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Propagandes internationales : de nouvelles formes ?

La « diplomatie publique digitale » des États-Unis, nouvel art de gouvernement des publics étrangers en ligne

« Digital public diplomacy » of the United States, new art of governing foreign audience online
Olivier Koch
p. 115-128

Résumés

Progressivement depuis le début des années 2000, la « diplomatie publique digitale » est devenue un champ d’études à part entière. Les universitaires de ce domaine analysent les enjeux et les transformations de la communication des États avec des publics étrangers dans les arènes digitales. Une part considérable de ce travail intellectuel consiste à penser comment restaurer la puissance des États, puissance dérobée par des acteurs non étatiques, par des usagers diffusant ou rediffusant au gré des conversations en ligne des informations jugées hostiles aux politiques étrangères. Cette contribution montre que la recherche en diplomatie publique digitale, en redéfinissant les conditions de l’influence sur l’Internet, contribue à la formation d’un nouvel art de gouvernement des publics étrangers.

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Texte intégral

1Sous-branche de la diplomatie, traditionnellement réservée aux relations entre États, la « diplomatie publique » désigne les relations d’un État avec des populations et des publics étrangers. Aux États-Unis, où le concept fut inventé dans les années 1960, elle a été utilisée pour promouvoir l’image du pays, diffuser les valeurs et les idéaux du grand récit national, justifier les choix politiques des gouvernements successifs. Ses artisans et ses universitaires présentent ce type d’activités comme relevant d’un travail de compréhension mutuelle entre nations (Zaharna, 2005) ou d’« écoute » de l’autre (Cull, 2008). Cependant, l’horizon d’attente excède largement ces objectifs euphémisés sous lesquels l’ennemi et l’adversaire ont disparu. En effet, la « public diplomacy » vise aussi le soutien ou la résistance des populations à leurs représentants, la transformation du rapport entre gouvernés et gouvernants, dans le but de reconfigurer les environnements stratégiques à l’étranger.

  • 1 La diplomatie publique se déploie dans d’autres domaines, comme l’éducation et la culture. Seul es (...)

2Cette ingénierie sociale s’appuie sur des savoirs académiques employés à son perfectionnement : les études en communication de masse et, plus particulièrement, celles produites dans le vaste corpus pluridisciplinaire de la communication internationale (Mattelart, 1992). Dans ce domaine1, la recherche en diplomatie publique consiste à identifier les conditions et les moyens d’optimisation des effets de la communication orientée vers l’étranger. Pendant la guerre froide, les travaux académiques étaient focalisés sur la presse écrite, les radios et les télévisions diffusant vers l’Union soviétique ou vers ses alliés. Les années 1990 marquent un tournant. De nouvelles ressources stratégiques ont été décelées avec l’extension mondiale de l’Internet. Depuis, un travail intellectuel est mené par les experts de ce champ consistant à penser l’effectivité d’une « nouvelle » diplomatie publique dans les environnements digitaux, à évaluer les potentiels de transformation des comportements politiques grâce à l’interconnexion, et à redéfinir les conditions de l’influence dans les échanges conversationnels avec les publics étrangers.

3On se propose de soumettre à une épistémologie critique les productions du champ académique en « diplomatie publique digitale » ou « diplomatie 2.0 », en particulier celles publiées depuis le début des années 2000 et ayant œuvré au tournant participatif des pratiques d’influence internationale des États-Unis. Ces productions sont saisies comme des objets transactionnels entre le savant et le politique, entre le chercheur en communication et le diplomate, dès lors que les premiers formulent à l’adresse des seconds des recommandations pour optimiser les performances des dispositifs de diplomatie publique, dès lors qu’ils se prêtent à un travail de rationalisation stratégique consistant à identifier, dans ce domaine, à la fois les facteurs de déclin de la puissance et les conditions de sa restauration. Il s’agit, à un premier niveau d’analyse, d’objectiver les éléments mythologiques et utopiques de ces savoirs, dans la lignée de travaux en sociologie et en philosophie de la technique (Breton, 1992, 2000 ; Musso, 1997 ; Ellul, 1990 [1962] ; Cardon, 2019), et de confronter les effets escomptés de cette nouvelle diplomatie à leurs conditions de possibilité. À un second niveau, il s’agit de montrer que, contrairement à ce que les professionnels du champ affirment (Snow, 2020), la diplomatie publique est une activité relevant de la propagande dès lors qu’elle vise une orthopraxie à travers l’orthodoxie (Ellul, 1990 [1962]), qu’elle tente de faire agir dans un sens déterminé au moyen d’une opinion « objet d’une parole techniquement calculée » (ibid. : 35). De ce point de vue, la « diplomatie 2.0 » s’inscrit dans l’histoire longue des ingénieries sociales dédiées à la fabrique des opinions publiques et au pilotage des comportements politiques. Dans le fil de cette histoire, la rupture consiste, pour l’essentiel, à mettre en œuvre un nouvel art de gouvernement des publics étrangers sous le régime discursif de la conversation en ligne.

Du réseau adviendra la démocratie

4Dans l’ouvrage qu’il a consacré à la « digitalisation de la diplomatie publique », Ilan Manor (2019) situe l’avènement de la « nouvelle » diplomatie publique après le 11 septembre 2001. Si des dispositifs inédits sont effectivement mis en œuvre à cette période dans la perspective d’adapter la communication des États-Unis aux environnements digitaux, la réflexion stratégique prend cependant racine dans la décennie précédente. Le caractère opératoire des technologies de l’information et de la communication dans les processus de changement de régime est, en effet, envisagé par des spécialistes de la pensée stratégique dans le contexte de la révolution dans les affaires militaires (RAM) au milieu des années 1990. Ces derniers imaginent comment la mise en œuvre de nouveaux systèmes de télécommunication permettrait à des individus opprimés de communiquer, de mieux collaborer, afin d’engager leur pays sur les voies de la démocratisation. Dans le contexte du développement international de l’Internet, les potentiels transformationnels de l’information en réseau font l’objet d’une attention particulière. Ainsi, au sujet de l’Arabie saoudite, John Arquilla et David Ronfeldt (1997), deux chercheurs de la RAND Corporation, envisagent-ils de doter les citoyens saoudiens de « capacités insoupçonnées pour l’interconnectivité, à la fois domestique et internationale, qui pourraient engager des possibilités vibrantes pour la démocratisation » grâce à la création d’un réseau de communication avec bande passante (ibid. : 420).

5Comment, du réseau, advient la démocratie ? La communication sur l’Internet favoriserait la création de formes de regroupements plus petits et plus flexibles, mieux disposés à mettre en place des mouvements protestataires ou révolutionnaires. En effet, « la nature de ces nouveaux types d’auto-organisation […] les rend plus difficiles à combattre et à détruire : elle s’organise en nœuds dispersés, interconnectés, capables d’auto-organisation et d’autonomie face à n’importe quel défi » (Armistead, 2004 : 9). Cette formation en réseau, plus panarchique que hiérarchique, permettrait à des mouvements de révolte de s’organiser et de se coordonner de manière collaborative en se substituant aux formes traditionnelles du contrôle politique sur les populations. Grâce au développement des réseaux, il serait donc possible d’enclencher un processus sociopolitique qui redessine les limites du pouvoir, transforme les régimes.

6Cette perspective s’enracine dans l’utopie numérique d’une émancipation par la technologie envisagée par des pionniers du Web. Utopie d’une libération des tutelles, d’une autonomisation des individus, grâce aux technologies de communication apportant connaissance, échange et collaboration. Utopie des communautés autogérées et non hiérarchisées, régulées par les principes de l’échange entre égaux (Cardon, 2019). Reformulée dans le cadre de la RAM, cette lecture est cependant en rupture avec l’esprit des pionniers puisque l’émancipation est instrumentale : la démocratisation est visée dans le cadre de la reconfiguration des environnements stratégiques. Il est aussi implicitement supposé, dans la lignée d’une mythologie issue de l’héritage saint-simonien, restituée par Pierre Musso (1997), qu’il suffirait de construire les réseaux pour que la transition politique se produise. L’équation « réseau = démocratie », telle qu’elle est mobilisée dans la RAM, repose sur l’implicite selon lequel les propriétés techniques de l’infrastructure du réseau – décentralisé et collaboratif – se transfèrent, sans que l’on sache bien comment, à l’organisation des dissidences réticulaires. Enfin, cet imaginaire thaumaturgique de la technologie fait abstraction des politiques de contrôle des espaces informationnels nationaux, mises en œuvre par les États. Politiques dont les années 2000 et 2010 fourmillent d’occurrences. Contrairement à ce qu’avançait Leigh Armistead (2004), ladite « révolution de l’information » numérique ne prive pas, tant s’en faut, les dirigeants d’un pays de moyens de contrôler les flux de l’information.

7Ce techno-utopisme du pouvoir des réseaux n’est pas circonscrit à la réflexion stratégique dans le domaine militaire. Elle est présente au plus haut de l’État américain, comme en atteste le discours promotionnel des « autoroutes de l’information » prononcé par Al Gore, en 1994, à la réunion de l’Union internationale des télécommunications (UIT). Le vice-président des États-Unis prophétisait « un changement futur de société » consécutif « à la révolution technique actuelle des réseaux de communication ». Le câblage en fibre optique terrestre et transocéanique de la planète (lesdites « autoroutes de l’information ») créerait les conditions d’une « association universelle » et ouvrirait la voie à « une société mondiale démocratique et égalitaire » (Musso, 1997 : 362). Se trouve, ici, le même implicite infondé : il suffirait de construire les réseaux pour enclencher de la communication et, de cette communication libérée des contraintes étatiques, adviendrait nécessairement une démocratie.

Engager les publics étrangers dans le dialogue

8La réorganisation de la diplomatie publique aux États-Unis est amorcée à la suite des attentats du 11 septembre 2001, dans le cadre de la « guerre globale contre le terrorisme » et des opérations militaires menées en Afghanistan et en Irak. Deux types de dispositifs et d’actions communicationnelles stratégiques sont alors déployés : un dispositif radiophonique et télévisuel de point à masse, et des dispositifs de communication conversationnelle numérique, interactive donc, de point à point.

9Le Middle East Broadcasting Networks voit le jour, sous l’égide du Broadcasting Board of Governors (qui pilotait la diplomatie publique médiatique), à la suite d’études d’opinions commanditées par l’United States General Accounting Office attestant de l’impopularité grandissante des États-Unis dans la région MENA (Middle East and North Africa). Dans la lignée des traditions de diplomatie publique issues de la guerre froide sont créés des médias internationaux auxquels est assignée la mission de restaurer l’image du pays dans la région. Il s’agit de séduire les audiences arabo-musulmanes avec les produits des industries culturelles américaines, mission allouée à la radio Sawa, et d’organiser un traitement de l’actualité qui soit favorable à sa politique étrangère régionale, mission allouée à la chaîne satellitaire Al-Hurra. La chaîne devait positionner les États-Unis dans les espaces publics régionaux en fonction du nouvel état de la concurrence entre producteurs d’information consécutive au développement des chaînes satellitaires panarabes, notamment la chaîne Al Jazeera dont la ligne éditoriale livra des interprétations de l’intervention américaine en Irak opposées à celles livrées par ses chefs de guerre. Cependant, de 2004 à 2011, les rapports du Broadcasting Board of Governors et du General Accounting Office ont régulièrement souligné les faiblesses d’Al-Hurra, son incapacité à remplir les objectifs qui lui avaient été assignés. Peu fiable et peu visionnée, il lui est reproché de pratiquer un journalisme faible, au service de l’agenda de la politique extérieure américaine (Baylouny, 2005). Quand elle est visionnée, elle renforce le sentiment antiaméricain (el-Nawawy, 2006 ; Fahmy et al., 2012) et manque de crédibilité (Nasser et Dabbous, 2009). L’erreur des professionnels de diplomatie publique à l’origine de cette télévision est attenante à une vision anachronique des espaces publics panarabes. Al-Hurra fut pensée comme un instrument de contournement de la censure dans des espaces de réception gouvernés par des politiques liberticides. Or, les télévisions satellitaires panarabes avaient déjà contribué à contourner ces politiques dans les années 1990.

10Depuis 2001, les spécialistes de la diplomatie publique préconisent un nouveau modèle d’action communicationnelle, en rupture avec ceux de médias de masse de type Sawa et Al-Hurra. Cette préconisation s’appuie sur le constat d’un changement de grande ampleur à l’origine d’une érosion du pouvoir d’influence des États : l’apparition d’usagers générateurs de contenus dans les arènes publiques digitales transnationales. Avec ces derniers, les acteurs institutionnels n’auraient plus de monopole dans le domaine des communications diplomatiques, auraient perdu leur position hiérarchique exclusive de gatekeepers et de producteurs d’informations diplomatiques (Ingenhoff et al., 2021 ; Pamment, 2013). Organisation non gouvernementales (ONG), blogueurs, activistes, groupes terroristes, journalistes citoyens, etc., en livrant en ligne leurs interprétations du sens des événements du monde, ou en diffusant des documents fuités (« leaks »), auraient redistribué la concurrence entre producteurs d’information (Manor, 2016) et, de la sorte, auraient contribué à éroder le pouvoir des États au profit d’autres acteurs (Copeland, 2013). Cet affaiblissement serait redoublé par la perte de crédibilité des instances gouvernementales et institutionnelles. Être crédible sur les réseaux sociaux numériques impliquerait, en effet, de « sembler être comme » son interlocuteur (Cull, 2011 : 3), de ressembler à d’autres usagers (et non à d’autres États ou gouvernements). Or, à défaut de parvenir à ce mimétisme du semblant, la voix de l’Amérique s’éteindrait dans les constellations des communautés affinitaires.

11Afin d’adapter les communications diplomatiques aux propriétés des « sociétés en réseau » – des sociétés perçues comme étant structurées par des réseaux interdépendants –, il serait nécessaire de sortir d’un modèle de télédiffusion de point à masse (de type radio et télévision) et d’engager une communication interactive numérique de point à point, de nœuds à nœuds. Pour restaurer la puissance perdue, désormais distribuée parmi d’autres usagers connectés, il est recommandé de mettre en œuvre une diplomatie publique « relationnelle, réseautée et collaborative » (Zaharna et al., 2013). Selon Rhonda S. Zaharna (2005), cette conversion implique d’accroître le nombre de connexions à travers le monde, au lieu de télédiffuser le plus d’informations possible vers l’étranger comme cela se faisait antérieurement. La « relation » transnationale avec les publics doit primer sur l’internationalisation unidirectionnelle d’informations. Il importe de privilégier l’échange d’informations, dans la participation, à ses formes de diffusion unidirectionnelle.

12À quoi servent cet échange, cette participation ? À « fixer l’agenda » de la conversation, à orienter les sujets de l’attention et à générer autour d’eux de nouvelles conversations (Bjola et Jiang, 2015). À mieux connaître, aussi, les codes culturels des interlocuteurs afin de calibrer plus finement les messages qui leur seront adressés, et à contourner ainsi les « frontières cognitives » (Zaharna, 2005) sur lesquelles butait la communication internationale télédiffusée. La conversion « du monologue au dialogue » (Cowan et Arsenault, 2008), du monologue ethnocentré au dialogue interculturel, doit permettre de mieux « écouter » les publics étrangers (Cull, 2011). À ce titre, les « nouveaux médias » représentent une opportunité en matière de collecte de données puisqu’ils rendent l’écoute « plus facile et plus visible » (ibid. : 5).

13La participation est donc instrumentale. Elle sert à parfaire des techniques d’influence des opinions publiques à l’étranger. La participation, ici, est employée dans l’exercice d’un « nouvel art de gouverner » dont Loïc Blondiaux (2008) a retracé l’avènement à la fin du xxe siècle. Mis en avant dans les années 1960 à l’initiative de défenseurs des droits civiques aux États-Unis, dans un mouvement ascendant donc (d’une base vers les élites), et conceptualisé dans les années 1970 dans le souci de combler les déficits de la démocratie représentative, l’idéal participatif a été remobilisé depuis les années 1990, mais par des élites politiques (ibid.). Dans le même mouvement descendant, les dispositifs participatifs de la diplomatie publique digitale relèvent de ce nouvel art de gouverner les opinions et les comportements politiques. Un art qui ne s’exerce plus uniquement sur des publics nationaux, dans les espaces domestiques, mais sur des publics étrangers.

Le Digital Outreach : du monologue aux… monologues

14L’un des dispositifs pionniers du tournant participatif de la diplomatie publique américaine, le Digital Outreach (DO), fut mis en œuvre en 2006 au sein du département d’État pour lutter contre les sentiments hostiles aux États-Unis dans la région du Moyen-Orient. Les membres du Digital Outreach engagent des conversations (en arabe ou en farsi) avec des usagers sur des sites populaires, discutent de la politique étrangère américaine et la défendent. Leur affiliation au gouvernement américain est notifiée. Leurs interlocuteurs savent donc à qui ils s’adressent, contrairement à d’autres dispositifs similaires. Dans ces conversations, l’échange doit (idéalement au moins) provoquer chez l’interlocuteur un changement d’opinion, puis de comportement. Implicite de l’effectivité du dispositif : il suffirait d’exposer les bonnes intentions du gouvernement, d’échanger des arguments et de confronter les interprétations mutuelles, pour transformer des opinions négatives en opinions positives, des sentiments hostiles en sentiments favorables. L’échange rationnel d’arguments permettrait de déradicaliser des internautes qui, une fois convertis, se feraient l’écho de la voix de l’Amérique au sein d’autres conversations.

15Une étude menée à la suite du discours du Caire du président Barack Obama en 2009, consacrée aux performances de ce dispositif, invite à réviser à la baisse ces ambitions (Khatib et al., 2012 [2011]). Les auteurs montrent qu’il « existe des différences considérables entre les thèmes discutés par le Digital Outreach dans ses publications et ceux avancés par les autres usagers » (ibid.). Autrement dit, le Digital Outreach ne parvient pas à fixer l’agenda des conversations. Plus encore, lorsque ses membres publient des messages positifs, les usagers répondent par des messages négatifs. En réponse à des messages affirmant que les États-Unis ne sont pas en guerre contre les musulmans, par exemple, sont diffusées par d’autres usagers des photographies d’enfants morts sous les bombes américaines. L’échange ne produit donc pas de l’accord, mais génère l’expression de désaccords. Les thèmes ou sujets portés à la discussion font l’objet de ce que l’on pourrait qualifier avec Marshall Sahlins (1989) de travail de malentendu par codage parallèle, si bien que les conversations se soldent par des jeux rhétoriques à somme nulle.

16Plusieurs biais permettent de comprendre pourquoi le Digital Outreach n’atteint pas les objectifs assignés par ses concepteurs. La faible réactivité de ses membres, tout d’abord, contraints de soumettre leurs réponses à la validation d’une équipe de supervision dont les délibérations peuvent durer plusieurs jours. L’affiliation au gouvernement américain, ensuite, apparente de telles communications à une propagande étatique (ce qu’elles sont). L’identité partisane des locuteurs, leurs plans d’action, empêche la conversation de produire les effets attendus. Patente, l’instrumentalisation de l’échange est d’ailleurs ponctuellement signifiée et reprochée aux membres du Digital Outreach par leurs interlocuteurs (ibid.). Enfin, et surtout, l’exercice de la diplomatie digitale, en la matière, crée une hyperfocale sur le temps de l’échange online, au détriment des temporalités historiques et des relations interpersonnelles offline. L’idéal participatif fondé sur l’échange d’interprétations rationnelles se heurte, en effet, au passif historique de l’interventionnisme des États-Unis dans la région, à l’histoire de ses prédations économiques et à celle des alliances sécuritaires avec l’État israélien. Or, les critiques de cet interventionnisme, sédimentées dans les mobilisations panarabes et panislamiques, articulent symboliquement le rapport des populations locales à cette puissance. En faisant abstraction des constructions symboliques du passé, le dispositif du Digital Outreach, loin de les abattre, régénère les « frontières cognitives » (Zaharna, 2005). Et au monologue des médias internationaux succèdent, sur les réseaux numériques, les monologues d’usagers inconciliables. Conversation singulière, faut-il le souligner, que celle du Digital Outreach, sans éthique de la communication, puisque celui qui prend la parole pour convaincre et changer l’attitude de son interlocuteur n’attend pas de cette conversation d’être convaincu en retour, de changer ses opinions initiales.

Ingénierie sociale de la participation protestataire

17Progressivement dans les années 2000, conjointement aux dispositifs du Middle East Broadcasting Networks et du Digital Outreach, le gouvernement étatsunien et des ONG nationales réorientent une partie des activités de diplomatie publique autour des mobilisations protestataires sur les réseaux numériques. Orchestrée par une politique de soutien aux activistes en ligne sous le mandat de Barack Obama (Nocetti, 2011), déployée au travers de sessions de formation délocalisées, une ingénierie sociale de la participation contestataire – la cyberdissidence – est mise en œuvre afin, là aussi, de sécuriser les environnements stratégiques en fonction de l’évolution des écosystèmes de l’information.

18Les bases de cette diplomatie digitale ont été présentées dans le 21st Century Statecraft2, diffusé en 2011 sur le site de la Maison-Blanche. Le document détaille deux niveaux de l’architecture de soutien à la cyberdissidence, rendus publics entre 2009 et 2011. D’abord, le projet « Civil Society 2.0 », officialisé lors d’un discours d’Hillary Clinton en 2009, dont l’objectif était d’« amplifier l’impact des mouvements de la société civile », et, pour ce faire, d’« assister les ONG et les organisations de la société civile dans l’usage des nouveaux outils numériques et des technologies3 ». La politique d’Internet Freedom, ensuite, rendue publique en 2010 dans un autre discours de la secrétaire d’État. Sur fond de rivalité économique avec la Chine, et en référence à la censure dont y fait l’objet Google, elle réaffirme le principe de la libre circulation de l’information et « le droit des peuples à un accès libre à l’information4 » sur l’Internet. À travers ce manifeste, l’administration s’engageait à défendre le droit des dissidents, quelle que soit leur nationalité, à accéder aux moyens de communication numérique.

  • 5 Otpor est une organisation qui a vu le jour en Serbie en 1998 dans le but de lutter contre le régi (...)

19Au-delà de la simple et seule défense des droits, tout un arsenal de ressources de promotion de la cyberdissidence est mis en œuvre, grâce aux financements de l’État fédéral, par le Broadcasting Board of Governors. Des ressources techniques, d’une part, comme des VPN (réseau privé virtuel) ou des unités mobiles de connexion (sous forme de valises) permettant à des dissidents de se connecter n’importe où au réseau et, ainsi, de se soustraire à la surveillance des polices nationales. Des ressources cognitives, d’autre part, allouées à la transmission de savoir-faire en mobilisation digitale protestataire : manuels multilingues expliquant les différentes techniques de contournement des censures sur l’Internet, émissions de Voice of America (diffusant vers l’Iran par exemple) expliquant aux téléspectateurs comment utiliser des VPN, comment naviguer sur l’Internet sans laisser de traces, etc. La politique de promotion de la cyberdissidence s’est aussi appuyée sur des formations délocalisées dispensées par des instructeurs dont le domaine d’activité s’est progressivement professionnalisé depuis le début des années 2000. À partir d’une enquête que nous avons menée à Washington en 2015 et 2016 auprès de 24 formateurs travaillant (et rémunérés) pour le gouvernement fédéral, ou pour des ONG spécialisées dans la promotion de la démocratie (comme la Freedom House ou la National Endownment for Democracy), nous avons pu identifier les jalons de cette professionnalisation. De niveau d’études supérieures (bac + 4 et doctorat), ayant préalablement mené des recherches académiques sur les mobilisations en ligne, ils ont été formés aux techniques de résistance pacifique, en particulier celles usitées dans le cadre desdites « révolutions colorées » en Europe, grâce à la transnationalisation de capitaux d’expériences d’organisations d’activistes comme Otpor5. Les témoignages issus des entretiens indiquent que la politique de cyberdissidence menée par le gouvernement fédéral est à géographie variable. En effet, à plusieurs reprises, les formateurs ont indiqué que des pays alliés des États-Unis, comme l’Arabie saoudite par exemple, ne figuraient pas sur le planning des formations, ce qui atteste empiriquement que la promotion de la cyberdissidence est attenante à la reconfiguration des environnements stratégiques.

20Comment rendre compte de ce choix tactique au regard des bilans, somme toute négatifs, des dispositifs mis en œuvre précédemment ? Cette politique permet de contourner un problème majeur que posaient Al-Hurra ou le Digital Outreach, celui du déficit de crédibilité. Dès lors que la chaîne était assimilée au gouvernement américain et à son agenda régional, ou que les membres du Digital Outreach prenaient la parole pour restaurer l’image du pays auprès d’internautes (voir supra), la crédibilité faisait défaut. Or, en déléguant les opérations de perturbation à des activistes locaux, en déléguant la prise de parole protestataire aux cyberdissidents nationaux, la crédibilité n’est plus en jeu. Notons cependant qu’en Égypte par exemple, dans la période protestataire initiée à partir de 2012, la contre-révolution du régime post-Moubarak s’est appuyée sur l’argument de l’ingérence des États-Unis, au moyen de ces formations, pour jeter le discrédit sur les activistes locaux.

La diplomatie publique pilotée par les données

21Alors que les activistes sont formés à la cyberdissidence, le personnel diplomatique américain est, pour sa part, formé aux techniques de communication sur les réseaux sociaux numériques à partir de 2011 (Cull, 2012). Avec ces formations et les capitalisations d’expérience, les pratiques ont évolué d’une première phase de digitalisation, de 2007 à 2014, à une seconde, de 2014 à aujourd’hui (Manor, 2019). Sur les réseaux socionumériques, ces professionnels privilégiaient initialement une approche axée sur la diffusion de plaidoyer, selon des habitudes façonnées au sein du département d’État américain (Cull, 2012). Linéaire, centrée sur l’argumentation, ciblant des réseaux d’élites, la diplomatie en ligne serait devenue, dans la seconde phase, algorithmique et sur-mesure, narrative et axée sur des réseaux de gatekeepers de communautés affinitaires (Manor, 2019). Progressivement, les professionnels de la diplomatie auraient donc transformé leurs comportements en intégrant les normes et valeurs de la « société digitale » (Manor, 2017).

22Changement majeur parmi les éléments constitutifs de cette « nouvelle diplomatie » : les « feedbacks » des publics en ligne. Ces « retours » servent à profiler les comportements des usagers et optimiser les techniques de communication (voir supra). Le traitement de ces données permet également de trouver une solution (ou un semblant de solution) aux problèmes, régulièrement soulevés tout au long de l’histoire de la diplomatie publique, de la mesure de son effectivité (Snow, 2020) et, consécutivement, de l’évaluation des programmes et des compétences de ces professionnels. « Aucune caisse enregistreuse ne sonne lorsqu’un homme change d’avis », déclarait Edward R. Murrow, directeur de l’United States Information Agency en 1961 (ibid.), en réponse aux injonctions d’évaluations quantitatives de ses autorités de tutelle. Pendant la guerre froide, en effet, dans le souci de rendre compte aux contribuables américains des dépenses consenties dans ce domaine, s’est imposé l’idéal d’une mesure objective de l’influence, d’une diplomatie publique pilotée par les données (Bean et Comor, 2017). Les performances des dispositifs télévisuels et radiophoniques américains diffusant vers l’étranger étaient évaluées, entre autres moyens, par des enquêtes d’opinion ou focus groups, mais ces méthodes posaient (au moins) deux difficultés. Seuls ceux qui acceptaient de répondre étaient pris en compte, et une partie importante des destinataires n’étaient pas directement interrogés puisqu’ils vivaient dans des pays où les enquêtes ne pouvaient être menées.

  • 6 United State Advisory Commission on public diplomacy, « Data Driven Public Diplomacy: Progress Tow (...)

23Publié en 2014, le rapport de la United State Advisory Commission on Public Diplomacy, intitulé Data Driven Public Diplomacy6, dresse le même constat relatif aux difficultés de mesurer l’efficacité des programmes. Mais ses auteurs, essentiellement des universitaires spécialisés dans le domaine, font preuve d’un certain optimisme quant aux « progrès » que génère la digitalisation, grâce aux techniques de collecte et d’analyse des données numériques. D’une certaine façon, la diplomatie publique 2.0 a satisfait l’idéal managérial de mesure quantitative de l’influence. Les professionnels du secteur ont intégré dans leurs pratiques l’usage des instruments de mesure des communications en ligne, en utilisant les métriques du Web en général, et celles de la social media analysis en particulier. Nombre de commentaires, de partages, de scores émotionnels, d’objectivations chiffrées de l’autorité sociale d’un usager sont autant de données quantitatives désormais utilisées pour mesurer les effets des programmes, évaluer les compétences des opérateurs. Il importe juste, préconisent les auteurs du rapport en 2014, d’harmoniser les méthodologies et les instruments de mesure entre les différents bureaux, et de développer les relations entre diplomates et data scientists.

24Pourtant, les quantifications du Web ne permettent pas plus de prouver l’influence recherchée que d’autres techniques de mesure. Dans une analyse critique des indicateurs quantitatifs de performance en diplomatie publique, James Rider (2015) résumait judicieusement leurs limites :

« Alors que le département de formation en diplomatie publique du Foreign Service Institute a fait un excellent travail en enseignant aux agents comment concevoir des objectifs “SMART” (spécifiques, mesurables, réalisables, pertinents et limités dans le temps), la plupart des objectifs qui répondent à ces critères stricts sont mesurables en termes de personnes formées, personnes touchées, nombre de participants plutôt que l’impact que nous recherchons in fine (compréhension acquise, esprits changés, etc.)7 ».

25Le nombre de partages, de commentaires, ou un score émotionnel, ne prouvent pas que l’exposition aux messages et la participation à la conversation aient transformé les attitudes, changé les comportements politiques. Cela prouve seulement que les conversations ont généré d’autres conversations, et que ceux qui se sont exprimés l’ont effectivement fait. Hors du périmètre de la mesure, il n’est pas établi si les sujets débattus l’étaient déjà hors ligne, ni si les avis (favorables, défavorables) ont changé dans les arènes digitales. Par ailleurs, le recours aux techniques de mesure quantitatives tend à occulter une incertitude consubstantielle à tout programme de diplomatie publique. En effet, alors que la mesure présuppose qu’il existerait une causalité linéaire entre un programme et le résultat souhaité, les résultats ne sont jamais directement et exclusivement attribuables à ces programmes (ibid.). Le fétichisme de la technique (Bean et Comor, 2017), en ce sens, prescrit de quantifier un phénomène qui n’est jamais complètement quantifiable.

Conclusion

26Le développement de la diplomatie publique digitale, et la mise en œuvre de dispositifs visant à engager des usagers dans des conversations relatives à la politique étrangère américaine, vont de pair avec un constat récurrent tout au long de son histoire récente. Constat d’une perte de puissance de l’État, d’une érosion de son pouvoir au profit d’acteurs non étatiques. La perte d’un monopole dans le domaine de l’information diplomatique se ferait au profit d’acteurs disséminés, loquaces et hostiles. Depuis ce constat originel, le travail intellectuel des spécialistes du champ, praticiens et universitaires, a consisté à appréhender les conditions de restauration de la puissance. Initialement facteur d’insécurité, la conversation en ligne a été perçue et promue à travers de nouvelles opportunités stratégiques. Les dispositifs d’incitation à la participation et à la prise de parole, la traçabilité des communications en ligne, permettent d’optimiser l’« écoute », c’est-à-dire de collecter et de traiter de manière automatisée des données sur les opinions, les émotions et les comportements des usagers. L’histoire de la digitalisation de la diplomatie publique, en cela, est l’histoire de l’avènement d’un nouvel art de gouvernement des publics étrangers, un art de conduire les conversations pilotées par les données usant des techniques de propagande intégrant les métriques du Web dans la mesure de son effectivité.

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Notes

1 La diplomatie publique se déploie dans d’autres domaines, comme l’éducation et la culture. Seul est considéré, ici, celui de la communication internationale.

2 Accès : https://2009-2017.state.gov/statecraft/overview/index.htm (consulté le 24 mai 2022).

3 Accès : http://www.state.gov/statecraft/tech/society/index.htm (consulté le 12 avr. 2016).

4 H. Clinton, « Remarks on Internet Freedom », 21 janv. 2010. Accès : https://2009-2017.state.gov/secretary/20092013clinton/rm/2010/01/135519.htm (consulté le 24 mai 2022).

5 Otpor est une organisation qui a vu le jour en Serbie en 1998 dans le but de lutter contre le régime de Slobodan Milosevic. Elle a créé un centre de « formation pour l’action non violente » où ont été formés de nombreux activistes européens.

6 United State Advisory Commission on public diplomacy, « Data Driven Public Diplomacy: Progress Towards Measuring the Impact of Public Diplomacy and International Broadcasting Activities », 22 oct. 2014. Accès : https://2009-2017.state.gov/pdcommission/reports/231733.htm (consulté le 24 mai 2022).

7 Accès : https://afsa.org/proving-public-diplomacy-programs-work (consulté le 24 mai 2022).

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Pour citer cet article

Référence papier

Olivier Koch, « La « diplomatie publique digitale » des États-Unis, nouvel art de gouvernement des publics étrangers en ligne »Questions de communication, 41 | 2022, 115-128.

Référence électronique

Olivier Koch, « La « diplomatie publique digitale » des États-Unis, nouvel art de gouvernement des publics étrangers en ligne »Questions de communication [En ligne], 41 | 2022, mis en ligne le 01 octobre 2022, consulté le 23 septembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/28800 ; DOI : https://doi.org/10.4000/questionsdecommunication.28800

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Auteur

Olivier Koch

Université Côte d’Azur, Imredd, F-06103 Nice, France

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