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Pandémie et stratégies de communication : rupture ou continuité ?

Naissance de l’infodémiologie. Le cas de l’OMS : vers une nouvelle organisation mondiale de l’information sanitaire ?

The birth of infodemiology. The case of WHO: towards a new global health information organization?
Olivier Aïm et Anneliese Depoux
p. 159-172

Résumés

La crise sanitaire du Covid-19 a fait apparaître, comme aucun événement sanitaire avant elle, l’importance de la question des informations, des médiations et des données. Si l’on a pu croire jusqu’ici que le rôle des médias ne relevait auparavant que de questions de médiatisations et de représentations, l’explosion des fake news, des théories complotistes et des controverses médicales a fait la démonstration que le champ de la santé était indissociable de celui des processus communicationnels. L’influence, la viralité et la contagion ont symboliquement lié le domaine épidémiologique et le domaine médiologique. Popularisée par l’OMS à l’occasion de la crise du Covid-19, la notion d’infodémie s’inscrit dans un modèle et un projet plus larges : l’infodémiologie. Loin de se cantonner à identifier sous un nouveau nom la réalité d’objets informationnels dysfonctionnels ou pathologiques, il s’agit de produire les cadres d’une nouvelle « discipline », voire d’une nouvelle science. Ainsi formulé, le projet pourrait prêter à sourire. Il nous semble, en effet, que ce projet, partant de bonnes intentions, reproduit une conception mécanique des processus d’information et de communication. Cet article vise, d’une part, à montrer quels en sont les ressorts et les limites. D’autre part, nous cherchons à remettre en perspective ce projet avec une histoire plus ancienne des théories de la « viralité » qui sont en jeu. Enfin, il nous semble que, d’un point de vue épistémologique, ce projet désigne notre propre discipline, les sciences de l’information et de la communication (SIC), et mérite que nous l’analysions avec minutie.

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Texte intégral

  • 1 On peut avant tout penser au cours du Collège de France de 1978-1979 que M. Foucault (2004b) nomme (...)

1En intitulant cet article « Naissance de l’infodémiologie », il s’agit pour nous de l’inscrire dans une perspective foucaldienne1, tout en produisant une analyse communicationnelle et même méta-communicationnelle du projet affirmé que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) défend et développe à l’occasion de l’émergence de la crise sanitaire du Covid-19. De fait, l’infodémiologie, en tant que discipline portée par un des acteurs institutionnels les plus puissants en matière de santé, articule de manière explicite l’épidémiologie, la santé publique et la question des nouveaux médias. Plus précisément, elle prend acte du rôle de plus en plus prégnant, selon elle, des médias et notamment des réseaux socionumériques dans les processus de diffusion des « fake news », dont l’importance est telle que, se faisant « infodémies », elles participent structurellement à la logique épidémique. Or, l’OMS ne se contente plus depuis mars 2020 de pointer les médias et les transmissions d’informations (bonnes et/ou mauvaises) comme un phénomène ou une menace, mais les désigne comme un objet d’étude, de réflexion et d’intervention.

2Pour les sciences de l’information et de la communication (SIC), la promulgation de l’infodémiologie comme nouvelle « science » recoupe trois intérêts et enjeux décisifs :

  • du point de vue synchronique, elle relève d’un discours et d’une pratique qui renouvellent la communication de type institutionnel à l’échelle internationale ;
  • du point de vue diachronique, voire « archéologique », elle actualise en la rendant particulièrement vive la métaphore « virale » à travers l’énonciation de conceptions et de modélisations de nature théorique ;
  • du point de vue épistémologique, elle nourrit une pensée et une série d’impensés portant sur le modèle informationnel de l’infodémie, qu’elle envisage en tant que diffusion de contenus « pathogènes » sur les réseaux et les plateformes numériques.

3Dans le cadre de cet article – qui apparaît comme une étape pour un travail beaucoup plus ample – nous tentons de croiser ces trois pistes en nous focalisant sur trois approches et autant d’objectifs d’analyse :

  • premièrement, l’accent est mis sur la place de l’information dans le projet infodémiologique. Le gouvernement des vivants est devenu indissociable de la nature « sémiotique » de l’environnement – ce qu’on appelle parfois « infosphère » (Floridi, 2014) – dans lequel les individus évoluent. C’est dans ce cadre que la métaphore virale prend toute sa dimension, au point de constituer le nœud dialectique du modèle théorique de l’OMS ;
  • deuxièmement, il s’agit de mettre en perspective métathéorique ce projet de type biopolitique. En nous inscrivant dans l’approche « gouvernementale » de Michel Foucault, il nous semble possible d’analyser le passage que l’OMS est en train d’opérer vers ce que l’on pourrait presque décrire comme une perspective « infobiopolitique » tant l’analogie est devenue forte entre le fonctionnement et le risque épidémiques, d’un côté, et le fonctionnement et le risque communicationnels, de l’autre ;
  • troisièmement, nous présentons les premiers linéaments d’une analyse en cours de l’écosystème médiatique sur lequel repose l’action infodémiologique selon l’OMS et dans lequel cette proposition réflexive tend à agir. Nourrie d’une conception informationnelle qui lui est propre, l’OMS convertit ses modèles en cartographie d’acteurs et d’opérateurs numériques destinés à « prévenir » et à « traiter » les infodémies ainsi définies.

De l’infodémie à l’infodémiologie

  • 2 Professeur à l’université de Toronto, G. Eysenbach fait remonter les premières études « infodémiol (...)

4Si l’OMS n’est pas la créatrice de la notion, elle est à coup sûr l’opératrice actuelle de sa promotion symbolique, à la faveur d’un projet déterminant et déterminé : l’élaboration d’une discipline au sens fort du terme. À cet égard, sont particulièrement révélateurs les infléchissements du projet infodémiologique de ses origines à sa consécration en période de Covid-19. À l’origine, il s’agissait d’abord de se servir des plateformes socionumériques dans un but de recueil de données et de partages multiples destinés à mieux comprendre le fonctionnement médiatique et à mieux comprendre, en retour, le fonctionnement épidémique, en ce qu’il est reflété et relayé par les réseaux sociaux, à commencer par Twitter (Chew et Eysenbach, 2010). Plus précisément encore, on peut rappeler que l’on considère communément que la notion d’infodémie se forge véritablement avec Gunther Eysenbach2 en 2002 (voir Eysenbach, 2002) et que le terme apparaît dès les années 1990 dans l’analyse des liens entre le Web et la crise du H1N1. Dans cette même logique, on peut citer le cas de la prévention de la dépression et du suicide sur le plan de la santé mentale.

  • 3 T. Adhanom Ghebreyesus, Conférence de Munich sur la sécurité, 15 févr. 2020. Accès : https://www.w (...)

5Dans ce premier cadre analytique, l’infodémie a avant tout une fonction indiciaire. Il s’agit par son observation de fournir des éléments du type de l’indication, du symptôme ou du signal, aptes à accompagner le chercheur en épidémiologie ou en santé publique sur des phénomènes de nature épidémique en train de se former ou de s’intensifier. On passe avec le projet de l’OMS de la fonction indiciaire au terrain de la lutte et de l’intervention. On passe de l’infodémie comme auxiliaire de la connaissance à la désignation de l’infodémie comme un nouvel enjeu de connaissance. Une connaissance orientée vers un projet beaucoup plus actif dans la lutte contre les infodémies et les fake news. Or, cette lutte est d’une telle urgence qu’elle doit se doter d’un arsenal heuristique et épistémique que l’OMS reprend à son compte en 2020 sous l’intitulé de l’« infodémiologie ». De sorte que, pour la recherche en SIC, il n’est pas si courant en effet d’assister à l’annonce de la naissance d’un champ voire d’une science. À plus forte raison dans des termes aussi explicites. Et pourtant c’est bien le rôle et l’objectif que se donne l’Organisation mondiale de la santé dès le début de la gestion de l’épidémie. « Nous ne combattons pas […] une épidémie [mais] une infodémie3. » La notion même d’infodémie, si elle n’a pas fait son apparition à ce moment-là, connaît elle aussi une intense accélération.

6Le projet épistémologique et institutionnel de l’OMS est clairement assumé : fonder une discipline, destinée à agir sur un phénomène qui met en péril la santé et, plus fondamentalement encore, la sécurité sanitaire. Nous parlons de discipline au sens fort ici, dans la mesure où il s’agit de produire à la fois une connaissance et une action. Nous pouvons mentionner ainsi les définitions générales qu’en donne l’OMS dès les premiers temps de la crise sanitaire : « Par “infodémiologie”, on entend la science de la gestion des “infodémies” », c’est-à-dire de « la surabondance d’informations, certaines fiables et d’autres non, observée au cours d’une épidémie ». Et, de manière encore plus opérationnelle, « dans le cadre de cette réunion, l’expression “infodémiologie” est définie comme la science de la gestion des infodémies4 ».

7En ce sens, on peut dire que la situation actuelle de l’infodémiologie repose sur un double postulat : une meilleure connaissance du fonctionnement communicationnel des informations (logique de compréhension) et une recherche de méthodologies pour gérer l’infodémie et ses risques (logique d’intervention). Il reste que risques infectieux et risques communicationnels sont mis sur un même plan.

Pensée et impensés communicationnels

8Pour tout chercheur en SIC, le terme même d’infodémiologie s’avère intriguant. Du point de vue lexical, il se présente comme la substantivation à caractère savant d’un terme lui-même produit comme un mot-valise : infodémie comme épidémie informationnelle, c’est-à-dire à entendre implicitement comme épidémie de bonnes ou de fausses informations, en tout cas d’un nombre important d’informations qui peuvent produire de la désinformation, de la contre-information, mais aussi de la méta-information. Le mot entre également dans un réseau lexical maintenant bien établi : « infosphère », « infox », « infomédiaire », « infobésité ».

9À l’oreille, l’infodémiologie produit un autre effet d’interférence heuristique : il est difficile de ne pas entendre la métathèse que pourrait donner le terme d’infomédiologie, qui résonne à la fois avec le projet médiologique des années 1990 et avec la dimension « médiatique » en creux dans les théories informationnelles qui nous occupent depuis une dizaine d’années autour des fake news.

  • 5 OMS, « L’Organisation mondiale de la Santé et la Fondation Wikimédia élargissent l’accès aux infor (...)

10Mais, du point de vue notionnel et théorique, l’infodémiologie est porteuse d’un questionnement encore plus riche : si l’on en suit l’OMS elle-même, l’infodémie est définie comme « une surabondance d’informations et une diffusion rapide de nouvelles, d’images et de vidéos trompeuses ou inventées de toutes pièces5 ». Ce qui est au cœur de la notion, c’est la question de la diffusion. De sorte que se pose la question de la nature même du lien épistémologique entre épidémie et information. A-t-on affaire à une analogie ? Une métaphore ? Une dialectique ? En réalité, nous pouvons considérer que les trois niveaux sont concernés et même interreliés.

Une analogie

11Dans la théorisation infodémiologique en cours, on retrouve des notions et des processus liés : diffusion, propagation, et, par extension, contamination, contagion et infection. Appréhendée en fonction des supports qui la diffusent (image, publications, vidéos), l’information s’inscrit dans un processus de communication défaillant, ou plutôt apte à produire des dysfonctionnements et des maladies. Comme on le voit dans une autre définition plus ample par l’OMS : « Les informations trompeuses se comportent comme des agents pathogènes pendant une épidémie : elles se propagent plus rapidement et à plus grande échelle, complexifiant la conduite des interventions d’urgence6 ».

  • 7 Sur le modèle « interventionnel » de l’épidémiologie, on peut citer l’article classique de P. Quén (...)

12En effet, on ne peut manquer de noter l’emploi du terme pivot de « pathogènes ». Au fond, le cœur de l’analogie porte sur la notion de pathologie. Les (mauvaises) informations sont comparables à des maladies qu’il s’agit de « combattre », d’éliminer, de prévenir, de guérir. Dans le contexte actuel, les mauvaises nouvelles sont dans une nuisance comparable à la maladie du Covid-19. Par analogie, l’infodémiologie doit s’aligner sur le modèle normatif et « interventionnel7 » de l’épidémiologie tel que l’adopte l’OMS (Guilbaud, 2021) : étudier, quantifier, objectiver, mais aussi anticiper, alerter et conduire à la production de dispositifs d’action coordonnés. L’infodémiologie s’inscrit ainsi dans un paradigme de l’épidémiologie davantage tourné vers l’action. À cet égard, on note qu’une notion qui est centrale dans la pratique épidémiologique ne cesse de se redéfinir et de se développer dans le cas du projet infodémiologique jusqu’à produire de nouveaux dispositifs : la surveillance. Une surveillance qui n’est plus seulement pensée en fonction des faits, des données et des évolutions de la crise sanitaire, mais qui se trouve directement adossée aux questions de communication, de circulation et de partage des informations sur les faits épidémiques. L’infodémiologie met au centre de son intervention au sein de l’espace public et des espaces numériques les enjeux d’une cartographie, d’un suivi, d’une vérification et, finalement, d’une meilleure maîtrise de la nature et des modalités de circulation des informations. Nous y reviendrons plus amplement par la suite.

Une métaphore

13Dans le prolongement de cette approche, le cadrage infodémiologique passe un cran pour se fondre dans une métaphore (Simon et Camargo, 2021), soit un déplacement sémantique et symbolique : le fonctionnement de l’infodémie s’apparente au fonctionnement du virus. Il se propage dans le corps social selon une logique de contact et de contagion, qui nécessite une prévention afin d’obtenir une immunité. Cette métaphore n’est pas accessoire ou contingente. Elle est « profonde » pour parler comme le philosophe et épistémologue Hans Blumenberg (2006 [1960]). Elle renvoie à un noyau sémantique central : la viralité.

14L’opérativité de la métaphore est liée à son ancrage plus profond, dans la mesure où cette métaphore a une histoire riche dans le champ de la communication et des médias (Aïm, 2013). Elle s’impose dans toute sa « virulence » si l’on peut dire avec l’infodémiologie, car elle se manifeste alors par le caractère explicite et littéral de la virologie médicale. Sur le fond de cette opérativité symbolique, une troisième dimension affleure, qui se veut structurante. Il s’agit du fonctionnement dialectique de l’infodémiologie qui, au regard de l’épidémiologie, articule le plan de l’information et celui du corps qui la porte et la transmet au sein de la population.

Une dialectique

15Dans le cas de l’infodémiologie telle que l’OMS la conçoit, ce qui est remarquable, c’est qu’elle rend apparent et explicite un double prérequis :

  • il y a une dimension « virale » dans le fonctionnement actuel des médias, ou en tout cas qui ne l’a jamais été aussi fortement ;
  • il y a une dimension « informationnelle » dans la propagation des virus, ou en tout cas dans une proportion qui n’a jamais été aussi forte qu’aujourd’hui.

16La force de suggestion de ce modèle épistémologique tient au fait que sa dialectique ne se fonde pas ex nihilo. La description de la communication comme processus viral est déjà présente dans des modèles plus anciens et s’est notamment imposée dans l’économie des réseaux sociaux et des plateformes comme une valeur pragmatique en soi : un contenu est dit « viral » lorsqu’il répond à des critères d’efficacité en termes de contenu sémiotique et de « partageabilité ». De même, la virologie conçoit le fonctionnement même de la propagation d’un virus en relation avec une « information » génétique qui est apte à se transmettre d’un organisme à un autre selon une logique de « transcription » et de « réplication ».

17Cette mise en résonance dialectique désigne la dualité et l’intrication de deux modèles reliés entre eux comme jamais auparavant :

  • d’une part, les réseaux socionumériques et les plateformes reposent sur une pragmatique de la publication, de la communauté, de l’interactivité, de la participation et surtout du partage qui renvoient à un principe sémiologistique supérieur : les contacts ;
  • d’autre part, les crises sanitaires (mais on pourrait dire par extension environnementales, sociales et politiques) se doublent, à l’époque de la spreadabilité numérique (Jenkins et al., 2013), d’une crise informationnelle nourrie par la puissance de propagation des contenus numériques.

18Cette dialectique procède de ce qu’on peut décrire comme les deux corps de la viralité : le corps organique, biologique, « vivant » des individus exposés à l’épidémie ; le corps numérique des individus exposés à l’infodémie. Ce « double de données » est typique des théories numériques et notamment « surveillancielles » (Aïm, 2020), si bien que ces deux corps s’inscrivent alors dans un « agencement » au sens de Kevin D. Haggerty et Richard V. Ericson (2000). Dans cette mesure, la viralité n’est plus seulement une métaphore mais un ensemble de phénomènes de nature diverse qui prennent un même nom, qui opèrent à des niveaux différents et complexes et qui peuvent produire des effets négatifs. Si bien que l’on pourrait parler d’agencement viral. Le point saillant de la viralité est bien alors la question de la circulation. Les deux corps sont eux-mêmes des vecteurs de l’épidémie et de l’infodémie. C’est bien là que la spécificité sanitaire se situe et rend si vive l’histoire que nous venons de vivre et que nous continuons à vivre.

  • 8 Reprenant les théories de M. McLuhan, W. J. Ong considère que le « stade scribal » que constitue l (...)
  • 9 Ici « covidosceptiques » pourrait aussi convenir, pour citer une autre création lexicale de cette (...)

19Enfin, là où cette dualité est dialectique, c’est au sens où elle est à l’œuvre dans la fabrique même des théories conspirationnistes ou complotistes. On pourrait d’ailleurs ajouter une lecture archéologique à ce double corps de la viralité, selon laquelle le régime numérique de la diffusion des contenus inscrit, au-delà des fake news, le complotisme dans une forme de « viralité seconde » pour faire un écho avec l’hypothèse de l’« oralité seconde » de Walter J. Ong8 (2014). Le cas de la vaccination et des « vaccinosceptiques9 » serait intéressant dans la mesure où il réactive un des imaginaires les plus anciens de la propagande, vue comme une « seringue hypodermique » (Lazarsfeld et al., 1968 [1944]) prête à inoculer à la population toutes sortes de discours ou d’idées manipulatoires (voire d’objets : pensons seulement aux « puces »). Dédoublée, l’intoxication est ainsi une représentation du travail de l’information et des médias.

20Pour toutes ces raisons, la viralité se trouve au centre des enjeux de l’« immunité » que vise l’OMS. D’intervention, l’infoépidémiologie que fonde l’OMS s’inscrit bien alors dans un projet « biopolitique » élargi aux questions médiatiques, ce que nous pouvons appeler un projet « info-biopolitique ». Si pour M. Foucault (2004a), la biopolitique consiste à « gouverner les vivants » en tant qu’organismes soumis notamment aux épidémies, l’infodémiologie dédouble le champ d’action de la gouvernementalité en prenant acte du double corps des contaminations. Pour M. Foucault, la gestion épidémique repose avant tout sur un travail de contrôle des flux, des déplacements, des mobilités au sein des espaces urbains en fonction d’un calcul des risques, des menaces et des taux de contamination ou de mortalité. De même, pour l’infodémiologie telle que l’OMS la conçoit, il s’agit non seulement de mieux connaître les rouages de l’infodémie en tant que représentation typique de ce que M. Foucault appelle les « mauvaises circulations », mais aussi de déployer un arsenal de nouveaux « dispositifs de sécurité » (ibid.) capables de les mettre au pas et de les contrôler.

L’infodémiologie comme enjeu sécuritaire

  • 10 T. Adhanom Ghebreyesus, Conférence de Munich sur la sécurité, 15 févr. 2020. Accès : https://www.w (...)

21Il convient d’abord de noter que l’annonce de l’OMS sur la nécessité de fonder l’infodémiologie a été prononcée dès le 15 février 2020 à l’occasion de la Conférence de Munich sur la sécurité : « Nous appelons l’ensemble des gouvernements, des entreprises et des organes de presse à nous aider à tirer la sonnette d’alarme sans pour autant alimenter l’hystérie10 ». Et le fait est que plusieurs éléments apparentent l’infodémiologie aux autres formes de luttes contre l’insécurité. Le diagnostic se trouve posé (« Mais nous ne combattons pas seulement une épidémie ; nous luttons aussi contre une infodémie ») et porte sur la question des « risques » et des « dangers » (« Les informations fausses se propagent plus vite et plus facilement que ce virus, et elles sont tout aussi dangereuses »), tout en alignant l’action de l’OMS sur une politique mêlant une dimension curative et interventionnelle : « enrayer la propagation des rumeurs et des informations mensongères ». Cette annonce se présente également comme un appel et comme une alerte. En s’inscrivant dans cette double dimension, le projet infodémiologique décline l’ensemble des actions possibles en termes de sécurisation de l’information. Celle-ci passe par deux opérations principales : a) la mise sous surveillance des infodémies et b) la création d’un écosystème médiatique de nature prophylactique.

La surveillance

22Dans le concept d’infodémiologie, la question de la surveillance de la population est centrale et se décline elle-même en trois mécanismes directement liés à la question des médias et du numérique :

  • Le monitoring. Soit le suivi en temps réel des informations telles qu’elles sont publiées et telles qu’elles suscitent des commentaires et des réactions, dans une logique de recueil des données sur la population. Les médias sociaux deviennent alors des outils d’analyse de la diffusion de l’infodémiologie et, par récursivité, de l’épidémie elle-même. Cette approche ouvre des perspectives très grandes pour une analyse a posteriori.
  • Le tracing. Soit l’action qui consiste à (re)tracer le chemin suivi par les infodémies, mis sur le même plan que le parcours et l’évolution de l’épidémie elle-même. Il s’agit alors d’opérer des calculs et des comparaisons de vitesse de propagation des « bonnes » et « mauvaises » informations. Par extension, cette logique comparative peut s’appliquer aux plateformes, dont on peut évaluer la nature et le degré « pathogènes ».
  • Le checking. Soit la logique de vérification et de crible des informations, bonnes et « trompeuses ». Le checking ouvre sur une logique d’intervention particulière : le rétablissement des faits (ou fact-checking).

La création d’un écosystème médiatique de nature prophylactique

23Ce qui est intéressant avec cette logique de checking, c’est qu’elle repose sur une vision médicale de la régulation médiatique et sur une vision virale de la modélisation de la communication. Le fait notable est que l’on passe ainsi toujours d’un plan à l’autre. L’action contre le risque infectieux des mauvaises informations consiste alors à rétablir les « faits11 ». L’OMS a, d’une part, mis en place le réseau d’information « EPI-WIN12 » consacré à ces enjeux informationnels et s’est, d’autre part, accordée avec les entreprises du secteur des moteurs de recherche et des médias sociaux : Facebook, Google, Pinterest, Tencent, Twitter, TikTok, YouTube, notamment, « dans le but d’enrayer la propagation des rumeurs et des informations mensongères » (voir supra). À titre d’exemple, sur Twitter, si on lance une recherche avec les mots clés « Covid-19 » ou « Coronavirus », un bandeau apparaît assorti d’un lien « Connaître les faits », qui se présente comme délivrant une information officielle ou certifiée.

Figure 1. Capture issue de Twitter (15 janvier 2022)

Figure 1. Capture issue de Twitter (15 janvier 2022)

Figure 2. Capture issue de TikTok (20 mai 2021)

Figure 2. Capture issue de TikTok (20 mai 2021)

24Il est essentiel de voir que le modèle de la communication que reprend l’OMS hérite pleinement du paradigme shannonien et cybernétique de la fin des années 1940. À lire les discours et les modélisations de l’OMS, on constate un alignement du principe de l’isomorphisme propre au schéma de l’information, sur le principe de l’immunité. Rappelons que, chez Claude Shannon, le message envoyé en émission est idéalement le même en réception, au sens qu’il n’est pas altéré dans sa forme ni dans son format. Lorsque le moindre élément vient troubler cette transmission, il prend le nom de « bruit ». Dans notre contexte, le bruit, c’est l’infox ou la fake news. Les garants de l’immunité – les anticorps, en quelque sorte – se manifestent dans et par les réseaux sociaux. Dans le schéma général de l’information produit par l’OMS, les réseaux sociaux entrent dans une nouvelle logique du signal, actualisée sur un fonctionnement de type organique. Si l’on voulait représenter de manière simple le schéma ainsi proposé, on pourrait retraduire le modèle shannonien de la manière suivante :

Figure 3. Modélisation du schéma général de l’information selon l’OMS

Figure 3. Modélisation du schéma général de l’information selon l’OMS

25Dans cet écosystème où les entreprises du numérique se répartissent les fonctions et les missions, Wikipédia devient un acteur qui acquiert un rôle décisif dans cet objectif à la fois de prévention et d’intervention. Il se voit confier par l’OMS à la fois une mission de producteur d’informations vérifiées et fiables et une mission de surplomb et de labellisation13. Il se présente comme un relais de confiance vers lequel renvoient l’ensemble des plateformes, d’une part, et à partir duquel les producteurs de connaissance peuvent aller chercher des contenus (vidéos, infographies, textes) qui sont fiables, d’autre part. Il s’agit ainsi de s’opposer le plus directement – et sur le même terrain sémiotique – au phénomène infodémique.

  • 14 Sur le rôle de Wikipédia, voir la déclaration de Katherine Maher, directrice exécutive de la Fonda (...)

26La fake news apparaît comme une réalité complexe qui circule, polycentrique, alors que Wikipédia incarne l’idée centripète d’un espace qui peut rassembler dans un lieu unique l’ensemble des bonnes informations, c’est-à-dire vérifiées, fiables, labellisées. On retrouve l’imaginaire du site de référence et de la bibliothèque commune de Wikipédia, qui remotive sa raison d’être initiale : universalité, transparence, accessibilité, centralité. Une relation de compatibilité médiagénique s’impose alors. Le projet d’immunité informationnelle de l’OMS s’appuie sur la dimension institutionnelle et universelle de Wikipédia, ainsi que sur sa position à la fois surplombante et arbitrale en termes de connaissances discutées, recoupées et vérifiées14. La raison, la fiabilité, l’autorité et l’arbitrage par le tiers entrent dans une relation d’équivalence.

Conclusion

27Dialectique, le projet disciplinaire de l’infodémiologie est également récursif, en ce sens qu’il ne cesse de s’adapter aux phénomènes de désinformation en adoptant des codes, des techniques, des procédures qui reposent sur la métaphore virale. La contre-information ou la fake news devient, en dernière instance, une ressource destinée à mieux comprendre comment l’épidémie s’est développée main dans la main, si l’on peut dire, avec l’infodémie. Celle-ci se présente alors comme un ensemble de documents – une archive – qui pourront faire l’objet d’une analyse future, a posteriori, destinée à mieux gérer les épidémies suivantes. En effet, l’ambition de l’infodémiologie est alors épidémiologique et médiologique, en ce sens que les infodémies prospèrent et se propagent sur un double corps virologique. Pour les chercheurs, il s’agit de repérer, de comprendre et de modéliser les formules pathogènes des circulations médiatiques. De son côté, le rôle institutionnel de l’OMS s’infléchit en proportion et se pare, depuis le début de la crise sanitaire du Covid-19, d’une autorité en occupant une double position de surplomb et de centralité : elle mute ainsi pour devenir non seulement une organisation de l’information sanitaire, mais aussi d’éducation aux médias.

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Bibliographie

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Notes

1 On peut avant tout penser au cours du Collège de France de 1978-1979 que M. Foucault (2004b) nomme « Naissance de la biopolitique ».

2 Professeur à l’université de Toronto, G. Eysenbach fait remonter les premières études « infodémiologiques » à l’année 1996.

3 T. Adhanom Ghebreyesus, Conférence de Munich sur la sécurité, 15 févr. 2020. Accès : https://www.who.int/fr/director-general/speeches/detail/munich-security-conference (consulté le 15 janv. 2022).

4 Première conférence de l’OMS sur l’infodémiologie, 30 juin 2020. Accès : https://www.who.int/fr/news-room/events/detail/2020/06/30/default-calendar/1st-who-infodemiology-conference (consulté le 15 janv. 2022).

5 OMS, « L’Organisation mondiale de la Santé et la Fondation Wikimédia élargissent l’accès aux informations fiables sur la COVID-19 sur Wikipédia », communiqué de presse, 22 oct. 2020. Accès : https://www.who.int/fr/news/item/22-10-2020-the-world-health-organization-and-wikimedia-foundation-expand-access-to-trusted-information-about-covid-19-on-wikipedia (consulté le 15 janvier 2022).

6 Première conférence de l’OMS sur l’infodémiologie, 30 juin 2020. Accès : https://www.who.int/fr/news-room/events/detail/2020/06/30/default-calendar/1st-who-infodemiology-conference (consulté le 15 janv. 2022).

7 Sur le modèle « interventionnel » de l’épidémiologie, on peut citer l’article classique de P. Quénel : « L’épidémiologie d’intervention : une pratique professionnelle entre science et politique, revendiquée et assumée. Le cas de la pollution atmosphérique » (2008).

8 Reprenant les théories de M. McLuhan, W. J. Ong considère que le « stade scribal » que constitue l’avènement de l’écriture, et surtout de l’imprimerie, va être suivi par une remédiation de l’oralité à la faveur des médias électroniques. La télévision notamment, puis par extension l’Internet, organisent le retour d’une « oralité » importante dans les échanges et les actes de communication. Cette remédiation prend le nom d’« oralité seconde » pour W. J. Ong.

9 Ici « covidosceptiques » pourrait aussi convenir, pour citer une autre création lexicale de cette période riche en « variants » symboliques.

10 T. Adhanom Ghebreyesus, Conférence de Munich sur la sécurité, 15 févr. 2020. Accès : https://www.who.int/fr/director-general/speeches/detail/munich-security-conference (consulté le 15 janv. 2022).

11 Il existe quelques travaux considérant le rôle des organisations de santé dans le contexte infodémique. On peut notamment citer : Guidry et al., 2017 ; Islam et al., 2020 ; Cinelli et al., 2020 ; Tsao et al., 2021.

12 Accès : https://www.who.int/teams/risk-communication/about-epi-win (consulté le 15 janv. 2022).

13 OMS, communiqué de presse, 22 oct. 2020. Accès : https://www.who.int/fr/news/item/22-10-2020-the-world-health-organization-and-wikimedia-foundation-expand-access-to-trusted-information-about-covid-19-on-wikipedia (consulté le 15 janvier 2022).

14 Sur le rôle de Wikipédia, voir la déclaration de Katherine Maher, directrice exécutive de la Fondation Wikimedia : « L’accès à l’information est essentiel pour des communautés en bonne santé et c’est ainsi qu’il convient de l’envisager […] Cette affirmation est d’autant plus évidente en période de crise sanitaire mondiale où l’information peut avoir des conséquences susceptibles de bouleverser le cours de la vie. Toutes les institutions, depuis les gouvernements jusqu’aux organismes internationaux de santé, en passant par les instances scientifiques et Wikipédia, doivent assumer le rôle qui est le leur pour veiller à ce que chacun ait un accès équitable et digne de confiance aux connaissances en matière de santé publique, quels que soient le lieu où l’on habite et la langue que l’on parle ». Accès : https://www.who.int/fr/news/item/22-10-2020-the-world-health-organization-and-wikimedia-foundation-expand-access-to-trusted-information-about-covid-19-on-wikipedia (consulté le 15 janv. 2022).

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Table des illustrations

Titre Figure 1. Capture issue de Twitter (15 janvier 2022)
URL http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/docannexe/image/28909/img-1.png
Fichier image/png, 137k
Titre Figure 2. Capture issue de TikTok (20 mai 2021)
URL http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/docannexe/image/28909/img-2.png
Fichier image/png, 350k
Titre Figure 3. Modélisation du schéma général de l’information selon l’OMS
URL http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/docannexe/image/28909/img-3.png
Fichier image/png, 1,5M
Titre Figure 4. Exemple de fact-checking (Source : https://commons.wikimedia.org/​wiki/​Category:World_Health_Organization_COVID-19_disinformation_infographics?uselang=fr, consulté le 15 janvier 2022.)
URL http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/docannexe/image/28909/img-4.png
Fichier image/png, 116k
Titre Figure 5. Capture d’écran du communiqué de presse de l’OMS (Source : https://www.who.int/​fr/​news/​item/​22-10-2020-the-world-health-organization-and-wikimedia-foundation-expand-access-to-trusted-information-about-covid-19-on-wikipedia, consulté le 15 janvier 2022.)
URL http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/docannexe/image/28909/img-5.png
Fichier image/png, 102k
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Pour citer cet article

Référence papier

Olivier Aïm et Anneliese Depoux, « Naissance de l’infodémiologie. Le cas de l’OMS : vers une nouvelle organisation mondiale de l’information sanitaire ? »Questions de communication, 41 | 2022, 159-172.

Référence électronique

Olivier Aïm et Anneliese Depoux, « Naissance de l’infodémiologie. Le cas de l’OMS : vers une nouvelle organisation mondiale de l’information sanitaire ? »Questions de communication [En ligne], 41 | 2022, mis en ligne le 01 octobre 2022, consulté le 02 décembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/28909 ; DOI : https://doi.org/10.4000/questionsdecommunication.28909

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Auteurs

Olivier Aïm

Sorbonne Université, Gripic, F-75006 Paris, France

Anneliese Depoux

Université Paris Cité, Centre Virchow-Villermé de Santé publique Paris-Berlin, F-75006 Paris, France

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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