), c’est-à-dire sans ancrage spatial, de nouveaux lieux de travail ont aussi fait leur apparition pour pallier les inconvénients du travail sans lieu. Leur apparition montre à quel point le travail demeure une activité dans laquelle les cadres spatiaux ont leur importance (Flipo et Ortar, 2020). Les espaces de coworking sont ainsi apparus en premier lieu autour de l’industrie numérique, créés par et pour les travailleurs qui n’avaient pas de lieu où travailler (Liefooghe et al., 2013). Ainsi sont-ils qualifiés de « tiers-lieux » (Burret, 2015) en ce qu’ils constituent des lieux qui diffèrent à la fois du domicile et du site de travail, voire de « quart-lieux », qui ajoutent à cela une dimension touristique et de loisir en offrant un hébergement et un espace connecté dans des lieux exotiques. Ils répondent aux attentes d’une clientèle jeune, hyperconnectée et hypermobile, élite déterritorialisée qui a elle aussi fait les « choux gras » des médias pendant la pandémie. Certains territoires, à l’image de Bali ou des Canaries, ont ainsi misé sur l’accueil des télétravailleurs souhaitant fuir les confinements successifs (Gourlay et al., 2021).

13Le besoin de rencontres est la principale motivation pour se rendre dans les lieux de travail partagés pour des travailleurs que le numérique a bien souvent isolés. Il s’agit d’y reconstruire une sociabilité quotidienne qui est le propre de la vie de bureau, mais sans les inconvénients liés aux relations hiérarchiques. Ces lieux apportent en effet une dimension collective au travail, bien que cela ne passe pas tant par la réalisation d’activités communes que par le partage d’un temps social synchronisé (Flipo et Ortar, 2020). Il s’agit également de construire un réseau, d’avoir le sentiment d’appartenir à un groupe. L’ancrage géographique devient alors le reflet d’un ancrage social, et de la manière dont l’individu prend place dans un réseau de relations spatialement situées, et ce à diverses échelles – locale, nationale, internationale – et sur diverses temporalités. Car si certains tiers-lieux peuvent servir de porte d’entrée sur un territoire pour de nouveaux résidents qui souhaitent s’y installer durablement, d’autres sont des lieux de passage « pour des digital nomads complètement déterritorialisés » (Gourlay et al., 2021).

Fragmentation spatio-temporelle ou fragmentation sociale ? Digitalisation et inégalités

14Les éléments présentés jusqu’ici nous poussent à penser que le développement des technologies numériques n’a pas annihilé l’importance de l’espace physique, bien au contraire. Il a mis en évidence l’importance renouvelée de certains lieux – domicile, lieux de sociabilité – et a permis à de nouvelles pratiques d’émerger : tiers-lieux, quart-lieux, nomadisme digital… comme autant de pratiques sociales permises par la renégociation des liens entre travail et espace, dans lesquels les individus auraient davantage de capacité d’agencement. Néanmoins, le développement des technologies numériques a aussi permis au monde du travail de coloniser l’espace domestique. Il en a déplacé les contraintes, mais aussi les aspects inégalitaires. Il a aussi généré une multitude de nouveaux emplois de faible qualité et aux statuts peu protecteurs (livraison, travail à la tâche, ubérisation). Enfin, il a révélé que la codépendance dans laquelle nous vivons tous implique que la mobilité reste essentielle pour les activités qui le sont elles aussi. Ainsi le processus de fragmentation spatio-temporelle des activités (Couclelis, 2000) ne touche-t-il pas tous les travailleurs de la même manière.

La diversité des formes du travail à distance

15En France, en raison de la promotion du télétravail dans une perspective d’aménagement des territoires, le télétravail a d’abord été associé au travail salarié à domicile (Moriset, 2004). Et ce, malgré le fait qu’empiriquement, ce n’est pas nécessairement la forme la plus répandue : de multiples situations de travail impliquent la réalisation de tâches à distance du donneur d’ordres, et ce bien au-delà de la relation salariée. En tout état de cause, la définition du télétravail se heurte à la difficulté de prendre en compte la diversité des rythmes et des lieux du travail à distance, ainsi que des statuts associés. Ainsi, les pratiques du travail à distance se sont d’abord répandues parmi les indépendants, dont une partie a subi l’externalisation et la sous-traitance d’activités auparavant intégrées dans les entreprises (services de communication, services commerciaux, services informatiques notamment). Le télétravail peut alors être perçu comme la première étape d’une démarche d’externalisation (Raibaud, 2015), cette crainte ayant été réactivée dans la figure du « télémigrant » qui a été évoquée plus haut.

16En outre, les interactions entre digitalisation et desserrement des contraintes spatiales du travail sont plus complexes qu’elles ne pourraient le paraître à première vue. Ainsi les recherches empiriques montrent-elles que la possibilité d’accéder au télétravail n’est pas tant déterminée par la faisabilité technique de l’opération que par le fait que l’entreprise mette à disposition des outils organisationnels pour le faire (Thomsin et Tremblay, 2006). Au contraire, les fonctions liées au traitement de l’information et à l’outil informatique (secrétariat, administratif) sont plus souvent conservées dans les locaux de l’entreprise et « introverties » (Crague, 2005). Pour Gilles Crague (ibid. : 86), il n’y a donc « aucun déterminisme technologique » quant à la probabilité d’effectuer du travail hors locaux : l’usage de l’informatique dans un métier donné, ou le fait d’avoir des relations informatisées avec les clients ou les fournisseurs, ne prédisent pas l’importance du travail en dehors des locaux de l’entreprise. Après le premier confinement pendant lequel le télétravail a été généralisé, il est ainsi apparu que de nombreuses entreprises avaient choisi de faire revenir la plupart de leurs salariés sur site. La faisabilité de la mise en télétravail n’étant plus en question, c’est bien autre chose qui se joue dans la localisation du travail que l’existence de possibilités techniques d’effectuer des tâches à distance.

Les inégalités de genre face aux contraintes spatiales du travail

  • 2 Anact, « Télétravail contraint en période de confinement », Rapport des résultats de la consultati (...)

17Comme nous l’avons évoqué, la possibilité de faire des activités en divers lieux est susceptible de créer des marges de manœuvre pour les travailleurs (travailler sur le temps de transport pour réduire sa journée de travail, travailler de son domicile pour ne pas être contraint dans le choix de celui-ci), mais aussi, à l’inverse, de les entamer (travailler sur son temps de repos, recevoir des sollicitations n’importe quand et n’importe où). Pendant la pandémie de Covid-19, il apparaît que près de la moitié des télétravailleurs ont travaillé plus longtemps que d’habitude selon l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (Anact2). La propension des individus à maîtriser les effets de la fragmentation spatio-temporelle du travail et à jongler avec la multiplexité du travail diverge ainsi fortement selon les groupes sociaux et leur disponibilité spatiale et temporelle. Si elle est maximale pour une population tendanciellement jeune, masculine, éduquée, active, mobile et bien connectée, elle est bien plus faible pour les femmes peu éduquées (Alexander et al., 2011 ; Lenz et Nobis, 2007), en particulier lorsqu’elles ont la charge d’enfants et vivent dans des zones peu ou pas desservies par les transports. Le transport des enfants constitue en effet l’une des activités les moins flexibles de toutes, et ce transport est souvent assuré par les femmes, ce qui contraint leurs déplacements autant que leurs emplois du temps, et ce d’autant plus longtemps que les transports collectifs ne peuvent prendre le relais (Jain et al., 2011 ; Schwanen et al., 2008). Les exigences de mobilité et de flexibilité associées à la fragmentation spatio-temporelle du travail constituent alors des contraintes supplémentaires et autant de freins à l’emploi.

18De la même manière, alors que le télétravail a été souvent présenté comme une solution favorable pour les femmes, il est bien plus souvent l’apanage des hommes. Non seulement les femmes sont moins concernées par le télétravail, mais encore ces arrangements sont plus souvent issus d’une volonté de l’employeur pour elles, tandis qu’ils résultent d’une décision personnelle pour les hommes (Tremblay, 2003). Les motifs d’adoption du télétravail divergent aussi selon le genre : si hommes et femmes apprécient le fait d’avoir un emploi du temps plus flexible et d’économiser du temps de trajet, ces avantages ne sont pas réinvestis de la même manière ; les hommes déclarent bien plus souvent être plus productifs alors que les femmes déclarent plus souvent apprécier avoir davantage de temps familial (ibid.). Ici encore, la pandémie a révélé des tendances lourdes : les études menées pendant le confinement mettent en évidence l’injonction à prioriser le travail domestique sur le travail rémunéré pour les femmes (Recchi et al., 2020). Le télétravail peut alors se solder par une addition des responsabilités domestiques et salariées au cours d’une « double journée » qui fusionne, multipliant les sollicitations et les interruptions de travail. Par ailleurs, le confinement a aussi montré que, pour les femmes en particulier, travailler à la maison revenait à n’avoir aucun lieu « à soi ». Moins de femmes ont disposé d’une pièce à part pour travailler, et davantage d’entre elles se sont retrouvées à cumuler charges professionnelles et domestiques (Lambert et al., 2020). En effet, le télétravail reporte sur l’individu la responsabilité d’avoir de bonnes ou de mauvaises conditions de travail, qui se rapportent alors aux propriétés du domicile personnel (calme, superficie, confort thermique, etc.), ainsi que les coûts associés. Au contraire, avoir un lieu de travail distinct du domicile confère à la fois une légitimité sociale à l’activité et un motif d’indisponibilité face aux injonctions de l’entourage à la flexibilité temporelle (Flipo et Ortar, 2020).

Nomadismes

19Enfin, l’incidence du numérique dans le monde du travail ne se limite pas à l’économie de la connaissance, il constitue une mutation générale de l’organisation du travail (Boboc et al., 2007). D’un point de vue plus global, « les lieux de travail sont de plus en plus variables et temporaires » (Crague, 2004). Le nomadisme numérique ne concerne pas que les « digital nomads » : par exemple, Lukas Stevens et Richard Shearmur (2017) montrent comment les assistantes maternelles utilisent leur téléphone portable pour effectuer des opérations de « micro-travail » lors de leurs déplacements dans Montréal, c’est-à-dire des tâches de planification et de coordination de leurs emplois du temps (envoi de mails et de SMS, coups de téléphone). Si l’outil mobile leur permet d’effectuer des tâches d’organisation entre leurs différents lieux de travail, il donne également aux employeurs le sentiment qu’elles sont toujours disponibles, multipliant par là même le travail de coordination issu des contraintes mouvantes et des ajustements de dernière minute.

20De même, l’injonction à la mobilité ne touche pas que les cadres des grandes entreprises en voyages d’affaires, elle est au contraire plus importante dans des professions moins qualifiées : employés du transport, ouvriers de la construction, du nettoyage et de la manutention (Boboc et al., 2007). Ces secteurs fortement transnationalisés et où la mobilité et la flexibilité sont de mise exercent des contraintes spatiales et temporelles particulièrement fortes sur les salariés (Gaborieau, 2016). La plus grande mobilité professionnelle n’est pas l’apanage des cadres, mais concerne principalement les artisans et commerçants (Recchi et al., 2021).

21Ces formes de mobilité reflètent la manière dont les contraintes spatiales du travail se sont non pas allégées, mais aggravées pour certaines catégories de travailleurs. On constate ainsi une exigence de flexibilité et de disponibilité accrue (Bouffartigue et Bouteiller, 2012), celle-ci portant sur les cadres à la fois temporels et spatiaux de l’activité, et s’accompagnant d’une fragilisation du statut salarial. La flexibilité spatio-temporelle permet enfin l’invasion du domaine privé par le domaine professionnel, nécessitant un travail constant de redéfinition des limites entre temps de travail et temps hors travail. Or, ainsi que nous l’avons montré lors de notre étude sur le coworking, l’existence de cadres spatiaux différenciés fait partie des « dispositifs socio-techniques » (Belton et de Coninck, 2007) qui permettent l’établissement de frontières entre vie personnelle et vie professionnelle. Le travail que l’on ramène « à la maison » est ainsi fréquemment associé à un surtravail (Boboc, 2017). Lorsque vie professionnelle et vie privée se mélangent dans un même lieu ainsi que cela a pu être le cas pendant le confinement, c’est alors l’entourage qui fait office de « régulateur temporel », exposant particulièrement au burn-out les personnes isolées (Clouet, 2021).

Activités essentielles et activités induites par le développement du numérique

  • 3 Le Turc mécanique est une « machine » à jouer aux échecs, inventée au xviiie siècle. Elle était en (...)

22Si l’on a beaucoup parlé de télétravail au cours des deux dernières années, on a moins évoqué les « petites mains derrière le mirage de l’automation », pour reprendre les termes de Paola Tubaro (2020), qui constituent une autre facette de l’expansion du travail à distance. Les contenus numériques reposent en effet sur une multitude de tâches parcellisées effectuées par des êtres humains, à l’image de la légende du « Turc mécanique3 ». Les algorithmes sur lesquels reposent les intelligences artificielles et qu’il est nécessaire d’entraîner (« human-in-the-loop »), la reconnaissance automatique d’images ou de mots, la modération des réseaux sociaux, la distribution de « likes » reposent sur du travail humain divisé en microtâches payées à l’unité, gérées par des plateformes de crowdsourcing, et très mal rémunéré. Parce que réalisées à distance en n’importe quel point du monde, ces activités sont aussi soumises à la géographie de la globalisation : au sein des « fermes à clics » qui proposent la vente d’audience fictive à leurs clients, les travailleurs payés à « liker », à suivre ou à commenter des contenus sur l’Internet afin d’augmenter leur visibilité par les algorithmes des moteurs de recherche, constituent les nouveaux prolétaires du monde numérique (Casilli, 2019). Ainsi le processus d’automatisation des tâches ne fait-il pas que supprimer des emplois : il les déqualifie également, et les prolétarise par un recours accru aux plateformes de microtravail. La pandémie de Covid-19 a ainsi été un accélérateur de ce processus : selon l’Organisation internationale du travail, la nécessité de privilégier les interactions « sans contact » a encouragé les entreprises à recourir aux travailleurs de plateforme et, par le jeu des licenciements économiques, à remplacer une partie de leur main-d’œuvre habituelle par ce type de prestations faiblement régulées par le droit du travail (Rani, 2021). Parallèlement, l’explosion des activités à distance a généré de nouveaux besoins en mobilité. Dès le début des années 2000, l’expansion de la logistique et du commerce en ligne (les dark stores des plateformes de commerce en ligne et les entrepôts logistiques des transporteurs privés, qui gèrent les flux de marchandises) a généré de nombreux nouveaux emplois – argument sur lequel se fondent généralement les grandes enseignes comme Amazon pour implanter leurs activités, gourmandes en espace au sol. Mais ces emplois sont faiblement rémunérés, soumis à des contraintes physiques très fortes, à un contrôle extrême et à des modes de management agressifs qui sont rendus possibles, en partie, par leur caractère invisible et leur implantation dans des zones périphériques (Flipo, 2014). De la même manière, l’expansion de la livraison de repas à domicile, boostée par les fermetures à répétition des lieux de restauration, a généré un besoin consécutif en livreurs qui sillonnent les villes à scooter ou à vélo, avec des conditions de travail particulièrement difficiles (Aguilera et al., 2018). En somme, l’immobilité des uns génère la mobilité des autres.

23Le constat du caractère « essentiel » de la continuation physique du travail sur place a aussi été mis en évidence lors du confinement. En effet, les activités essentielles se sont avérées être, bien souvent, des activités non déplaçables et non substituables : l’agriculture, la gestion des déchets, l’acheminement des denrées dans les supermarchés et des médicaments dans les hôpitaux ont supposé que la circulation continue et que ces travailleurs continuent à se rendre sur leurs lieux de travail pour permettre aux « besoins essentiels » d’être couverts. Dans le cadre d’une crise sanitaire, il est évident que l’exposition aux risques est beaucoup plus importante pour ces « travailleurs de première ligne ».

Conclusion

24À l’aube du « monde d’après », serions-nous arrivés à l’ère du travail à distance ? Celui-ci est souvent présenté comme une solution d’avenir face à la crise climatique et aux inégalités territoriales. L’accélération de la digitalisation de la vie quotidienne constituerait alors la clé de voûte de territoires « plus résilients ».

25Cependant, l’analyse de l’évolution des dimensions spatiales du travail au cours des dernières décennies montre que ces évolutions s’expliquent aussi par des transformations plus profondes : le besoin de flexibilité, le recours accru à la sous-traitance et le développement du travail en projets participent de ce processus (Boboc et al., 2007). Dans ce contexte, l’expansion du travail à distance et de la « gig economy » génère aussi une atomisation spatiale des travailleurs et une invisibilisation de l’activité professionnelle, susceptibles de saper les ressorts de l’action collective (Gill et al., 2019). L’enquête menée par l’UGICT-CGT (2020) pendant le confinement auprès de représentants du personnel évoque une « fragilisation » et une « marginalisation » du travail des représentants du personnel pendant la période.

26Le cas du télétravail révèle également l’importance de la prise en compte des rôles et statuts sociaux dans les possibilités d’appropriation par les individus des opportunités et des contraintes générées par les systèmes productifs : entre le télémigrant et le digital nomad, la différence réside essentiellement dans la maîtrise des contraintes spatiales et du rapport de force avec l’employeur. L’une des pistes de recherche intéressantes à creuser est alors la manière dont les formes du travail à distance impactent les relations de travail, les relations hiérarchiques et la manière d’interagir et de se constituer une identité professionnelle.

27Enfin, il faut relever l’importance de la polarisation des inégalités, qui provoque un cumul de pénibilités qui a des conséquences sur la santé des travailleurs. Au-delà de la pandémie, l’exposition aux risques professionnels est inégalement répartie et corrélée aux contraintes spatiales et temporelles du travail (Daubas-Letourneux, 2009) : les horaires décalés, l’intensité du travail et la précarité du statut augmentent l’exposition aux accidents de la route et aux accidents du travail. Parallèlement, l’augmentation de la charge mentale générée par l’hyperconnectivité, l’isolement et l’apparition de nouveaux risques psychosociaux touchent particulièrement les télétravailleurs, et pas seulement dans les professions moins qualifiées (Ugict-CGT, 2020). Une autre dimension intéressante à interroger dans les prochaines années serait alors la manière dont les conditions de travail ont été modifiées par la digitalisation croissante, et la manière dont celles-ci sont de plus en plus disparates et individualisées (Durand, 2017). Cette individualisation s’exprime aussi par la privatisation des espaces de travail, que ce soit au domicile ou dans des espaces partagés, dans lesquels ce ne sont pas les employeurs mais les employés eux-mêmes qui sont responsables de la qualité des conditions de travail. Enfin, les recherches sur le travail invisible généré par l’automatisation croissante de la société restent encore peu nombreuses et gagneraient à être davantage exposées, eu égard aux présentations souvent élégiaques qu’il est fait des « progrès de la dématérialisation », aussi bien par les entreprises que par les pouvoirs publics.

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Notes

1 Il faut rappeler que le travail à domicile était une forme courante de distribution du travail aux débuts de l’industrialisation, voir par exemple l’ouvrage de C. Avrane (2013), Ouvrières à domicile. Le combat pour un salaire minimum sous la Troisième République.

2 Anact, « Télétravail contraint en période de confinement », Rapport des résultats de la consultation, juin 2020. Accès : https://www.anact.fr/teletravail-en-confinement-les-premiers-chiffres-cles (consulté le 28 nov. 2021).

3 Le Turc mécanique est une « machine » à jouer aux échecs, inventée au xviiie siècle. Elle était en fait un canular : il s’agissait d’un homme en chair et en os dissimulé sous la structure. Amazon a repris ce terme pour nommer sa plateforme de « crowdsourcing » pour la réalisation de microtâches à distance (« Amazon Mechanical Turk »).

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Pour citer cet article

Référence papier

Aurore Flipo, « Travail déspatialisé, travail libéré ? »Questions de communication, 41 | 2022, 231-246.

Référence électronique

Aurore Flipo, « Travail déspatialisé, travail libéré ? »Questions de communication [En ligne], 41 | 2022, mis en ligne le 01 octobre 2022, consulté le 29 septembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/28129 ; DOI : https://doi.org/10.4000/questionsdecommunication.28129

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Auteur

Aurore Flipo

Université Grenoble Alpes, CNRS, Sciences Po Grenoble, Pacte, F-38040 Grenoble, France

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