- 1 Les trois spectateurs en question proviennent d’une enquête en cours (A. Pinto [dir.], « Le goût d (...)
1Prenons trois spectateurs de série (de fiction) aujourd’hui : Jeanne, 75 ans, Pierre, 30 ans et Angela, 16 ans1. Jeanne regarde des séries policières dans l’après-midi et des séries historiques le soir sur son téléviseur, en s’appuyant pour son choix sur le magazine Télécable Sat Hebdo. Pierre, lui, organise plutôt des soirées séries avec sa compagne grâce aux plateformes comme Netflix, jouant avec les recommandations ou la recherche par acteur pour garder une forme de surprise. Angela, qui consomme des vidéos amusantes ou des actualités sur YouTube dans les transports ou dans les creux de sa journée, regarde des séries sur son téléphone dans son lit le soir, lumières éteintes pour ne pas être repérée. Jeanne en parle peu, sauf, quand la chose est « vraiment intéressante », avec quelques amies qui connaissent son goût pour l’histoire ; Pierre en parle souvent avec sa compagne, entre deux épisodes (« on débriefe ») pour juger les personnages et anticiper le développement de l’intrigue, et avec ses collègues de travail, le lendemain ; tandis que, comme ses camarades, Angela parle régulièrement avec ses pairs, via les réseaux socionumériques, des épisodes qu’elle regarde et qu’ils se recommandent les uns aux autres. Trois âges, trois profils socioculturels différents, trois usages sociotechniques différents d’un même « format », la série (télévisée) fictionnelle. Ce ne sont pas seulement les médiums traditionnels qui semblent « éclatés » sur différents supports et technologies, demandant une analyse plus détaillée pour observer leur redéfinition médiatique, mais les usages eux-mêmes (Soulez, 2018), alors même qu’on a choisi ici, à dessein, un invariant, la série (télévisée). Sans parler de la façon dont le marketing peut chercher à cerner leurs « profils », le bouquet de pratiques de chacun de ces spectateurs est aussi intéressant à étudier que les interprétations multiples qu’ils vont donner des mêmes objets (Jeanne et Pierre n’aiment pas Plus belle la vie [France 3] pour des raisons différentes, mais, malgré leurs orientations politiques très opposées, apprécient tous deux les séries historiques).
2Si l’on compare des objets audiovisuels différents, la dispersion peut être plus manifeste encore, bien que l’on retrouve, en sens inverse, des cohérences technoculturelles à une autre échelle, lorsqu’on observe que certains types de pratiques organisent aussi par familles la catégorie d’objets qu’on peut consommer, comme les contenus ludiques faits pour être vus en groupe par les adolescents ou les grands événements d’actualité qui peuvent encore réunir la famille devant le téléviseur. De nombreuses études documentent et cherchent à interpréter ces nouvelles configurations en réseaux – networking images (Boni et al., 2013) and sounds… – qui associent publics, objets audiovisuels et médias, dans une situation d’ajustement entre programmation traditionnelle (grille), offre par catalogue et par algorithme et « auto-programmation » (voir l’article de Christine Thoër, Katharina Niemeyer et Stéfany Boisvert dans cette livraison), mais il reste encore difficile d’appréhender la nouvelle carte des formes et des usages de l’audiovisuel, et surtout leur interaction. L’audiovisuel numérique est le lieu d’une certaine redéfinition de tous les médias audiovisuels. Ce réagencement est à interroger : dans quelle mesure fait-il émerger un modèle dominant, et quel serait ce modèle ? En quoi cela conduit-il à redéfinir la relation entre médiums (moyens d’expression), médias (acteurs de la diffusion) et spectateurs/usagers/récepteurs dans le nouvel espace numérique ? Ce sont les questions que nous avons posées, d’une part à William Urrichio, du côté d’une théorie générale des médias qui reprend des couleurs à notre époque, d’autre part à C. Thoër, K. Niemeyer et S. Boisvert, du côté des effets de la plateformisation de la télévision sur la réception et les usages.
3En guise de mise en perspective, situons quelques enjeux récurrents. On observe une certaine sophistication des formes et des usages, et, semble-t-il, une plus grande réflexivité culturelle chez les spectateurs, qui rendent possible, par exemple, au-delà de la création de prototypes en quête de publics (comme le webdoc), l’existence d’une série de l’Internet (c’est-à-dire présupposant une certaine activité en ligne) comme Lost (voir Hatchuel, 2013) ; mais, dans le même temps, on perçoit aussi des continuités, comme le caractère de plus en plus télévisuel des plateformes (Piquard, 2022), le maintien, voire la relance, de formes très stables comme, parmi d’autres, le sketch comique, le feuilleton sentimental, les récits de super-héros, la pratique vidéo amateur ou l’interview politique… De même, en dehors d’applications scientifiques spécifiques (en médecine, par exemple), la réalité virtuelle (à l’aide de casques, par exemple) peine à se développer sur le marché du loisir, sauf sous la forme du jeu vidéo dont elle va reprendre le design et les modes d’interaction (manettes, gants, système d’actions par palier, etc.). Des recherches sont actuellement menées sur la cognition et les « technogenèses » (Hayles, 2012), ainsi que des travaux sur l’évolution des filières de l’audiovisuel telles que le numérique les transforme (métiers, modèles commerciaux, place de l’innovation, production de valeur…). Ceci permet de documenter la tectonique des plaques actuelle qui redessine les paysages audiovisuels et s’intéresse à la racine même de notre disponibilité aux images et aux sons (voir le développement bien connu des travaux sur l’« attention », Rosa, 2020). Parallèlement, il reste à étudier de près les objets, les réceptions et les usages par des études qui demandent à la fois un sens du concret et une certaine imagination théorique pour bien prendre la mesure des mutations et sortir de nos habitudes de pensée. En ce sens, les perspectives de recherche déployées depuis quelques années sur les reconfigurations des médias de l’image et de l’audiovisuel (Casetti, 2012 ; Cailler et Sapienga, 2014 ; Kredens et Rio, 2015 ; Soulez et Kitsopanidou, 2015 ; Châteauvert et Delavaud, 2016 ; Chambat-Houillon et Barthes, 2019 ; Treleani et Jost, 2020) rencontrent désormais celles sur l’écosystème numérique, tout en invitant à une relecture de textes canoniques.
4Le démantèlement des stabilités acquises qui associaient un type de média à un type de contenu et un type de spectateur permet de saisir des lignes de force transhistoriques jusque-là masquées, au point, par exemple, qu’on a souligné à juste titre le retour de l’« attraction » et des techniques d’animation, qui faisaient les beaux jours du cinéma des premiers temps, au sein de l’audiovisuel numérique (Gaudreault et Marion, 2013). On retrouve alors, mais comme pris à l’envers, certains questionnements de chercheurs grenoblois qui visaient à comprendre l’articulation entre dispositifs (télévisuels) et mutation de l’espace public au moment où la télévision est apparue comme le média réorganisant l’ensemble de la sphère sociale nationale (voir le livre pionnier de B. Miège, 1986 : Le JT. Mise en scène de l’actualité à la télévision). Il est frappant de noter qu’un historien des médias comme W. Urrichio, qui aime à situer les changements contemporains dans la continuité de formes anciennes remontant à la Renaissance ou aux Lumières, se risque depuis quelque temps, et notamment dans le texte que nous publions ici, à envisager un changement paradigmatique selon lequel les formes médiatiques contemporaines, établies à partir de la personnalisation et l’analyse des données du spectateur pour lui proposer une forme audiovisuelle ad hoc, transforment la relation traditionnelle entre sujet, technique et objet qui fonde la Modernité. Inversement, C. Thoër, K. Niemeyer et S. Boisvert, partant des usages numériques, observent un retour paradoxal à des contenus nostalgiques, voire à une « technostalgie » (Ferraz, 2021 ; cité par les auteures), confirmant que l’étude des ajustements entre compagnies et publics est toujours motivée par des enjeux psychiques et cognitifs tels que les discours et récits médiatiques peuvent les mettre en forme.
5Qu’on parte d’une nouvelle prise en compte du spectateur au sein d’une théorie du dispositif médiatique pour articuler le médium (scène, écran, algorithme…) et le média (organisation sociale d’une offre culturelle) autour d’une technologie, ou qu’on parte des publics et de leurs usages pour montrer leur appropriation des dispositifs technologiques offerts par les plateformes numériques de l’audiovisuel, on observe que la clé se trouve précisément à l’articulation du « spectateur » comme opérateur du dispositif et du « public » comme collectif de ressources et d’activation en lien avec des dynamiques socioculturelles, dans une relation complexe avec les médiums et les médias. Il nous reste à explorer comment penser précisément cette articulation. Par exemple, faut-il penser les capacités d’un usager-spectateur, au singulier, qui s’opposerait nettement au Lector in fabula d’Umberto Eco (1985), pour favoriser cette articulation, en poursuivant les recherches de Jacques Perriault ? Sans doute en a-t-il toujours été ainsi, mais, en singularisant le spectateur au cœur même de son activité, tout en l’inscrivant dans des ensembles (des artefacts sociaux de plus en plus précis), la situation actuelle le fait voir en plein jour. Le développement d’espaces numériques de consommation et d’expression des individus-spectateurs a pu, par exemple, constituer un terrain d’investigation idéal pour l’étude d’un « épanouissement » de publics performants (au sens de Dayan, 2003 ; voir Ségur, 2018). À un moment où se pose la question du type de relations qui se nouent entre les différents protagonistes du système, l’analyse des pratiques de l’audiovisuel numérique, comme pratiques sociales et culturelles dans lesquelles s’insèrent des médias numériques, réouvre aussi la question de la méthodologie : C. Thoër, S. Boisvert et K. Niemeyer en appellent à des collaborations transdisciplinaires, tandis que W. Urrichio s’interroge sur le concept traditionnel de média (habituellement réduit à ses fonctions expressives et connectives) pour saisir les nouvelles relations entre les individus et l’audiovisuel numérique.
6Bien sûr, c’est encore une fois, bien sûr, la question de l’émancipation vs aliénation des spectateurs-usagers qui se pose. L’histoire des médias est jalonnée par la célébration souvent déçue des moments et des techniques de libération des publics (pour la télévision : la généralisation des télécommandes, l’arrivée du magnétoscope, le développement du câble et du satellite…). Les innovations technologiques et numériques des années 2000 sont apparues comme une étape supplémentaire dans la quête d’un affranchissement à l’égard des contraintes de diffusion : la multiplication des écrans, des interfaces, des plateformes et le développement des services de visionnage à la demande semblent réduire considérablement les limites spatiales et temporelles qui pouvaient encore empêcher une consommation individualisée, personnalisée et sélective des contenus médiatiques. Néanmoins, quand le Web 2.0 ouvrait de nouvelles perspectives affaiblissant la frontière entre producteurs et consommateurs, une certaine émancipation des publics semblait entravée du fait des algorithmes de recommandation, qui dessinaient de plus en plus les pratiques de visionnage, ce que rappellent ici les auteurs. Alors que C. Thoër, S. Boisvert et K. Niemeyer soulignent les potentialités offertes par la délinéarisation de la télévision sur les modes de production de l’industrie audiovisuelle et sur les potentiels de diffusion, elles font état aussi de la « découvrabilité » limitée des contenus ainsi que de la permanence ou résurgence de pratiques synchrones. Plus encore, souligne W. Urrichio, les algorithmes non seulement façonnent l’accès à une sélection de contenus médiatiques, mais commencent à fabriquer des contenus divergents sous couvert de personnalisation en fonction des réactions du spectateur-usager. De ce point de vue, les travaux sur l’audiovisuel numérique croisent d’autres approches comme les recherches sur la numérisation de la société via les algorithmes, dont il est par ailleurs question dans ce numéro anniversaire.
7Les évolutions de l’audiovisuel numérique incitent à questionner le rôle social et les influences du dispositif dans le cadre des études de réception des médias. Appliquées au domaine visuel, ces dernières sont diverses et proposent différentes échelles d’observation (du niveau micro-individuel au niveau macrosocial). Elles ont toutefois en commun de se pencher sur des processus situés temporellement après la production et en lien avec les différentes composantes du dispositif (ce dernier étant conçu pour mettre en relation producteurs et récepteurs, le phénomène étudié est nécessairement social quelle que soit l’échelle d’observation choisie), mais aussi sur les déterminants et conséquences de ces dispositifs (Courbet et Fourquet-Courbet, 2014). Dans ce contexte, les deux textes de ce dossier alimentent la question émergente des affects et émotions en lien avec les médias (Allard et al., 2017 ; Alloing et Pierre, 2020). W. Urrichio envisage une « relation récursive » entre l’utilisateur et le système algorithmique, le premier faisant l’expérience de textes construits sur mesure et générés pour lui par le deuxième, notamment selon ses réactions et réponses émotionnelles captées en temps réel. Retrouve-t-on alors la racine même de la « conduite esthétique », ce fonctionnement cognitif « en boucle » bien décrit par Jean-Marie Schaeffer (2000) dont les machines récursives parviendraient à proposer une automatisation ? Ou bien faut-il mettre l’accent sur le fait que l’efficacité de cette récursivité ne peut se fonder que sur une mise en jeu d’attentes psychiques et affectives ? Ainsi C. Thoër, S. Boisvert et K. Niemeyer soulignent-elles les liens émotionnels forts qui se tissent entre séries et publics pendant des années et contribuent à augmenter le réservoir nostalgique au sein de ces derniers. Si un désir de retour dans le passé est présent dans l’univers audiovisuel et numérique actuel, il est aussi ressenti par les personnes face à des productions audiovisuelles qui peuvent, dès lors, apporter bien-être et confort ou calmer l’anxiété dans un contexte de crise. Des perspectives sont ici ouvertes pour les recherches menées sur la santé psychologique, les émotions et le bien-être des personnes en lien avec l’usage des médias audiovisuels numériques (Reinecke et Oliver, 2017 ; Fourquet-Courbet, Courbet, 2020). Les divertissements médiatiques et numériques, par exemple les films et séries, peuvent aider à gérer certaines émotions et être favorables au bien-être hédonique (e.g., en proposant des contenus excitants et captivants qui génèrent immédiatement des émotions positives) mais aussi au bien-être psychologique, atteint à plus long terme quand on donne davantage de sens à sa vie ou que l’on cherche un plus grand développement, en particulier quand ils évoquent des questions liées aux vertus humaines, à la moralité (aide apportée aux autres, courage, amour, persévérance), aux buts existentiels et au côté éphémère de la vie (Oliver et Raney, 2011).
8Ainsi est-il indispensable de mieux comprendre comment les industries de l’audiovisuel sont transformées par une digitalisation et mise en réseau généralisée. Il est tout aussi notable que les recherches actuelles, après s’être intéressées aux « dispositifs » en lien avec les publics massifs du cinéma et de la télévision puis aux « hybridations » entre dispositifs à travers les convergences et « intermédialités » technologiques et médiatiques entraînées par la numérisation, reviennent aujourd’hui à la question peut-être première de la relation d’un usager avec un « dispositif » producteur d’affects. Cela nous ramène au temps des premiers écrits sur le cinéma, au moment où l’on cherchait à percevoir l’articulation de ce nouveau moyen d’expression avec le sujet-spectateur de la Modernité tout en s’interrogeant avec inquiétude ou exaltation sur les effets sociaux et politiques de ce nouveau média. Mais, entre-temps, nous avons tout de même beaucoup appris sur le fonctionnement de l’audiovisuel et de ses industries et, inversement, il y a fort à parier que ce « retour » à l’usager-récepteur face au dispositif se fait avec une conscience bien plus aiguë de l’importance et de la complexité des médiations sociales, techniques et économiques en jeu.