« L’affaire George Floyd est un miroir tendu par les États-Unis et les gens, ici, s’y voient. Ils y reconnaissent des aspects de leur réalité qui se produisent aussi en France. »
Hamé Bourokba, rappeur et militant antiraciste, Le Monde, 5 juin 2020
« Les débats français n’intéressent les États-Unis que dans la mesure où ils peuvent servir de miroir à leurs propres débats, en l’occurrence ceux sur Black Lives Matter. »
François Heisbourg, conseiller spécial de la Fondation pour la recherche stratégique, Le Monde, 2 nov. 2020
- 1 Pour la source de l’ensemble des articles cités, se référer au tableau en annexe.
1Black Lives Matter (BLM) est devenu l’un des mouvements de justice raciale les plus actifs et les plus visibles, non seulement aux États-Unis, mais aussi dans toutes les démocraties libérales1. Étant donné que la plupart des citoyens n’ont pas de contact direct avec le mouvement, les perceptions dominantes de celui-ci sont fortement façonnées par les médias, que les groupes eux-mêmes considèrent souvent comme la clé pour mobiliser le soutien du public (Cottle, 2008). Alors que des études ont exploré la couverture de BLM aux États-Unis, aucune recherche équivalente n’a examiné la façon dont les médias ont représenté Black Lives Matter dans d’autres pays. Pour combler cette lacune, cet article se concentre sur la façon dont les journaux discutent de BLM en France.
2La mort en détention d’Adama Traoré, 24 ans, en 2016, a déclenché le mouvement « vérité et justice pour Adama », qui a été comparé à Black Lives Matter. Le 25 mai 2020, le meurtre de George Floyd à Minneapolis a déclenché des manifestations dans des villes de France, établissant un lien plus fort entre les expériences américaines et françaises. Dans le même temps, les personnalités de l’establishment intellectuel français ont fréquemment rejeté les analogies avec les États-Unis, du fait de l’attachement historique de la France à une idéologie de la citoyenneté républicaine « aveugle à la couleur », qui minimise la pertinence des identités raciales (assignées) dans la vie publique.
3Cet article examine plusieurs questions clés dans le contexte français. Premièrement, comment les modèles de couverture de Black Lives Matter en France ont-ils évolué dans le temps ? Deuxièmement, si les mouvements sociaux fondés sur la race sont généralement représentés sous un jour négatif (Kilgo et Harlow, 2019) et si Black Lives Matter a souvent été très stigmatisé dans les médias américains (Leopold et Bell, 2017 ; Kilgo et al., 2019), les journaux reflètent-ils cette couverture de l’activisme de Black Lives Matter lorsqu’il est associé à la France ? Enfin, le mouvement Black Lives Matter a-t-il déstabilisé ou renforcé la rhétorique traditionnelle des relations raciales dans la sphère publique française, et cela a-t-il varié selon l’idéologie politique des journaux ?
4Pour répondre à ces questions, cet article s’appuie sur un ensemble de données qui comprend tous les articles de trois grands journaux en France qui mentionnent Black Lives Matter du 1er janvier 2013 au 31 décembre 2020. Il s’agit de 431 articles du Monde, du Figaro et du Parisien, dont la collecte permet de mesurer le rythme de la couverture dans le temps ainsi que la proportion d’articles consacrés en particulier à la couverture de BLM en France. L’étude analyse ensuite les articles qui mentionnent spécifiquement et conjointement « Black Lives Matter » et « France ». Elle les examine pour comprendre si la couverture est favorable ou défavorable dans les trois journaux, et si la ligne éditoriale de gauche ou de droite du journal affecte les représentations de Black Lives Matter.
5Les résultats montrent, d’abord, que la fréquence des articles centrés sur BLM en France est surtout motivée par une poignée d’événements américains. L’homicide de G. Floyd en mai 2020 est le principal catalyseur d’une augmentation spectaculaire de la couverture médiatique. Ensuite, les journaux français proposent une couverture de Black Lives Matter qui conserve un caractère typiquement français, qui diffère grandement des normes journalistiques américaines. Presque tous les journalistes français évitent d’identifier les acteurs par leur appartenance à une identité racialisée ; un nombre important d’articles présentent des perspectives qui rejettent les comparaisons avec les États-Unis et certains articles contiennent une valorisation implicite ou explicite du modèle républicain français qui ne distingue pas les couleurs.
6Enfin, l’émergence du militantisme Black Lives Matter en France a engendré des réponses distinctes de la part des médias français, et ce de deux manières. D’une part, certains reportages transmettent le point de vue des manifestants, des activistes et des intervenants sympathisants dans une plus large mesure que prévu. D’autre part, une part importante de la couverture médiatique française – en particulier dans le journal de droite Le Figaro – est ouvertement et fortement hostile, présentant Black Lives Matter comme le produit dangereux de radicaux inspirés par les excès du système américain.
7Les articles analysés sont issus d’un corpus qui rassemble tous les items mentionnant Black Lives Matter dans trois journaux français majeurs, et à large diffusion, pour les huit années civiles allant du 1er janvier 2013 au 31 décembre 2020. Ces journaux ont été sélectionnés non seulement pour le niveau de leur audience, mais aussi pour inclure des sources de toutes les tendances politiques. Ils comprennent les journaux « de référence » les plus diffusés (Le Monde et Le Figaro2), ainsi que le journal le plus diffusé de la région-capitale (Le Parisien3). Les articles ont été rassemblés en recherchant dans les bases de données de LexisNexis, Nexis Uni et ProQuest toutes les histoires contenant « black lives matter » ou « blacklivesmatter » (par une requête non sensible à la capitalisation des termes). Le tableau 1 montre les résultats par journal, ainsi que la tendance politique de chaque journal.
Tableau 1. Corpus Black Lives Matter : nombre d’articles par source.
Journal |
Articles |
Le Monde (centre gauche) |
224 |
Le Figaro (droite) |
129 |
Le Parisien (centre) |
78 |
Total |
431 |
8Pris ensemble, les trois journaux pour lesquels nous avons rassemblé les données ont produit 431 articles jusqu’à la fin de 2020, dont 52 % dans Le Monde, 30 % dans Le Figaro et 18 % dans Le Parisien. La majorité des articles (63 %) depuis 2014 ont été publiés après le meurtre de G. Floyd le 25 mai 2020. La géolocalisation permet d’identifier les articles qui mentionnent spécifiquement des lieux français. Ainsi cette analyse donne-t-elle un aperçu de la fréquence à laquelle les journaux français couvrent Black Lives Matter en France.
9Comme certains articles n’abordent les concepts et/ou les lieux clés qu’en les survolant, il est important d’examiner de plus près le sous-ensemble d’articles les plus susceptibles d’établir un lien explicite entre Black Lives Matter et la France. Une fonction de recherche identifie tous les articles qui contiennent Black Lives Matter (Black Lives Matter, blacklivesmatter, ou BLM) et qui mentionnent des termes les plus courants indiquant une localisation française (France, French, Paris) dans la même phrase. Une autre recherche sélectionne tous les articles du corpus qui mentionnent Black Lives Matter au moins trois fois et les termes de localisation au moins une fois. Les textes complets des deux ensembles d’articles sont ensuite téléchargés pour être analysés. Après exclusion d’articles n’établissant pas de lien explicite entre Black Lives Matter et la France, le sous-ensemble final comprend 28 articles, analysés plus spécifiquement. Le tableau suivant résume le nombre d’articles pour chaque journal.
Tableau 2. Articles traitant de BLM et de la France, par journal.
Journal |
Articles |
Le Monde |
13 |
Le Figaro |
9 |
Le Parisien |
6 |
Total |
28 |
- 4 « La question raciale ressurgit aux États-Unis », Le Parisien, 29 nov. 2014.
- 5 La seconde partie du pic de mi-2016 comprend deux articles qui abordent la mort en garde à vue d’A (...)
10Compte tenu des origines du mouvement Black Lives Matter, il n’est pas surprenant que la plupart des articles du corpus d’articles se concentrent sur les États-Unis. La première mention de Black Lives Matter dans des organes de presse français apparaît dans Le Parisien le 29 novembre 2014. L’article rend compte de la « résurgence de la question raciale » aux États-Unis, en évoquant les meurtres de Michael Brown et de Tamir Rice et en mentionnant un char Hello Kitty orné d’un signe géant Black Lives Matter dans le défilé de New York le jour de Thanksgiving4. Comme l’illustre la figure 1, les pics de couverture de Black Lives Matter tournent principalement autour d’événements américains, tels que les homicides d’Alton Sterling, de Philando Castile et de cinq policiers de Dallas par Micah Xavier Johnson en juillet 2016, les élections américaines et, enfin, le meurtre de G. Floyd5.
Figure 1. Nombre quotidien d’articles de BLM dans les journaux français (moyenne sur 30 jours).
11Dans l’ensemble des articles, 88 % mentionnent les États-Unis et 66 % les mentionnent trois fois ou plus. En revanche, seuls 40 % des articles mentionnent des lieux français, ne serait-ce qu’une fois, 18 % les mentionnent trois fois ou plus et, enfin, seuls 3 % des articles mentionnent exclusivement la France et aucun lieu étranger. Les articles sur Black Lives Matter dans les journaux français concernent donc en grande partie des événements qui se déroulent aux États-Unis.
12Parmi les 28 articles français qui mentionnent à la fois BLM et la France, environ la moitié ne contient qu’une ligne ou quelques phrases reliant les deux. Ces articles se concentrent davantage sur les États-Unis ou d’autres lieux, évoquent brièvement les réactions des entreprises françaises à BLM, ou notent en passant que BLM était un hashtag Twitter populaire en France une année donnée, par exemple. Parmi ceux qui se concentrent de manière plus soutenue sur BLM en France, quatre ont été publiés dans les semaines qui ont suivi la mort d’A. Traoré en 2016 et huit ont été publiés dans le mois qui a suivi le meurtre de G. Floyd en 2020. Une poignée se concentre sur les athlètes français et leur réaction à Black Lives Matter, au racisme et aux violences policières. Il y a donc une variation importante au sein de ces articles et un rythme accru dans le temps, avec seulement six publiés entre mi-2016 et fin 2018 et les vingt-deux autres apparaissant entre juin et décembre 2020.
- 6 A. Lieures, « Mort d’Adama Traoré : Beaumont attend “vérité et justice” », Le Parisien, 25 juill. (...)
13Les articles français proposent des discours aux tonalités variables à l’égard des manifestations et des militants de Black Lives Matter. Quelques-uns mettent en exergue l’anarchie, présentent les participants comme étant des irresponsables et s’appuient principalement sur des sources d’information officielles plutôt que sur les manifestants eux-mêmes. Au lendemain de la mort d’A. Traoré en 2016, par exemple, un article du Parisien du 25 juillet s’ouvre sur « les échauffourées » dans le quartier, la présence de militaires et de policiers « qui quadrillent le terrain » et « des voitures qui s’embrasent ». L’article note que la police a attribué la mort d’A. Traoré à une maladie plutôt qu’à des violences et cite la déclaration du procureur de la République selon laquelle l’autopsie officielle n’a pas trouvé « de traces de violence significatives6 ».
14Néanmoins, même les articles à la tonalité peu favorable fournissent des contre-récits et interviewent des acteurs sympathisants de la protestation. Par exemple, le même article du Parisien cite le propos de frustration d’un manifestant local – « Ce que disent la police et la gendarmerie, je n’y crois pas, pas plus qu’en la justice » –, et rapporte la déclaration du frère d’A. Traoré selon laquelle au poste de police il a vu son frère mort « et un militaire avec un tee-shirt ensanglanté ». Le quotidien régional note aussi le soutien à la famille Traoré de célébrités telles que l’acteur Omar Sy et les rappeurs Kery James et Youssoupha, ainsi que de dirigeants politiques de gauche qui ont appelé à la « transparence sur les circonstances de ce drame ». Et le journal conclut en soulignant que la famille a toujours appelé au calme dans le quartier.
- 7 L. Couvelaire, « Boyenval, cité tranquille de Beaumont-sur-Oise au bord de l’explosion », Le Monde(...)
15Ce discours pluriel est évident dans plusieurs articles français traitant de Black Lives Matter et de la France. Un article du Monde du 5 décembre 2016 souligne, par exemple, « la colère » et les « petits trafics et [la] petite délinquance » du quartier d’A. Traoré, et le fait que deux de ses frères ont été arrêtés et enfermés pour « violences et outrages » contre la police. Le journal cite également le frère d’A. Traoré, Samba Traoré, décrit comme un électricien de 29 ans qui a distribué des tracts pour aider à élire le maire actuel, et qui a déclaré que les habitants du quartier se sont sentis « abandonnés et trahis » par la maire pour son refus de soutenir les événements locaux visant à marquer le quarantièmejour après le décès. Il cite ensuite un militant soutenant la famille, Assa Traoré, la sœur d’A. Traoré, et un jeune du quartier qui se plaint que la police les « prend pour des sauvages et [les] traite comme des animaux7 ». Les membres de la famille sont décrits comme étant opposés aux émeutes et à la violence.
16Publié dans les semaines qui suivent le meurtre de G. Floyd, un article du Figaro du 7 juin 2020 se distingue par une hostilité presque unilatérale qui dénote. L’article commence par citer un officier de police, qui note que les récentes manifestations ont donné lieu à « peu de violences », mais que la police est préoccupée par le 9 juin, jour de l’enterrement de G. Floyd. L’article souligne que les groupes de plus de dix personnes sont interdits en raison de l’état d’urgence induit par la pandémie, et que les récentes manifestations ont été expressément interdites par les autorités. Il décrit la participation de « la sulfureuse Ligue de défense noire africaine » et ses dénonciations de l’État français comme « totalitaire, terroriste, esclavagiste, colonialiste », ainsi qu’une autre rencontre avec des manifestants qui s’est soldée par « un face-à-face houleux entre forces de l’ordre et manifestants ». Ainsi l’article est-il concentré de façon significative sur la violence ou les menaces de violence des manifestants, comme les jets de projectiles et les feux de poubelles, notant que « Douze policiers et au moins un manifestant ont été blessés ». Il cite également les déclarations suivantes du syndicat des commissaires de la police nationale et du président des Républicains, Christian Jacob :
- 8 J. Chichizola, « Affaire Adama Traoré : mobilisation en demi-teinte contre le racisme et les “viol (...)
Le débat sur le racisme et les violences des forces de l’ordre est porté par une minorité politisée et idéologique. Comme ils ne gagnent ni dans les urnes ni dans les tribunaux, ils veulent enflammer la rue. Le danger est grand8.
Des violences policières en France, ça n’existe pas, [en revanche] on a vu des violences de manifestants […]. Il y a du racisme en France contre lequel il faut lutter, mais on n’a pas une police raciste en France (Ibid.).
17Malgré cet exemple particulièrement hostile, la plupart des articles présentent Black Lives Matter de manière contrastée, comme les exemples du Parisien et du Monde ci-dessus, ou sans accorder la moindre attention à l’anarchie ou aux confrontations. Dans la majorité d’entre eux, les entretiens ne concernent pas non plus uniquement des personnalités publiques ou des passants opposés au mouvement.
- 9 L. Couvelaire, « Boyenval, cité tranquille de Beaumont-sur-Oise au bord de l’explosion », Le Monde(...)
- 10 L. Cédelle, « Audrey Célestine, sociologue : “Les violences policières font beaucoup moins de mort (...)
- 11 B. Métayer, « Après les événements de PSG-Basaksehir, le racisme enfin hors-jeu ? », Le Parisien, (...)
18Quant aux reportages français sur l’activisme de Black Lives Matter, s’ils ne sont pas ouvertement hostiles, ils se conforment en fait à d’autres normes. À l’inverse des pratiques courantes des journalistes américains, les journalistes français évitent d’identifier les individus ou les groupes par leur identité raciale ; ils sont plus enclins à affirmer ou à citer ceux qui soutiennent les valeurs « républicaines » sans distinction de couleur et ils établissent le plus souvent des contrastes entre les circonstances américaines et françaises. Ainsi les journalistes, les militants et les universitaires identifient-ils souvent les personnes par leur profession plutôt que par des marqueurs d’une identité racialisée, comme la description faite par Le Monde le 5 décembre 2016 de « l’électricien » S. Traoré, ou de « l’éducateur et cofondateur du mouvement Émergence » Almamy Kanouté9. Dans un entretien au Monde paru le 20 juin 2020, l’universitaire Audrey Célestine va plus loin que la plupart des autres personnes interrogées en évoquant « la surreprésentation de personnes des quartiers populaires, souvent noires ou d’origine maghrébine10 » à propos des décès en garde à vue. Plus commun, cependant, est le traitement par un article du Parisien du 9 décembre 2020, qui traite des « propos racistes » et de « la lutte contre les discriminations » dans le sport, citant de nombreux joueurs de football de premier plan et notant le récent passage à tabac par la police du « producteur de musique11 » Michel Zecler, sans mentionner une seule fois directement leurs identités raciales.
- 12 A. Chemin et V. Martigny, « Mais qui veut éteindre les Lumières ? », Le Monde, 15 nov. 2018.
- 13 O. Faye, « Séparatisme, caricatures de Mahomet : Emmanuel Macron sur la défensive à l’internationa (...)
- 14 L. Couvelaire, « Boyenval, cité tranquille de Beaumont-sur-Oise au bord de l’explosion », Le Monde(...)
19La volonté d’éviter le concept de race est aussi visible dans les discussions sur le modèle républicain français « aveugle aux couleurs ». Un long article du Monde du 15 novembre 2018 sur les Lumières critique « les mouvements antiracistes, décoloniaux, des Indigènes de la République à Black Lives Matter France en passant par les afro-féministes » pour avoir affirmé que « l’universalisme républicain » est un concept ethnocentriste. L’article indique que « l’idée que l’universalisme serait une affaire blanche, c’est confortable, mais c’est faux et dangereux12 ». De son côté, le président Emmanuel Macron est longuement cité dans un article du Monde du 2 novembre 2020, comme défendant « la beauté » du modèle républicain français, où les gens ont « la même représentation du monde parce qu’on est citoyens d’un même pays13 ». Même Assa Traoré est citée en 2016 comme affirmant que la famille « ne défend aucune cause raciale14 ».
- 15 O. Faye, « Séparatisme, caricatures de Mahomet : Emmanuel Macron sur la défensive à l’internationa (...)
- 16 É. Mehl, « Insinuer que l’université distille l’idéologie des fanatiques est un outrage à la Répub (...)
20La valeur du modèle français est aussi souvent opposée aux faiblesses perçues de l’approche américaine des politiques identitaires. Le président E. Macron, par exemple, a directement comparé le modèle républicain français au « multiculturalisme » des « sociétés anglo-saxonnes », considéré comme représentant « une juxtaposition de communautés » dépourvue de « projet commun15 ». Le président reproche également aux universitaires d’encourager « l’ethnicisation » des questions sociales, dont le résultat, affirme-t-il, « ne peut être que sécessionniste » et « casserait la République en deux16 ».
- 17 S. Binet, « La Rumeur : “L’affaire George Floyd est un miroir tendu par les États-Unis” », Le Mond (...)
21Dans la même veine, les acteurs qui seraient plus enclins à établir des parallèles entre les deux pays le font avec prudence et circonspection. Dans un entretien du Monde paru le 5 juin 2020, les rappeurs de La Rumeur, Hamé Bourokba et Ékoué Labitey, sont invités à répondre à une citation du vice-président de l’Assemblée nationale, Hugues Renson, selon laquelle « notre modèle républicain est fort heureusement très éloigné du passé ségrégationniste américain17 ». Plus tôt dans l’entretien, H. Bourokba avait noté que la mort de G. Floyd était « un miroir tendu par les États-Unis » dans lequel les Français s’étaient reconnus. À la question posée par le journal, cependant, H. Bourokba répond : « Nous ne sommes pas idiots au point de dire que la France, c’est les États-Unis » et il note que la France est relativement protégée de « la violence très crue du modèle américain ».
- 18 A. Bavelier, « L’Opéra de Paris rattrapé par la bataille de la “diversité” », Le Figaro, 30 déc. 2 (...)
22Les journalistes identifient peu les acteurs par leur identité raciale, mais ils rapportent parfois les points de vue de ceux qui critiquent le modèle français et de ceux qui sont plus influencés par les politiques identitaires à l’américaine. Des articles tels que celui du Figaro de décembre 2020 mentionnent parfois les « personnes issues de la diversité » ou les « personnes issues des minorités visibles18 ». Un article du Parisien du 16 août 2020 utilise avec parcimonie le terme « personnes noires » ; un article du Monde du 11 décembre 2020 fait également référence aux « minorités ». Il n’y a donc pas d’évitement absolu de la discussion des identités raciales. Pourtant, identifier ouvertement des individus ou des groupes par leur race, leur couleur ou leur statut de minorité à la mode des politiques identitaires américaines reste peu courant dans les médias français.
- 19 C. Martel, « Racisme, droits des minorités : la voix de plus en plus “politique” des sportifs fran (...)
23L’examen de la répartition des articles sur Black Lives Matter entre les journaux de centre gauche et de droite en France fournit des informations supplémentaires sur la couverture. Si les articles du Monde proposent souvent un discours aux tonalités plurielles à l’égard de Black Lives Matter, ils penchent malgré tout davantage vers une position plus favorable et donnent plus de voix aux acteurs qui s’expriment d’un point de vue pro-BLM. L’entretien du Monde du 5 juin 2020 de rappeurs français, l’entretien du 20 juin 2020 avec l’universitaire A. Célestine ou l’article du 11 décembre 2020 sur les athlètes français qui s’élèvent contre le racisme « sous l’effet des mobilisations “Black Lives Matter” outre-Atlantique19 » présentent tous les actions inspirées par BLM sous un jour favorable.
24En revanche, à la droite du champ éditorial, Le Figaro publie plus fréquemment des articles qui critiquent – et parfois avec force – Black Lives Matter et les thèmes ou concepts associés, tels que le privilège blanc ou le « wokeness ». Certains articles du Figaro renvoient une image très défavorable du mouvement en mettant l’accent sur la violence, en présentant les participants au mouvement comme des déviants ou en s’appuyant sur des entretiens avec des policiers ou des responsables politiques peu susceptibles d’exprimer leur sympathie envers les manifestants. Cependant, les critiques les plus importantes du mouvement Black Lives Matter dans Le Figaro sont des articles plus longs, écrits par des intellectuels publics, des chroniqueurs ou des journalistes qui attaquent ouvertement les prémisses du mouvement BLM dans des termes très forts.
- 20 R. Planchon, « La Lettre du Figaro du 11 juin 2020 », Le Figaro, 11 juin 2020.
- 21 T. Wolton, « Demander pardon pour ce qu’on est ? Cela s’appelle l’autocritique communiste », Le Fi (...)
25Peu après le meurtre de G. Floyd, par exemple, Le Figaro publie trois analyses dans cette veine très critique. Dans un entretien du 11 juin 2020, le philosophe Alain Finkielkraut critique la « frénésie mimétique » des militants français portant des pancartes « Black Lives Matter » et « I can’t breathe ». Il affirme que les policiers sont souvent victimes de violences telles que des attaques « à coups de barres de fer » ou « de jets de pierre du haut des toits », ou encore des tirs à « balles réelles ». A. Finkielkraut poursuit en critiquant des concepts tels que le racisme institutionnel et le privilège blanc, affirmant que l’antiracisme a fait fausse route et que « cet autoracisme est la pathologie la plus consternante et la plus grotesque de notre époque20 ». Dans une chronique du Figaro parue le 16 juin 2020, le journaliste et auteur Thierry Wolton se fait l’écho des critiques de A. Finkielkraut à l’égard de concepts tels que le privilège blanc, comparant Black Lives Matter et les aspects autocritiques de l’antiracisme contemporain aux « … pires moments de la Révolution culturelle chinoise lorsque l’érudit devait avouer son amour des lettres anciennes avant d’être exécuté21 ». Le 18 juin 2020, la journaliste du Figaro Laure Mandeville publie un article intitulé « Les dangereux prophètes de Black Lives Matter », qui décrit le mouvement comme « beaucoup plus révolutionnaire et nihiliste que son beau nom ne veut bien le dire ». Elle soutient que BLM est devenu extrêmement radical dans ses appels aux villes à démanteler et retirer leur financement aux polices municipales et critique l’accent mis par le mouvement sur le « privilège blanc » et « les vestiges du passé “raciste” ».
- 22 G.-W. Goldnadel, « Goldnadel : “La guerre culturelle va continuer aux États-Unis” », Le Figaro, 27 (...)
26Quelques mois plus tard, Le Figaro continue à publier des articles très critiques sur Black Lives Matter. Le 27 octobre 2020, une contribution de l’avocat, activiste et essayiste Gilles-William Goldnadel établit un contraste fort entre la France et les États-Unis. Il y affirme que « l’Amérique souffre de la maladie du multiculturalisme aigu et de la dilection pour les minorités, forcément maltraitées ». Pour lui, une « névrose idéologiquement instrumentalisée » a donné naissance à Black Lives Matter, un mouvement qui « sévit violemment aux États-Unis » et qui est « idéalisé en France22 ». Le 20 décembre 2020, Le Figaro publie un article cosigné par les journalistes L. Mandeville et Eugénie Bastié intitulé « “Cancel culture”, “woke” : quand la gauche américaine devient folle ». Si l’article passe avant tout en revue les guerres culturelles américaines, il se conclut par une mise en garde : la « cancel culture » et le « wokisme » représentent « une révolution qui dévore ses enfants », qui s’implante dans les universités françaises, alors que « Aux États-Unis comme en France, cette guerre idéologique ne fait que commencer ».
27Ainsi Le Figaro est-il visiblement plus hostile à Black Lives Matter et à sa migration transnationale sur le sol français que ne l'est Le Monde. Le clivage n’est cependant pas absolu, car Le Monde présente aussi parfois des opinions sceptiques sur Black Lives Matter, tandis que certains articles du Figaro sont loin d’être aussi hostiles que ceux analysés ci-dessus. Dans la mesure où Le Figaro a été beaucoup plus défavorable au mouvement BLM, sa rhétorique se concentre davantage sur les différences culturelles nationales que sur la violence.
28Cette contribution proposait d’examiner le rythme et le ton de la couverture médiatique de Black Lives Matter en France. Elle constate que le meurtre de G. Floyd a été un événement décisif dans la couverture médiatique de Black Lives Matter. Plus de la moitié des articles mentionnant BLM entre le 1er janvier 2013 et le 31 décembre 2020 ont été publiés après le meurtre de G. Floyd le 25 mai 2020. Il en va de même pour l’ensemble plus restreint d’articles qui situent spécifiquement les discussions sur Black Lives Matter dans le contexte français. Cet événement a donc engendré ce que les spécialistes des médias appellent une « vague d’informations… » (Zuckerman et al., 2019) ou une « tempête médiatique » (Boydstun et al., 2014).
29L’analyse permet aussi de constater que les journaux français offrent une couverture qui est conforme à des normes sociopolitiques françaises établies de longue date. Les articles examinés qualitativement ont tendance à éviter de discuter des identités raciales, rejettent en général les analogies entre la France et les États-Unis et expriment un plus grand soutien au modèle républicain « aveugle à la couleur ». Cependant, et contre toute attente, de nombreux articles décrivent l’activisme de Black Lives Matter sous un angle aussi favorable. C’est le cas lorsque ces articles citent ou résument les opinions des manifestants, des activistes et des alliés sympathisants, plutôt que de s’appuyer sur les opinions de la police, des autorités gouvernementales ou des passants sceptiques lors des manifestations. C’est encore le cas lorsque les journalistes s’engagent dans des discussions thématiques sur le racisme, la discrimination et la brutalité policière, au lieu de se concentrer simplement sur les perturbations épisodiques des manifestations de Black Lives Matter.
30Pour autant, beaucoup d’articles sont plutôt hostiles ou ne prennent pas le contrepied du scepticisme français traditionnel à l’égard des politiques identitaires américaines. Le Figaro en particulier publie une série d’articles très hostiles au mouvement Black Lives Matter. Cette évolution soulève donc finalement la question de savoir si l’avenir de la couverture médiatique des questions raciales et du racisme en France ressemblera de plus en plus à celui des États-Unis : les médias du centre et de la gauche étant généralement plus favorables aux plaintes pour racisme et les médias de droite demeurant sceptiques à l’égard des actions entreprises par les communautés marginalisées en leur nom propre.