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Terrains matériels, terrains immatériels : vers une transformation des méthodes ?

Le Grand Remplacement méthodologique n’aura pas lieu

Nous sommes des artisan·es
The great methodological replacement will not take place: We are craftspeople
Anne Cordier
p. 405-418

Résumés

Le numérique interroge profondément notre relation à la donnée de recherche, au terrain et plus largement aux dispositifs d'enquête. Peut-on pour autant parler de « transformation méthodologique » de grande ampleur, voire de remplacement des méthodes ? Cette contribution vise à questionner les implications épistémologiques mais aussi éthiques et politiques du statut des données de la recherche et de la posture du chercheur. Au-delà de questionnements méthodologiques, c'est une vision de la place du chercheur dans la société mais aussi une vision du vivre-ensemble qui sont au cœur de ce débat.

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Texte intégral

1« Avez-vous des chiffres ? », « Pouvez-vous proposer un graphe de vos résultats ? », « Il suffit de regarder les publications sur les réseaux sociaux pour comprendre le phénomène », « Les statistiques sont là »… Autant de questions et d’affirmations auxquelles nous sommes nombreuses et nombreux à être confronté·es, quotidiennement, dans l’exercice de notre travail scientifique. Avec ledit numérique, terme absolument vidé de toute substance, masquant les « nombreuses pratiques, usages, outils et environnements différents, chacun fondé sur des principes particuliers, chacun promouvant des valeurs spécifiques et entraînant des conséquences caractéristiques » (Vitali-Rosati, 2019), la transformation – que dis-je, la révolution – méthodologique est annoncée, voire d’ores et déjà affirmée.

2De fait, le numérique comme outil, comme objet et/ou comme terrain interroge profondément notre rapport au dispositif d’enquête et à l’enquêté·e, comme aux processus techniques de recueil et de représentation des données de la recherche (Hoang et al., 2021). À tel point qu’une désaffection voire une défiance à l’égard des résultats issus de méthodes qualitatives pointe souvent dans les échanges scientifiques comme médiatiques ou sociétaux. Face à un tel constat, certain·es répondent à grand renfort d’infographies, de quantifications massives ou encore d’exploitations de données considérées « à portée de main ». D’autres choisissent d’affirmer davantage encore la force de la collecte de données de la recherche par des chercheurs et chercheuses qui apprivoisent un terrain, longuement, revendiquant haut et fort un « bricolage » (de Certeau, 1990) assumé car convaincu·es que l’activité humaine, faite de motivations, d’émotions, de valeurs et d’interrelations, ne se laisse pas saisir de façon aussi réductrice.

3Profondément, s’interroger sur les évolutions et questionnements méthodologiques à l’œuvre dans la conduite des recherches en sciences sociales, c’est se poser une question cruciale pour chacun·e d’entre nous : qui souhaitons-nous être, chercheurs et chercheuses en Sciences de l’information et de la communication (SIC) en contexte numérique ?

  • 1 Je souhaite remercier Angèle Stalder pour les échanges fructueux autour de cet article.

4Cette question se pose à l’heure où les chercheur·es évoluent dans un univers de données se déployant notamment au sein de terrains qualifiés fréquemment d’« immatériels », une appellation problématique comme nous le verrons. Face à une grande confusion sur la place de la technique dans la recherche, des chercheurs et chercheuses témoignent de la vivacité plurielle d’un champ méthodologique en mouvement, plaidant pour la reconnaissance de l’expertise de leurs « arts de faire ». Enfin, cette question « Qui souhaitons-nous être ? » est surtout celle du rôle politique et de la responsabilité sociale que nous sommes prêt·es à endosser, et la conception du vivre-ensemble sous-tendue1.

La grande confusion

5Le développement de technologies numériques à même de soutenir la collecte comme le traitement de données massives ouvre des perspectives nombreuses aux disciplines dessciences humaines et sociales (SHS). De l’enquête en ligne à l’aspiration de contenus publiés sur le Web en passant par les visualisations sous forme de graphes ou encore les approches algorithmiques ou statistiques, l’horizon scientifique semble plein de promesses technologiques. Le monde social apparaît dès lors comme atteignable par le biais d’un univers de données « à portée de main », une sensation accentuée par les modalités facilitées d’accès à des corpus et jeux de données.

Alerte au solutionnisme technique

6Une grande prudence s’impose toutefois, et avant tout dans les termes employés qui recouvrent des réalités fort diverses. De même que le terme « numérique » embrasse une multiplicité d’objets, de contextes et de valeurs, celui de « données massives » ou « big data » recouvre des types très hétéroclites de données quantitatives, et partant de pratiques (Boukala et Proulx, 2020). Aujourd’hui, une véritable course à la donnée semble être lancée, souvent éloignée d’une préoccupation de la donnée de recherche que l’on recueille soi-même, déléguant la fourniture même des données à des opérateurs et organismes aux intentions plus ou moins compatibles avec l’indépendance et la liberté de la recherche universitaire. Sur ce point, la « vigilance épistémologique » à laquelle Serge Proulx (ibid. : 37) appelle est de mise, indéniablement : « Tout l’enjeu méthodologique contemporain consiste […] à pouvoir se tenir suffisamment à distance des firmes propriétaires des outils, infrastructures et plateformes numériques de manière à maintenir l’indépendance nécessaire à une production scientifique entièrement libre vis-à-vis des contraintes qui pourraient être imposées par l’économie de marché et le capitalisme informationnel ».

7Au-delà de cet enjeu éthique et politique non négligeable, et sur lequel cette contribution reviendra infra, c’est l’attractivité qu’opère la quantification sur le monde de la recherche en SHS, et en SIC, qui retient l’attention. Certes, Joëlle Morrissette et Didier Demazière (2019 : 93) rappellent combien « [l’attrait] pour la mesure et pour ce qui est dénombré et quantifié n’est nullement une tendance spécifique aux SHS […] Il est un trait de l’époque contemporaine et de son esprit gestionnaire ». Cet attrait apparait accentué à l’heure où les sciences des données entretiennent le mythe de l’atteinte d’une « réalité objective », allant parfois jusqu’à considérer que le travail sur les traces d’activités des individus est suffisant et permet de se dispenser du matériel déclaratif de recueil de données, ce qui est tout à fait problématique. Car un univers de données n’est en aucun cas un univers donné.

8Il semble que cette considération de la donnée quantitative comme se suffisant à elle-même, et donc en miroir inversé de la donnée qualitative, toujours vue comme imparfaite ou subjective, est renforcée par une fascination perceptible pour la technique et l’outillage, revisitant les mythes dynamiques d’Abraham Moles (1990) attachés aux innovations techniques. Le risque est alors non seulement de déléguer à l’intelligence artificielle l’expertise du chercheur et de la chercheuse, mais aussi de faire écran à la complexité tant du travail de recherche que du monde social lui-même.

  • 2 Ironiquement, F. de Singly (2012) titre l’un des chapitres de son ouvrage consacré à l’enquête qua (...)

9L’on pourrait aussi, malicieusement, faire l’hypothèse que prôner avec autant d’exclusivité et de confiance la donnée quantitative en s’en remettant à la puissance technique est également un aveu d’impuissance, voire de démission face à la difficulté et la prise de risque intrinsèques à l’adoption de la démarche qualitative… Mais l’on peut surtout voir dans cette persistance du mythe du « ce qui se calcule est fiable » une conception quasi historique de la recherche française et de son heuristique, caractérisées par une défiance profonde vis-à-vis par exemple de la notion d’imaginaire non compatible avec la théorie de la connaissance et donc apparaissant nécessairement comme imprécise (Ricœur, 1997) ainsi qu’une affection et une adhésion installées pour la quantification (de Singly, 2012 [1992])2, accolant à la démarche qualitative de recueil la vision d’un champ approximatif, subjectif et relatif.

Des « terrains immatériels »… vraiment ?

10Outre cette tendance au solutionnisme technique, il est une autre source de confusion lorsqu’il s’agit d’envisager ladite transformation des méthodologies : celle de qualifier d’« immatériels » les terrains en ligne.

11Comment peut-on penser ces terrains comme « immatériels » dès lors qu’ils se déploient précisément sur des dispositifs qui exploitent justement dans leur matérialité même le désir du touchable, du multisensoriel, notamment à travers « une esthétique du surgissement et du spectaculaire » (Saemmer, 2017) ? Le changement de matérialité est effectif, aucun doute, mais nous sommes bien confronté·es à une matérialité, de surcroît extrêmement impactante, sur les émotions et les affects des acteur·rices, mais aussi sur leur appréhension et leur appropriation de l’information et des contenus, ce que les précieux travaux en SIC sur l’énonciation éditoriale ont déjà largement démontré (Jeanneret et Souchier, 2005). Une enquête longitudinale en SIC menée auprès d’acteurs et d’actrices né·es en 1995-1996 a mis en avant la matérialité et la sensibilité de l’activité informationnelle : les acteur·rices décrivent souvent les objets informationnels, qu’ils soient physiques ou virtuels, en évoquant les sensations corporelles, visuelles, sonores, provoquées par leur exploitation (Cordier, 2019b).

12Pour cette raison, à la distinction terrains matériels/terrains immatériels, certain·es chercheur·es opposent l’expression « contexte numérique », permettant selon elles et eux « de dépasser le clivage en ligne/hors ligne afin d’embrasser la réalité mixte, subtile et texturée des pratiques et des interactions » (Millette et al., 2020 : 17). Il me semble judicieux de rappeler que dès les années 2000, Yves Jeanneret (2000) a apporté un concept opérationnel qui invite à penser et aborder de façon systémique l’environnement : le concept de « régime intermédiatique ». En effet, si l’on prend le cas de l’étude des pratiques informationnelles juvéniles, il apparait tout à fait absurde socialement de porter un regard isolé sur les pratiques observables et déclarées via les médias sociaux ; les adolescent·es rencontré·es lors d’investigations qualitatives prenant en compte la totalité de leur écosystème informationnel témoignent d’une diversité de pratiques, de recours situés à des dispositifs d’accès à l’information multiples, et considèrent et qualifient toujours leurs pratiques informationnelles sur les médias sociaux au regard d’autres dispositifs (Cordier, 2019a). De la même façon la conception du Web comme espace totalisant se heurte à la porosité et l’hybridation des espaces d’action. En témoignent les sociabilités en ligne qui ne peuvent être comprises qu’en lien avec celles déployées hors ligne, et réciproquement (Balleys, 2010 ; Boyd, 2016). Dans ce domaine aussi, isoler les terrains en fonction d’une prétendue matérialité/immatérialité conduit à une surinterprétation de résultats ou une interprétation purement erronée, les logiques relationnelles et l’équilibre intrapersonnel construits par l’acteur·rice n’étant saisissables que dans la complexité. N’oublions donc pas que les SIC disposent ainsi d’un cadre conceptuel et méthodologique pour ne pas se laisser prendre dans les distinctions infructueuses et socialement infondées.

De l’expertise des « arts de faire »

13En 2020, Mélanie Millette, Florence Millerand, David Myles et Guillaume Latzko-Toth (2020) ont produit un ouvrage collectif fondamental pour la recherche en SHS, qui témoigne de la vivacité contemporaine des questionnements méthodologiques au sein du champ de la recherche qualitative. Les réflexions proposées dans cet ouvrage sont porteuses de nombreuses pistes mais elles témoignent surtout de la véritable expertise que requiert le déploiement des « arts de faire » (de Certeau, 1990) des chercheurs et chercheuses engagé·es dans la mise en œuvre de protocoles qualitatifs. Des protocoles qui sont riches d’une grande diversité de méthodes et techniques de recueil comme d’analyse.

Un bricolage méthodologique revendiqué

14Face à tous ces possibles, revendiquer un bricolage méthodologique, au sens le plus noble du terme (ibid.), revient à explorer toute la diversité et la créativité des ressources méthodologiques. Sous l’apparente simplicité de la démarche qualitative, il y a un répertoire de ressources et de pratiques méthodologiques dont l’accomplissement est réalisé grâce à des gestes professionnels précis. Il est grand temps de réhabiliter ce savoir-faire qui est avant tout un savoir mis en action et un savoir-être. Cette réhabilitation est d’abord une forme d’autoréhabilitation. Face à l’arrivée des données massives et de la production industrielle, un sentiment prégnant d’illégitimité habite en effet le/la chercheur·e (et donc le/la doctorant·e…) qui s’engage dans la recherche de terrain à dimension qualitative. Un manque de reconnaissance que Mike Savage et Roger Burrows (2007) voyaient pointer dans le paysage sociologique anglo-saxon dès 2007, accentué par la production de données de la part d’entreprises industrielles et commerciales.

15Comprenons-nous bien : il ne s’agit surtout pas d’opposer ces deux démarches empiriques et de succomber au « point de vue exclusiviste plus ou moins implicite (refus du quantitatif ou refus du qualitatif) » (Bréchon, 2011 : 30) qui parfois dicte le choix de l’une ou l’autre. Cependant, la vigilance est de mise afin que la « science des mots » ne s’aligne pas sur la « science des chiffres » (Benoît Rihoux, cité dans [Morrissette et Demazière, 2019 : 97]) dans une tendance à la productivité scientifique et à la fourniture de statistiques d’envergure. Rappelons en ce sens cette évidence : ce n’est pas le choix de la méthodologie qui doit orienter la recherche, mais bien le regard que l’on souhaite porter sur l’objet d’étude qui détermine la méthodologie de recueil de matériau. Si le protocole de recherche naît de la réflexion menée par le/la chercheur·e pour mettre en œuvre des procédures de recueil de données qui soient pertinentes au vu de son objectif de recherche, il n’est pas « la simple application de techniques, mais, en réalité, un processus créateur qui s’affine en permanence » (Philogène et Moscovici, 2003 : 42).

16Que fait-on de ce « processus créateur » ? Comment le donne-t-on à voir et à saisir par d’autres ? Voilà des questions qui méritent d’être posées au sein de la communauté des chercheur·es déplorant le procès en illégitimité subi, et qui souhaiteraient une reconnaissance de leurs « arts de faire ». Dans un texte oscillant entre humour sarcastique et plaidoyer argumenté, David Douyère (2014) déplore la place secondaire accordée à la méthode dans les écrits scientifiques. Plus encore, le chercheur en SIC s’interroge sur la présentation de la méthode, déclarative pour « coller à une étiquette » qui fait œuvre de convention partagée et dès lors peu discutable, méthode « truquée » où les procédures annoncées ne sont en réalité pas suivies, ou bien encore « méthode-récit qui fait bien et dont les détails inapplicables ou inappliqués sont gommés » (ibid. : 256). Ainsi, comment résoudre, ou tout au moins limiter cette tension entre écriture académique et « vie des savoirs de l’enquête » (Douyère et Le Marec, 2014 : 135) ?

17C’est ainsi une réflexion de plus grande envergure, et à toutes les échelles d’espaces de publications possibles, que chaque chercheur·e doit mener sur l’écriture de la recherche de terrain. Ladite « partie méthodologie » d’une publication scientifique se limite la plupart du temps – et dans le meilleur des cas – à l’exposé succinct d’un protocole et à la justification d’une technique d’enquête adoptée et d’un échantillon déterminé. Il s’agit d’ouvrir la boîte noire de l’analyse qualitative des données, témoignant ainsi de la fabrique de la donnée de recherche et donc des « arts de faire » convoqués, pourquoi pas en partageant, dans la publication scientifique elle-même, le journal de bord du/de la chercheur·e, donnant ainsi accès aux lecteur·rices aux modalités de traitement des données mais aussi à la réalité complexe du processus de recherche et d’interprétation (Valéau et Gardody, 2016).

Des problématiques qualitatives inépuisables

18Outre une exploration épistémologique, une attention soutenue aux questionnements méthodologiques mérite d’être revendiquée.

19La recherche qualitative n’est pas un bloc donné, caricaturé le plus souvent par le fait de « faire des entretiens », expression qui ne peut qu’horripiler le chercheur ou la chercheuse qui consacre un temps plus que conséquent à l’élaboration de protocoles variés et fins en fonction de ses objets d’étude et questionnements, sans parler naturellement du temps consacré au recueil puis à l’analyse. De fait, la combinaison de méthodes, prônée de longue date, se révèle toujours absolument nécessaire ; l’on peut même penser que les activités en ligne et l’exploitation de dispositifs numériques rendent ce recours évident.

20Au sein de la recherche qualitative, il existe une infinité de méthodes et techniques d’enquête à convoquer potentiellement en fonction des hypothèses et questions de recherche, du cadre de l’investigation, des acteur·rices enquêté·es, etc. Ainsi les observations d’activités peuvent-elles être accompagnées d’entretiens (individuels et/ou collectifs), d’explicitation en cours d’action (Vermersch, 1994) et/ou en aval/en amont de l’activité. Le recueil de documents produits par les acteurs et actrices au cours de l’activité ou dans la perspective de cette dernière est aussi un levier pour la compréhension des cadres d’activités tels que projetés par les acteurs et actrices (ou du moins une partie d’entre eux/elles dans la situation d’interaction). La saisie de l’activité informationnelle par l’analyse du « document en action » (Dalbin et Guyot, 2007) permet quant à elle de mettre en lumière les processus d’organisation et de négociation de l’activité des acteur·rices engagés dans une activité qui les confronte à la dialectique individuel/collectif en interaction. Toutes ces techniques constituent autant de moyens convocables lors de l’enquête de terrain, ce sans aucune exhaustivité.

21En ce sens, peut-on avec Noortje Marres (2012) réfuter l’idée d’une rupture méthodologique et évoquer davantage une « redistribution des méthodes » ? Le large champ de la recherche qualitative en régime intermédiatique voit ses cadres et habitus bousculés. Peut-on encore parler d’ethnographie alors que les observations et le recueil se font en ligne, et de surcroit souvent sans que les enquêté·es elles et eux-mêmes en soient averti·es ? Une telle posture rompt à n’en pas douter avec la tradition épistémologique de la discipline. Pourtant, Christine Hine (2020 : 83) rappelle combien « l’ethnographie en ligne en tant que champ de recherche distinct a contribué à faire ressortir la nécessité de jeter un regard neuf sur les questions d’éthique ». Madeleine Pastinelli (2011), quant à elle, ne cache pas son agacement face aux discours affirmant que la singularité du contexte numérique serait telle qu’elle imposerait de repenser les méthodes pour en faire l’étude. La chercheuse en sociologie alerte sur une réification des différences constatées entre les enquêtes en ligne et les enquêtes hors ligne, globalisant ces dernières comme si elles n’étaient pas elles-mêmes sujettes à des contextes différenciés confrontant identiquement le chercheur et la chercheuse à une réflexion sur sa posture et à ses choix d’investigation ; réification dudit contexte numérique visible en retour à travers les expressions « ethnographie du virtuel, du cyberespace, des communautés en ligne, etc. » (ibid. : 39). Plus largement, et au-delà de la seule approche ethnographique, il y a lieu de s’interroger sur l’effet grossissant du recueil en ligne, particulièrement lorsqu’est analysé le processus de participation des publics, alors même qu’on sait que ceux qui s’expriment exercent un pouvoir qui n’est guère partagé autant qu’on le laisse penser (Cardon, 2012) et que l’espace de communication en ligne accorde une place non négligeable à des « locuteurs dominants » (Akrich, 2012).

22Les problématiques qualitatives apparaissent inépuisables, ce qui en soi constitue une grande force. L’enquête de terrain a toujours convoqué et suscité l’imagination et la créativité. Pour atteindre le processus de (co)construction de sens, la signification que les acteur·rices donnent à leurs (non-)actions, à leurs ressentis, à leurs choix et décisions au cours de l’activité mais aussi en amont et en aval, force est de singulariser les approches et les démarches, de reconsidérer les objets et les angles d’attaque, bref de sans cesse performer ses « arts de faire » à travers des gestes professionnels appuyés sur des cadres épistémologiques solides et des bricolages méthodologiques assumés.

Bien plus qu’un débat endogène, un sujet éminemment politique

23À travers la question de la place de la technique dans la recherche, de ladite immatérialité des terrains et corpus numériques, et la mise en lumière de l’expertise liée aux « arts de faire » des chercheur·es optant pour des méthodologies qualitatives en régime intermédiatique, cette contribution ne vise pas à faire état d’une quelconque rixe endogène mais bien à pointer la dimension éminemment politique d’un tel sujet (Noyer et Carmes, 2013).

Quelle conception de la recherche ?

24Quelle conception de l’activité de recherche et du rôle du/de la chercheur·e dans la Cité souhaitons-nous porter ?

25Véritablement, face à des appels à projets qui encouragent une standardisation de la recherche basée sur l’hypothético-déduction ancrée dans une démarche de quantification, de mesure d’impacts et de recherche-développement incitant à des partenariats privés, la réponse est d’importance. C’est la fabrication de la recherche elle-même qui est ici interrogée. En effet, conjointement au « présentisme » (Hartog, 2003) à l’œuvre dans notre société, la recherche est appelée à produire des données et des résultats le plus rapidement possible, quitte à proposer des photographies instantanées d’usages et de pratiques sans leur redonner l’épaisseur qu’ils méritent et sans manier avec précaution ces éléments. Et si l’on décidait d’« apprendre à apprécier le paysage au lieu de le traverser à toute vitesse » (Stengers, 2013 : 50) ?

26Pour aller au-delà des affirmations péremptoires et des restitutions stéréotypées de données de la recherche que les formats imposés de communication scientifique engendrent souvent, opposons une production de savoir qui exige et prend du temps. Ainsi en est-il de l’impérieuse nécessité de mener des recherches sur les usages et pratiques, y compris numériques, qui adoptent une perspective longitudinale. À cette seule condition il nous sera possible ici de rendre compte de « l’épaisseur temporelle » des trajectoires d’usages (Domenget et al., 2015) et de saisir finement le caractère évolutif, et les modalités de reconfiguration, des pratiques des acteur·rices au cœur d’une complexité temporelle à l’œuvre. C’est aussi en défendant une recherche de terrain comme une recherche digne de ce nom qu’une approche sociale et compréhensive des pratiques informationnelles s’épanouit, prend son sens, et produit des connaissances contribuant à distancier des « notions-écran » (Miège, 2015) et des mythes, inscrire dans la durée des phénomènes trop rapidement qualifiés de « nouveaux », et rendre aux acteur·rices elles et eux-mêmes la parole, le pouvoir d’être-au-monde.

27La recherche de terrain est une recherche de rigueur, de méthode et de mise en lien permanente avec les cadres conceptuels, mais aussi une véritable prise de risque. Bien évidemment, défendre la légitimité et la rigueur de la recherche de terrain n’est pas pour autant le brandissement d’un argument absolu que serait la donnée issue dudit terrain. Ce serait succomber à une vision mythifiée, idéalisée du terrain qui est, rappelons-le, une construction sociale, configurée par le cadrage du/de la chercheur·e (Le Marec, 2002). Il n’en reste pas moins qu’à l’heure où sont brandis les indicateurs d’audience, de réussite ou encore de performance, les chercheur·es en SHS, et particulièrement en SIC, portent la responsabilité de revendiquer dans l’espace public et médiatique le temps de comprendre le monde dans toute sa complexité et de communiquer de façon pédagogique et rigoureuse la science et la fabrication de la recherche (Cordier, 2020).

Quelle conception du vivre-ensemble ?

28En sus d’une conception de la recherche et de la production de savoir, ce débat sur les méthodologies à l’œuvre en régime intermédiatique sous-tend une conception du vivre-ensemble. Car jeter le discrédit sur les recueils qualitatifs, les soupçonner d’approximation, c’est renoncer au principe même de l’intercompréhension humaine.

29De fait, la recherche est fondamentalement un acte de communication où l’on prend soin de l’autre et où l’on met tout en œuvre pour accéder aux significations et aux expériences d’autrui. Fruit d’une construction sociale, le terrain est aussi une situation communicationnelle (Quinton, 2002), les situations d’enquête participant à la construction de l’objet. Les données recueillies sont le résultat d’un travail communicationnel fondé sur des interactions humaines, engageant des émotions, des perceptions, des valeurs, en plus d’une problématique scientifique et d’une direction de focale. Pour autant il convient de discerner le comportement subjectif du/de la chercheur·e qui le/la conduit à orienter quasi délibérément les propos et actions des acteur·rices, et le comportement subjectif du/de la chercheur·e, acteur·rice social·e engagé·e dans une interaction avec un·e autre acteur·rice social·e.

30Engager une recherche de terrain, s’attacher au recueil qualitatif, c’est faire indubitablement le pari de l’intercompréhension humaine. Forte de cette conviction et désireuse de toujours aller plus loin dans l’expérience qu’est l’émergence de données de terrain, la recherche en SHS basée sur des approches qualitatives constitue l’incarnation d’un vivre-ensemble reposant sur l’écoute, la compréhension et l’interaction sociale. En ce sens, les réflexions sur « l’embarquement » du chercheur (Dubey, 2013) nourrissent ce désir d’une approche compréhensive qui accorde aux enquêté·es le pouvoir d’énonciation des données (Cordier, 2019b). Traditionnellement, en situation d’investigation de terrain, les enquêté·es sont producteurs/productrices de données. Charge bien sûr au/à la chercheur·e d’identifier ces éléments comme des données pour la recherche et d’en faire ensuite, par le travail de traitement et d’analyse qui lui revient, des données de recherche. La stratégie méthodologique proposée est de renforcer la part d’initiative des enquêté·es dans le processus d’investigation en leur conférant un pouvoir d’énonciation des données. Cette volonté se traduit par le fait de confier aux acteur·rices, au sein du dispositif infocommunicationnel mis en place, le rôle de sujets d’énonciation, acteurs et actrices verbalisant leurs pratiques, les mettant à jour, par exemple en ne se contentant pas de répondre à des questions pensées par le/la chercheur·e mais en apportant des objets et/ou en choisissant le lieu de l’enquête (Cordier, 2019b).

31Ce choix de posture et cette conception communicationnelle de l’enquête sont révélateurs d’une vision de l’intercompréhension humaine, et plus encore de la place laissée dans notre société à l’Autre, à ses désirs, à ses capacités à interpréter le monde et à partager son regard pour enrichir le nôtre.

Conclusion

32Incontestablement, ledit numérique interroge nos choix méthodologiques quant au recueil, au traitement et à l’analyse des données. Données dont la diversité de nature, de production comme d’accès, est aussi fortement questionnée. Cependant cette interrogation, prise en charge de façon spécifique par le courant desdites humanités numériques (Mounier, 2012), dépasse très largement celle, trop souvent mise en avant, de l’outillage technique. Il s’agit d’un sujet éminemment politique, celui de la conception de la recherche, de la place du/de la chercheur·e dans la Cité, mais également de celle de la technique dans notre société contemporaine ainsi que de la parole de l’Autre. Le vivre-ensemble est fondamentalement au cœur du débat soulevé ici, selon trois axes complémentaires. D’une part, revendiquer le statut d’artisan·e de la recherche, c’est poursuivre le projet méthodologique de l’intercompréhension humaine en continuant « de pratiquer, d’incarner et de publiciser des méthodes qualitatives intrinsèquement cohérentes sur le plan épistémologique » (Paillé, 2019 : 26). C’est revendiquer le plaisir de la recherche de terrain, celle qui bouscule autant qu’elle cherche à bousculer des préjugés et des concepts, celle qui nourrit une société en la rendant plus ouverte à elle-même. D’autre part, affirmer le bricolage méthodologique comme un « art de faire », c’est chercher à renouveler le champ de l’édition et de la communication scientifiques, en favorisant des espaces de véritable disputatio de la démarche de recherche, des errances nécessaires, naturelles et même constructives, propres à la démarche scientifique de tout·e chercheur·e. Enfin, être un·e chercheur·e au service de la production de savoirs scientifiques et du débat sociétal, c’est s’engager dans le partage des données de la recherche et une science résolument ouverte, qui donne à chacun·e les conditions de l’exercice de son pouvoir d’agir en conscience.

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Bibliographie

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Notes

1 Je souhaite remercier Angèle Stalder pour les échanges fructueux autour de cet article.

2 Ironiquement, F. de Singly (2012) titre l’un des chapitres de son ouvrage consacré à l’enquête quantitative « Aux chiffres, la Patrie reconnaissante ».

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Pour citer cet article

Référence papier

Anne Cordier, « Le Grand Remplacement méthodologique n’aura pas lieu »Questions de communication, 41 | 2022, 405-418.

Référence électronique

Anne Cordier, « Le Grand Remplacement méthodologique n’aura pas lieu »Questions de communication [En ligne], 41 | 2022, mis en ligne le 01 octobre 2022, consulté le 07 février 2025. URL : http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/29278 ; DOI : https://doi.org/10.4000/questionsdecommunication.29278

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Auteur

Anne Cordier

Université de Lorraine, Crem, F-57045 Metz, France

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