1Objets souvent présents dans les médias, les revendications sociales, politiques, raciales ou de genre renvoient à la fois à des processus de discriminations ou de violences, ainsi qu’à des luttes visant à faire entendre les demandes d’égalité ou à la libération de la parole et de l’écoute. Ces revendications et leurs traitements médiatiques sont au cœur de cette section, qui les envisage notamment au regard de l’enrichissement des répertoires d’action collective et de la reconfiguration des espaces publics.
2Les deux textes présentés dans cette section s’attachent à des processus info-communicationnels différents : le vidéo-activisme et la politisation de la vidéo dans les luttes sociales contemporaines (Ulrike Lune Riboni) ; le traitement médiatique du mouvement Black Lives Matter dans la presse écrite française (Erik Bleich). Mais ils mettent également en question les modalités communicationnelles par lesquelles des luttes sociales ou des revendications émergent, sont discutées ou se configurent dans l’espace des représentations collectives.
3Plusieurs logiques communicationnelles sont abordées qui permettent de mieux saisir les processus de qualification ou disqualification médiatiques des revendications et des violences. Elles renvoient aux processus d’identification des acteur·rices des mouvements, aux désignations des mouvements eux-mêmes et à leur inscription dans des dynamiques de conflictualités sociopolitiques plus ou moins reconnues comme telles mais qui changent les répertoires d’action collective (Fillieule, Mathieu et Péchu, 2020). Nous présentons ici leurs apports et leurs liens avec d’autres recherches interrogeant, par exemple dans une perspective intersectionnelle, les revendications de classe, de genre ou de race, ou encore les luttes environnementales ; et nous procédons en trois temps, examinant d’abord les processus de légitimation des acteur·rices à l’origine des luttes et revendications, puis la manière dont leurs discours sont accueillis par les médias installés, et enfin le possible enrichissement des répertoires d’action collective auquel ils donnent lieu.
4Le premier temps est celui des acteur·rices portant des revendications et/ou organisant des mobilisations. En effet, pour être entendu, un mot d’ordre doit être reçu : au cours de cette première étape, la légitimité perçue des énonciateurs est cruciale.
- 1 Né en 2013 aux États-Unis après l’acquittement du meurtrier de Trayvon Martin, un adolescent noir, (...)
5Ainsi l’article proposé par E. Bleich montre-t-il que les journaux français évitent de qualifier les figures du mouvement Black Lives Matter1 (BLM) par ce que les acteur·rices eux-mêmes revendiquent, à savoir des assignations identitaires qui tendent à les cantonner en marge de l’espace public français, conçu comme relevant de l’universalisme. Ce que E. Bleich décrit comme un processus « d’aveuglement à la couleur » (color blind), dans la majorité des articles travaillés, repose sur des processus discursifs de désignation des personnes engagées dans le mouvement – ou sympathisantes – par leurs professions ou par leur violence. La mention de la délinquance ou des trafics, comme éléments de disqualification des jeunes gens qui se réclament de BLM, relève par ailleurs de ce que nous avons pu caractériser comme une construction communicationnelle des altérités (Garcin-Marrou, 2019a). Cette altérisation est d’autant plus efficace qu’elle se joue, dans les discours de la presse française, sur une histoire longue du traitement médiatique des banlieues, qui peine à accorder aux habitants des quartiers périphériques (défavorisés) une légitimité à porter un discours politique au cœur de l’espace public. Les articles qui évitent cette altérisation ne qualifient pas pour autant les protagonistes du mouvement comme figures légitimes d’un processus de revendication. Les qualifications reposent alors sur les professions de ces acteur·rices (le « producteur de musique Michel Zecler » ou les joueurs de football qui s’engagent pour Le Parisien du 10 décembre 2020). La disqualification ou la délégitimation politique peuvent donc s’établir de façon frontale ou par omission ; mais E. Bleich met en évidence une relégation symbolique forte et plutôt dominante (à quelques exceptions près) des acteur·rices du mouvement.
6On retrouve ce phénomène dans de nombreux autres domaines, à commencer par la place des femmes dans la production médiatique. Celle-ci est caractérisée à la fois par leur accès restreint aux médias – d’après le 6e rapport du Global Media Monitoring Project, seulement 25 % des productions ont, en 2020, des femmes comme sujet ou source (Macharia, 2021, p. 21) –, et par une disqualification de leur parole, en particulier parce qu’elles sont plus souvent présentées comme anonymes, et qu’elles sont cantonnées à des domaines dits « féminins » (éducation, social) ou à des thématiques essentialisantes (vie quotidienne, rôle de mère ou d’épouse), mais rarement interrogées en tant qu’expertes (Garcin-Marrou, 2019b ; Damian-Gaillard, Montañola et Saitta, 2021, p. 73-96). Sans toujours recourir à la disqualification, d’autres logiques éditoriales conduisent à passer sous silence des pans importants de la réalité sociale, comme la précarité ou l’échec dans la presse régionale (Ballarini 2008), ou à présenter l’actualité internationale de manière très limitée, concentrée sur certains pays (Beauguitte et al., 2016). Ce sont là certains des effets du manque de diversité et de production originale, notamment en ligne (Marty et al., 2012 ; Cagé et al., 2017). Participant à la production et à la diffusion de représentations sur les territoires, les groupes sociaux et les altérités, ces logiques doivent aussi être interrogées au regard des conditions de travail des journalistes et des relations entre champs médiatiques, politiques et sociaux, comme c’est le cas dans deux enquêtes marquantes sur les médias et les « banlieues » (Berthaut, 2013 ; Sedel, 2013). Le mouvement des Gilets jaunes débuté en novembre 2018, en bouleversant les cadres établis des mobilisations, a lui aussi montré la difficulté des médias à prendre en compte une parole populaire dont les modes d’élaboration et d’expression étaient éloignés des modalités routinières de la pratique journalistique (Souillard et al., 2020) et de la recherche scientifique (Jeanpierre, 2019).
7Avant même de devenir l’éventuel sujet d’une remédiation journalistique, donc avant que la légitimité des acteur·rices ne se pose, la circulation des objets communicationnels permet d’ébaucher des communautés d’intérêt. En analysant les vidéos amateurs de violences policières, U. L. Riboni montre comment, en marge d’un agenda médiatique dominant, les vidéos relevant du registre du copwatching – dont la première du genre est identifiée comme celle du passage à tabac de Rodney King, le 3 mars 1991 à Los Angeles – trouvent dans les réseaux socionumériques un espace médiatique de circulation qui permet aux victimes des violences policières de (re)trouver une visibilité pour dire les faits dont elles ont été victimes. Comme l’analyse U. L. Riboni, même si la portée contestataire de ces vidéos quant au cadrage médiatique dominant est encore « restreinte », elles n’en constituent pas moins des éléments qui peuvent permettre aux mouvements de revendications et à leurs acteur·rices d’émerger dans l’espace des représentations quand ces vidéos sont reprises par de grands médias (comme CNN reprit celle captée par le voisin de Rodney King). Cette réémergence de sujets légitimes dans leur position politique de dénonciation des violences se produit y compris quand, comme cela est le cas dans la vidéo policière de lycéens agenouillés à Mantes-la-Jolie en décembre 2018, les images sont tournées par ceux qui, en ce cas, s’en prennent aux jeunes gens. Le geste communicationnel de la diffusion de la vidéo renverse ainsi la perspective en disqualifiant le regard dominant. À condition toutefois qu’à l’image des acteur·rices ayant acquis une légitimité aux yeux des médias, leurs revendications bénéficient à leur tour d’un début de reconnaissance.
8Le point commun des revendications et luttes sociales ici examinées est qu’elles constituent des problèmes publics en émergence ou en cours de constitution. Qu’elles viennent de la périphérie ou de l’étranger, elles aspirent à sortir de l’angle mort médiatique, à travers des dynamiques communicationnelles qui participent de leur légitimité ou de leur illégitimité. Paradoxalement, les vidéos d’émeutes, d’affrontements ou de violences policières, qu’analyse U. L. Riboni, n’acquièrent un sens dans la lutte sociale qu’à partir du moment où elles changent de régime de visibilité et sont reprises par les grands médias. Autrement dit, la caractérisation de la lutte ou du mouvement qui la comprend se fait à partir du cœur médiatique et communicationnel qui permet de catégoriser des éléments épars et périphériques (les vidéos) comme relevant d’un même mouvement ou d’une même lutte. Celles qui donnent à voir les mouvements de contestation sociale ont un effet d’entraînement du fait de leur potentielle viralité, mais elles ne caractérisent le mouvement qu’à partir du moment où elles en sortent. Ces vidéos peuvent donc redonner une certaine agentivité aux acteur·rices des luttes sociales, mais l’espace public central, médiatique, demeure le lieu focal d’où se construisent les légitimités.
9De façon moins paradoxale, puisqu’il se penche sur les médias de cet espace public central, l’article de E. Bleich analyse un autre processus de spatialisation des légitimités, qui tend, dans le cas du mouvement BLM, à le réinscrire dans un autre espace public, étranger, en l’occurrence nord états-unien. L’analyse quantitative réalisée montre en effet que 88 % des articles (sur un total de 431) mentionnent en même temps le mouvement BLM et les États-Unis. Face à ce que certains journaux décrivent comme un mouvement qui s’origine dans « la violence » du modèle américain, les médias français convoquent assez majoritairement l’universalisme et la République comme motif permettant de ne pas considérer la déclinaison française de BLM dans ce qu’elle dit des maux de l’ensemble sociopolitique français. E. Bleich montre d’ailleurs que mouvement est rattaché par Le Figaro à la « cancel culture » et au « wokisme », ce qui achève, dans les colonnes de ce quotidien, à établir l’illégitimité des revendications portées par BLM en France.
10L’accès à la visibilité met donc en jeu des stratégies communicationnelles plus ou moins abouties, et rencontrant plus ou moins de résistances au sein des médias, comme le montrent les travaux de Maxime Cervulle (2017) consacrés aux publics minoritaires, jusqu’à ce que les luttes ou revendications deviennent (ou non) des problèmes publics, au sens de « processus […] qui transforme un fait social en quelque chose de problématique, justifiant alarmes, discussions, diagnostics et, dans un second temps, mise en œuvre de mesures visant à y apporter des solutions ou à en réduire les impacts, le plus souvent par des politiques publiques » (Neveu, 2021). Des paniques morales entourant la pratique du selfie à la dénonciation des violences policières pendant le mouvement des Gilets jaunes, André Gunthert (2018, 2020) a décrit comment les « images conversationnelles » partagées sur les réseaux socionumériques peuvent être le ferment de contre-récits ouvrant la possibilité de modifier l’agenda médiatique mainstream. Il faudrait aussi pouvoir analyser ces mouvements hors du seul cadre numérique, de la même manière qu’il est important de se méfier du média-centrisme quand on s’intéresse aux mouvements protestataires (Fillieule, 2007). S’il trouve une caisse de résonnance dans les conversations en ligne, et en particulier avec les témoignages qu’il suscite ou dont il s’inspire, une partie du mouvement féministe, dont, par exemple, #MeToo ou les colleuses féministes (Pavard, Rochefort et Zancarini-Fournel, 2020) est aussi constitué d’actions publiques, qui renvoient à la longue histoire de l’interpellation dans l’espace public.
- 2 Voir à cet égard le succès de « Allô @Place_Beauvau », qui vit le journaliste David Dufresne tenir (...)
11La captation et la mise en circulation de vidéos activistes documentant affrontements et violences policières, mais aussi d’autres modes de lutte et de revendications, viennent enrichir le répertoire des modes d’action collective (Le Mazier, 2020), par l’irruption dans des espaces de parole publique volatiles, mais qui tentent de se faire une place dans les espaces publics dominants (Ballarini, 2018). U. L. Riboni le signale dans son analyse des « luttes pour la visibilité » que portent ces vidéos et l’enrichissement par l’intervention des « pratiques ordinaires » comme lieux « où se nouent les futurs des formes contestataires : anonymes, polyphoniques, réticulaires ». Les expressions vidéo des luttes ont ceci de particulièrement efficace que, comme dans les manifestations de rue, elles font émerger le sens de la multitude, du kaléidoscope et de l’accumulation. Les « controverses autour de la définition de leur sens » que pointe U. L. Riboni réactualisent le processus des « manifestations de papier » décrites par Patrick Champagne (1990) en l’ancrant dans des médiations communicationnelles qui, elles, se démultiplient et échappent à tout contrôle, quand la médiatisation des manifestations par les médias identifiait clairement les lieux de la bataille symbolique. Dans la circulation des vidéos, le contrôle du sens échappe aux médias traditionnels qui, s’ils conservent relativement la main sur la médiation à l’échelle de l’espace public, sont constamment menacés de perdre cette prérogative – ou en usent dans un écosystème médiatique qui fait de la vidéo choc une possibilité d’audience décuplée2. Donc, l’enrichissement du répertoire d’action collective se joue aussi sur un retournement à leur avantage, par les producteurs desdites vidéos, d’une situation de concurrence médiatique exacerbée qui tend à affaiblir le gate keeping des grands médias.
12Pour autant, et la nuance peut être formulée à partir des réflexions de E. Bleich, les médias traditionnels – ici les quotidiens écrits français – conservent une certaine maîtrise qui les fait choisir, par exemple, les personnes qui vont être autorisées à s’exprimer sur les mouvements en général et sur BLM en particulier. Si, sans surprise, Le Figaro invite des intervenants qui comparent le mouvement BLM en France à la révolution culturelle chinoise, un journal comme Le Monde préfère interroger une universitaire, des athlètes, des acteur·ices ou des rappeurs, qui ancrent le mouvement BLM dans des expériences de vie spécifiquement françaises. Pour autant, la parole n’est que rarement donnée aux acteurs et actrices du mouvement, voire à des personnes ordinaires qui n’ont pas la possibilité d’avoir une voix propre dans les médias, tandis que des responsables politiques ou des personnalités de la société civile dénoncent le mouvement. L’article de E. Bleich montre une forte réticence des journaux à reconnaître le mouvement BLM comme l’expression d’une lutte contre des discriminations et des violences pourtant présentes et qui tuent.
- 3 Pendant un an, une dizaine de journalistes du Monde a enquêté sur les 120 féminicides commis en 20 (...)
13La couverture médiatique mainstream des mouvements sociopolitiques semble donc résister fortement à la prise en compte de ces nouvelles formes de l’action collective. Dans un processus parallèle à celui que vivent les mouvements sociaux en interne quand il s’agit de discuter, modifier ou adopter de nouveaux répertoires d’action collective, les médias sont traversés de difficultés à enlever les « lunettes » qui conditionnent les routines définissant ce qui mérite d’être considéré comme faisant l’information (Bourdieu, 1996), et doivent se confronter à leur propre conservatisme afin de faire de la place (ou non) à de nouveaux problèmes publics. Quand ils le font, c’est sous la pression de la viralité sociale de contenus produits ailleurs et/ou dans une course à l’information exclusive – ce qu’a fait Le Monde en consacrant d’importants moyens à une longue enquête sur les féminicides, ou en développant les investigations en format vidéo3. Dans la tension entre le maintien, d’une part, de processus de discriminations ou de violences et, de l’autre, la montée des revendications sociales, politiques, raciales, de genre, et celle des luttes visant à faire entendre les demandes d’égalité, la libération de la parole et de l’écoute, les médias tentent de conserver une place centrale, tout en surveillant les périphéries et les frontières. L’enrichissement des répertoires d’action et la diversité des luttes ne reconfigurent ainsi que peu les qualifications usuelles et les attributions de légitimité dominantes dans les grands médias, ce qui peut permettre de comprendre pourquoi des médias alternatifs ou communautaires se créent, qui revendiquent d’autres cadrages et d’autres discours (Granjon et Cardon, 2013), comme le Bondy Blog, fondé après les révoltes urbaines de 2005 en France, ou Capital B, lancé en 2022 aux États-Unis à destination des publics noirs et se revendiquant de l’histoire des médias dirigés par et destinés aux Noir·es. Ce qui se joue dans ces médias et ces formes médiatiques renouvelées, c’est la pluralité nécessaire de l’espace public ou, comme l’écrit Géraldine Muhlmann (2004 : 221), le « rassemblement conflictuel » des voix, dont celles qui, minoritaires ou minorisées, nourrissent la démocratie.