2En effet, la notion de participation fait l’objet d’une inflation dans les discours politiques et tend à être présentée comme la solution aux nombreux problèmes de désintérêt des citoyens à l’égard de la représentation politique. La participation rend possible une réorganisation des modes traditionnels de relation entre citoyens et élus. « Une rhétorique partenariale, fortement relayée, se fait jour, fondée à la fois sur une valorisation de la praxis des acteurs, et sur une croyance dans leur capacité dialogique » (Errecart, 2013 : 221). Elle permettrait aussi de proposer une horizontalisation du pouvoir au sein d’une entreprise, d’insuffler une plus grande interaction entre les intervenants d’une émission télé et leur public ou encore de valoriser la connaissance d’un amateur auprès d’une institution culturelle. Les injonctions à la participation sont légion tels des « impératifs catégoriques », quel que soit le domaine d’activité (Roginsky et al., 2021). Les mots qui réussissent socialement, tels que la participation, « sont souvent ceux qui sont capables d’agglomérer chez des locuteurs très divers une pluralité de sens qui flirte avec la confusion, d’être perçus comme les réceptacles de promesses et de valeurs diverses » (Neveu, 1997 : 13).

3À mesure que le vocabulaire de la participation pénètre des univers variés d’interventions ou d’expériences, les angles adoptés pour en apprécier la portée se multiplient (Pelchat, 2010). Selon les champs sociaux ou politiques, la participation prend des formes différentes et le terme est alors utilisé très largement pour décrire des réalités diverses : on peut voter pour élire le produit de l’année, faire interagir le public d’une émission ou d’une pièce de théâtre, établir un partenariat autour d’un projet d’intérêt collectif, débattre avec d’autres utilisateurs des plateformes de médias sociaux ; on peut prendre part à un dispositif politique officiel de redistribution du pouvoir, cocréer un projet au sein d’une entreprise ou d’une commune/municipalité, contribuer à un sondage ou à une consultation, impliquer un malade dans son parcours de soins, signer une pétition… L’hypothèse de l’émergence de formes nouvelles de participation politique bouscule également les frontières entre expression, participation, engagement et mobilisation (Blanchard et al., 2013). Nonna Mayer (2010 : 57) rappelle que, dans la définition de la participation, « la dimension expressive et symbolique des comportements a été revalorisée ». À tel point qu’à la notion de participation sont parfois préférées celles de répertoire d’actions (Saurugger, 2002) ou bien de parole politique (Monnoyer-Smith, 2011). Par l’articulation des pratiques et des répertoires d’actions, « participer, c’est ainsi prendre part à des univers de sens en train de se faire, s’initier à des formes d’expérience publique, apprendre à maîtriser des processus de catégorisation et d’argumentation, des manières de voir et de dire et des activités de coopération et de communication – autant de modalités d’engagement dans un monde commun » (Céfaï et al., 2012 : 13).

4Le contexte contemporain contribue évidemment au caractère axiomatique de la participation, lequel concourt à ce que les participants identifient eux-mêmes différentes pratiques comme relevant de la participation. Selon Thierry Maillet (2007), les sociétés occidentales seraient guidées vers une société de la participation révélant une volonté d’ouverture aux autres et une « génération participation » qui serait devenue une classe de valeurs plutôt que d’âge. Le développement exponentiel des usages contributifs en ligne – Web 2.0 – (Proulx, 2017 ; Ertzscheid, 2014) constitue un autre élément du contexte (journalisme participatif, documentaires amateurs et militants, encyclopédie collaborative), tout comme l’appropriation démocratique des dispositifs techniques. Les citoyens s’approprient les codes stylistiques et les nouvelles formes de connaissance de la culture participative en ligne (une connaissance partagée, cumulative, contributive). En effet, l’environnement du Web offre un large éventail de formes de participation politique qui adoptent différentes formules : sites Web pour groupes d’activistes, forums de discussions et de débats, documentaires sur des manifestations et affrontements politiques mis en ligne sur YouTube. Cette visibilité des débats et cette omniprésence de lieux de participation concourent à l’évidence et à la pluralité de la participation.

La communication comme composante de la participation

5L’évolution du contexte décrite ci-dessus favorise également une intrication de la participation et de la communication. L’évolution des modalités de communication en tant que pratiques culturelles, sociales, politiques ou économiques s’opère dans un contexte de mutation du paysage médiatique et au cœur d’un processus de médiatisation croissante des relations sociales. Florence Millerand et al. (2010 : 4) pensent qu’il faut « envisager la mutation de la communication dans les termes, non pas d’une révolution, mais d’une évolution graduelle et progressive des usages qui s’articule autour du déplacement d’un modèle de la diffusion vers un modèle de la participation et de la contribution ».

6L’intrication de la participation et de la communication réside autant dans des glissements sémantiques que dans des mouvements de va-et-vient entre des rhétoriques et des pratiques. Les deux termes partagent initialement les mêmes signifiants : partage, relation, faire part de, avoir part, participer à. Le rôle de l’imaginaire lié aux deux notions est central dans cette articulation. En effet, participation et communication renvoient toutes deux à l’idée d’un lien universel, à l’idéal de « communication planétaire » (Breton, 1992), voire de « fusion communautaire » (Mattelart, 1999). La participation et l’interaction avec le citoyen sont envisagées pour rétablir les liens ou renouer le lien entre la société civile et le politique par exemple (Bacqué et Sintomer, 2001). Les pratiques se coconstruisent sur la base de références aux imaginaires de la participation et de la communication. Les imaginaires de la communication comme lien universel ou moyen du vivre ensemble se mêlent à ceux de la participation comme idéal d’échange, de partage, de débat et de concertation. « Le management participatif ou la communication participative […] sont peut-être l’illustration d’un concept migrateur qui se loge partout où un besoin de “reliance” […], à visée fonctionnaliste, se fait sentir entre l’émetteur et le récepteur » (Monseigne, 2009 : 32). Par ailleurs, les pratiques et les discours sur la participation interrogent les visions de la communication qu’elles mobilisent. Ainsi font-elles écho aux réflexions développées par John Dewey qui voit la participation comme un critère pour hiérarchiser le degré de communication (Quéré, 2014). Plus le degré est élevé et la forme de communication élaborée, plus sa portée sociale serait significative.

Construction de la communication et déconstruction de la participation

10Dès lors, certains auteurs sont très critiques quant à cette collusion entre communication et participation citoyenne. Par exemple, Jodi Dean (2008) pense que la myriade d’idées exprimées et de réseaux, ainsi que les idéaux de participation et d’accès à l’information, minent les opportunités d’engagement politique et citoyen, parce que la communication serait devenue un facteur d’existence et non de signification. Elle estime que les médias sociaux sont présentés comme les outils du changement social, de la démocratie et de la liberté d’expression mais que dans un même temps ils ont pour effet de faire baisser la participation réelle et la prise de risque. Les médias sociaux seraient perçus positivement à partir de deux aspects qu’elle juge relever du fantasme : le fantasme de l’abondance et le fantasme de la participation. Tandis que l’abondance d’informations et de messages est en général perçue comme un facteur d’accroissement du potentiel démocratique, J. Dean, quant à elle, dénonce la diffusion d’informations et de messages comme révélateur du fait que ce qui importe après tout c’est d’être là, d’en être et non d’obtenir une réponse. Les individus évolueraient dans un mélange inerte de communication et répondraient à leur propre besoin de se sentir informés et engagés, ce qu’elle nomme « le fantasme de la participation ». Dans le même ordre, certains relèvent l’ambiguïté dans la définition de la participation jugée tantôt comme un artifice ou un gadget électoral plutôt que comme un courant, tantôt comme une amplification de la démocratie d’opinion avec la crainte qu’en donnant la parole à tout le monde sur tous les aspects à tout moment, une politique des sondages devienne la norme. La réflexion politique sur la participation apparaît alors « comme le prolongement d’un comportement individuel qui monte dans la société de la consommation depuis quelques années et qui se diffuse fortement à d’autres univers » (Maillet, 2007 : 24). Peter Dahlgren (2012 : 16), même si sa critique est moins radicale, souligne toutefois que la démocratie réclame des expériences hors ligne : « Si le Web offre un environnement important pour la participation sociétale, il n’est guère – en particulier chez les plus jeunes – ressenti comme radicalement à part de leur vie en général. Toutefois, sur le plan sociologique, on peut avancer […] que certaines fonctions sociales nécessitent aussi des éléments de rencontres in vivo, en face à face, pour pouvoir être reconnues. La démocratie en fait partie ».

11Cependant, si nous reprenons l’exemple de l’ICE et de la participation au niveau européen, les technologies en soutien à la participation (plateformes en ligne, outils collaboratifs) ont favorisé la proximité entre les associations militant sur une même thématique. Ces outils et modes de faire sont de puissants vecteurs de mobilisation sociale et politique, transformant les « collective actions » en « connective actions » (Bennett et Segerberg, 2013). Les technologies ont aidé à démocratiser la société civile, à apporter des changements dans les structures, à insérer de nouveaux types d’acteurs, à instaurer plus d’égalité entre les différentes associations (au sein d’une initiative, une association locale peut participer au même titre qu’un grand syndicat européen), à modifier le poids entre le centre et la périphérie et à développer les contacts. Les pratiques de communication et l’appui des TIC ont permis aux coalitions autour des initiatives de collaborer plus facilement et de se coordonner dans une action dans le temps court (un an de récolte de signatures pour l’exemple de l’ICE). Les pratiques de communication et les technologies en soutien à la participation ont permis de renouveler quelque peu le public de la participation européenne, non par elles-mêmes, mais en procurant aux acteurs les moyens de le faire. Ainsi sont-elles intervenues dans le mode de construction des nouveaux collectifs autour des initiatives, en permettant de rassembler des associations de toutes tailles, de tous niveaux et provenant de partout en Europe (et non plus uniquement des grandes associations-fédérations européennes). Ces associations citoyennes qui sont ancrées dans un territoire, dans une pratique et dans une cause favorisent un élargissement par le bas de la sphère publique, une transformation par le bas de la démocratie. Ces associations ont communiqué largement et utilisé toute une série de technologies pour chercher à toucher le grand public européen et le convaincre de signer. Pour la première fois dans la participation citoyenne européenne, le participant final (dans ce cas le signataire) est bel et bien le citoyen individuel. Et la totalité des participants rencontrés en sont convaincus, cela n’aurait pas été possible sans cette communication massive qui leur a permis de faire percoler toute une série d’enjeux européens et de préoccupations auprès d’un public en général très peu touché par la participation citoyenne (Dufrasne, 2016b).

Conclusion

12La façon dont les institutions et les organisations envisagent de mettre en place la participation a évolué. Les dispositifs participatifs sont la traduction matérielle de l’évolution des politiques participatives et révèlent l’évolution des normes d’action (Mabi, 2011 ; Dufrasne, 2019a). Une certaine conception de la démocratie est rendue opérationnelle par l’institution qui met en place la participation, est « inscrite » dans un dispositif et retravaillée par les participants. En effet, l’étude des pratiques met au jour les mécanismes de réinterprétation dont les normes et les dispositifs font l’objet depuis leur création jusqu’à leur appropriation par les acteurs. Par exemple, le dispositif de l’ICE voit se confronter en son sein deux visions différentes de la façon dont se forment les publics en démocratie. En considérant un dispositif institutionnel proposant une certaine participation, une première vision est celle d’une participation volontaire, une proposition faite aux citoyens de s’impliquer dans la politique européenne, de venir « faire public » comme la Commission l’entend. Dans cette conception normative, l’expression serait légitime parce qu’elle intervient au sein d’un dispositif institutionnel qui va contribuer à faire évoluer les formes de citoyenneté en fonction de ses caractéristiques sociotechniques. Dans la seconde vision, il s’agirait plutôt des façons de problématiser l’objet du débat et des conditions dans lesquelles il est débattu qui vont déterminer la manière dont le public va s’investir. En effet, la récolte de signatures n’est qu’un des éléments d’un plan d’action plus large. En proposant d’autres conditions de participation en complément ou en marge du dispositif institutionnel, les promoteurs d’initiatives vont venir modifier l’investissement, la participation. Les acteurs peuvent alors, d’une certaine manière, s’émanciper des programmes institutionnels rigides. Jürgen Habermas (1997 : 332) distingue « d’un côté les délibérations qui sont menées pour parvenir à une décision et qui sont régulées par des procédures démocratiques et, de l’autre, les processus informels de formation de l’opinion qui se déroulent dans l’espace public ». Il est donc important de s’intéresser, dans le cadre de certains dispositifs institutionnels, aux processus informels qui se déroulent en marge du dispositif. En effet, dans le cas de l’ICE, mise à part une audition publique formelle prévue par la réglementation pour les initiatives réussies, les moments de débats sont plutôt organisés en marge du dispositif, de manière informelle, par les acteurs des initiatives. Ces débats permettent parfois d’amorcer une politisation auprès de leur public et de publiciser des problèmes sociaux ou économiques, de sorte qu’on puisse observer l’émergence au niveau européen de « contre-pouvoirs délibératifs temporaires » (Carrel, 2006). Pour les participants aux initiatives, la participation citoyenne est la démocratie en action, ce que Jacques Rancière (2005) appelle la « démocratie pratiquée ». Selon eux, agir ne veut pas dire se cantonner à s’inscrire dans un dispositif institutionnel. Par la participation citoyenne telle qu’ils l’envisagent et l’expérimentent, ils se réoctroient le rôle d’acteur et d’initiateur – ce que sous-entend d’ailleurs le terme « initiative ».

14La démocratie participative fait la promesse d’une forme de rééquilibrage des rapports de force et de redistribution du pouvoir. Cette promesse n’est pas souvent tenue en ce que de nombreux dispositifs institutionnels ne permettent aucunement l’expression ou l’égalisation des rapports de force dans un escamotage de la conflictualité (Dufrasne, 2019b), cette conflictualité étant pourtant inhérente à la démocratie et à la politique de manière plus générale. Lorsqu’on tente d’appréhender une citoyenneté plurielle, la dimension du conflit est importante. Certains travaux considèrent d’ailleurs le conflit comme l’essence du politique (Mouffe, 1999 ; Rancière, 2005). Il est intéressant à ce titre de replacer la participation dans l’ensemble des initiatives touchant aux relations avec le pouvoir en se posant la question du type de pouvoir attribué aux participants et imaginé par ceux-ci. « Toute expérience participative constitue une opportunité pour une critique des formes de domination sociale et politique. Cette capacité critique apparaît dans les jeux de disqualification croisée comme dans la résistance qui leur est opposée » (Rui, 2007 : 68).

15L’intrication entre la participation et la communication, la prédominance du caractère technique des dispositifs participatifs, leurs objectifs peu clairs ou utilitaristes minent la confiance qu’ont les citoyens dans la participation elle-même, alors même que ses objectifs idéaux visent l’effet inverse. Dès lors, l’un des principaux défis de la participation des citoyens est de garantir que le processus soit à la fois authentique, inclusif et délibératif (Suteu et Tierney, 2018) tout en l’inscrivant pleinement dans le processus de démocratie représentative. Afin d’atteindre ces objectifs, plusieurs réformes constitutionnelles récentes – par exemple en Islande, en Irlande et en partie au Luxembourg – ont complété l’utilisation du référendum à la fin du processus par des assemblées de citoyens ou des mini-publics qui contribuent à l’élaboration des réformes constitutionnelles. La délibération joue par exemple un rôle important pour l’intégrité dans la phase préélectorale des référendums constitutionnels (Kersting et Grömping, 2021) et la participation y joue son rôle pédagogique et produit ses effets d’apprentissage du « faire société ». L’injonction à la participation dans un tel cadre revêt alors un rôle relativement important en ce qu’elle conduit le participant à une adhésion et à un engagement dans une entreprise commune, à viser cet intérêt collectif en tant que partie intégrante de la démocratie.