- 1 P. Barthélémy, « Exoplanètes : “La prochaine étape, c’est la découverte de la vie” », Le Monde, 23 (...)
1« La prochaine étape, c’est la découverte de la vie1. » Issue d’un entretien mené avec les astronomes Michel Mayor et Didier Queloz, cette phrase a été mise en exergue par Le Monde pour intituler l’article relatif à l’obtention de leur prix Nobel de physique en 2019. Elle est révélatrice à plus d’un titre. Tout d’abord parce que cet événement de portée internationale – le prix Nobel – participe d’une reconnaissance scientifique, qui sera largement partagée par les publics. Ensuite parce qu’elle situe la recherche de vie extraterrestre dans le sillage de la détection des exoplanètes. Cette citation envisage de la sorte la prochaine séquence de découvertes scientifiques, selon une logique incrémentale : ce faisant, elle projette la suite des événements, elle fonde une attente.
2Cet article envisage les logiques de médiatisation des exoplanètes et de questions corollaires, en particulier la recherche de vie hors de la biosphère terrestre et hors du système solaire, découvertes scientifiques majeures du tournant du xxie siècle. Bien plus que les recherches scientifiques en tant que telles, nous faisons l’hypothèse que ces médiatisations participent de la définition d’événements collectifs conduisant au partage d’horizons d’attente (Jauss, 1978 ; Koselleck, 1990) sans cesse renouvelés. Il s’agira de déceler et de décrire ces horizons, ces nouvelles frontières, en en soulignant les enjeux scientifiques (lever des verrous), mais également économiques (exploiter de nouveaux marchés et, à terme, de nouvelles ressources).
3En effet, les industries médiatiques accompagnent ce questionnement fondamental sur les exoplanètes et la vie ailleurs que sur Terre en le médiatisant, c’est-à-dire en y trouvant matière à alimenter le flux quotidien de contenus valorisables. Les médiatisations traduisent de ce fait des interrogations multiples et renouvelées relatives à l’existence de « nouvelles Terres » ou d’une « habitabilité » d’autres astres, qui relèvent certes d’un horizon inaccessible, mais qui constituent de nouveaux récits internationalisés, accompagnant les investissements dans le domaine de l’exploration spatiale : des entreprises nouvellement créées, en particulier en lien avec les multinationales de la communication et du numérique, SpaceX et Blue Origin, œuvrent à présent dans ce domaine qu’elles visent à transformer (transport spatial, lancements satellitaires, missions d’exploration spatiales, lunaires et martiennes).
- 2 Les deux programmes sont financés par UGA (Université Grenoble-Alpes) et ANR/IDEX (Agence national (...)
4Le propos s’appuie sur les résultats d’enquêtes menées dans le cadre de deux programmes de recherche2, tout en les prolongeant. Dans ces deux programmes, il s’était agi d’analyser les médiatisations des exoplanètes, considérant celles-ci d’un point de vue communicationnel. La présente recherche approfondit ces questionnements en ouvrant l’analyse aux thématiques corollaires de la recherche de vie sur Mars, ainsi qu’à la médiatisation en France des projets développés par les entreprises de Jeff Bezos et Elon Musk. Deux parties structurent l’article. La première explicite la démarche mobilisée, qui vise à analyser la médiatisation des exoplanètes par une approche quantitative de l’événementialisation, puis par l’étude sémio-discursive des cadrages médiatiques. Cette partie permet de caractériser l’émergence médiatique des exoplanètes (corpus plurimédiatique : presse quotidienne et magazines, journaux télévisés) et de montrer que la problématique de la vie est au centre de ce cadrage. La seconde partie est consacrée aux horizons d’attente mobilisés dans la médiatisation des exoplanètes, en particulier dans la presse de vulgarisation scientifique : après avoir caractérisé les cadrages mobilisés dans la découverte des exoplanètes, la question des « nouvelles Terres » et de l’« habitabilité » est analysée, dans la mesure où ces extrapolations fondent un imaginaire largement diffusé. Pour terminer, nous examinons la logique de « proximisation » (Seguin, 2015) à l’œuvre dans ces récits médiatiques, dans la mesure où ils participent de logiques politiques et économiques d’exploitation de nouveaux marchés, liés au domaine en plein essor du New Space.
5Analyser la médiatisation des exoplanètes et de questions corollaires nécessite un positionnement spécifique. En effet, il ne s’agit pas d’analyser une communication strictement scientifique, mais plutôt un récit journalistiquement produit d’une série de découvertes, de leurs représentations et de leurs enjeux sociaux. Il s’agit d’une médiatisation, c’est-à-dire de « la construction de produits médiatiques formalisés, dans une visée stratégique, impliquant des pratiques collectives de consommation » (Lafon, 2019 : 163). Ces médiatisations sont porteuses de rapports de force (ibid. : 168-169), elles traduisent les logiques communicationnelles d’acteurs du champ scientifique, médiatique voire politico-économique en quête de légitimité. Nous allons en premier lieu préciser cette construction sociopolitique des exoplanètes, avant d’observer l’émergence quantitative de cette question d’actualité.
6La médiatisation de questions scientifiques – en particulier relatives à l’espace – constitue un domaine communicationnel spécifique, au sein duquel se croisent les stratégies d’au moins quatre catégories d’acteurs : acteurs scientifiques et de la médiation scientifique, acteurs des médias, acteurs politiques, acteurs économiques. De ce fait, les médiatisations des sciences prennent un caractère « multiforme » (Rouquette, 2011). Le traitement médiatique des questions scientifiques relatives à l’exploration spatiale ne fait pas exception et relève d’une actualité hétérogène dépassant largement le propos centré sur la seule explication scientifique.
7Les récits médiatiques de l’exploration spatiale, en particulier relatifs à la question des exoplanètes, sont ainsi variés et véhiculent normes, imaginaires et projets spécifiques. En effet, « le fait de raconter n’est jamais neutre et constitue un acte intentionnel, la mise en récit s’opère à travers une série de choix opérés par son auteur : choix d’énonciation, choix stylistiques, choix narratifs » (Lits, 2019 : 138). Ces partis pris dépendent de multiples facteurs, en premier lieu des sources disponibles et des enjeux éditoriaux des médias, comme nous le verrons dans les parties suivantes. Cependant, l’ensemble de ces multiples récits et énonciateurs se trouvent pris dans le flux informationnel de l’actualité, autrement dit dans un processus d’événementialisation consistant en la médiatisation continue de nouvelles, s’agençant en des événements médiatiques (Esquenazi, 2013). Ainsi que l’explique Jocelyne Arquembourg (2019 : 294), si l’« on ne peut attribuer aux médias le pouvoir prométhéen de fabriquer les événements […], on peut interroger leur rôle dans la constitution des événements publics ». Pour cette dernière, il est plus juste de qualifier les événements de « médiatisés » – plutôt que de « médiatiques » (ibid. : 296) – en ce qu’ils sont redevables à une multiplicité d’acteurs et d’instances. Les exoplanètes ne font pas exception. Leur médiatisation tient aux complexes imbrications de la communication scientifique des astronomes, des stratégies communicationnelles des États et agences spatiales internationales, tout autant que des récurrents succès de librairie et de box-office des fictions relatant les explorations spatiales (voir Interstellar de Christopher Nolan). Autrement dit, les événements médiatisés relatifs aux explorations et en particulier à la question des exoplanètes (et de la recherche de la vie ailleurs) « sont des récits à mille voix » qui « prennent corps à mesure qu’une première synthèse de l’hétérogène relie des occurrences éparses sous une description commune […]. Ils se déploient ensuite en prenant appui sur des fins temporaires, la projection d’horizons d’attente, la convocation de divers champs d’expérience, des rebondissements, etc. » (ibid. : 295). Conformément à ces réflexions préalables, l’analyse de la médiatisation des exoplanètes va se centrer d’abord sur l’analyse des occurrences médiatiques de celles-ci (récurrence statistique), avant d’examiner comment leurs mises en récit se déploient dans l’espace médiatique et public.
8Davantage que l’analyse d’une communication scientifique, il s’agit de saisir des récits médiatisés dans une événementialisation spécifique, celle de l’exploration des exoplanètes et de la vie ailleurs. Si cette question est éminemment scientifique, elle se situe aussi en lisière de ce champ, portant des horizons d’attente fusionnant concepts et projections dans des avenirs utopiques : l’habitabilité de nouveaux astres est de ces horizons-là. Pour cela, nous proposons une analyse en trois étapes, résumées par le schéma suivant.
Figure 1. Méthodologie d’analyse de l’événementialisation et des récits relatifs aux exoplanètes.
9L’analyse en trois temps vise à mesurer la couverture médiatique des exoplanètes et de la vie ailleurs, pour ensuite en étudier les cadrages et modalités narratives. L’analyse de la couverture est fondée sur le recensement des sujets et reportages relatifs aux exoplanètes. Les résultats sont présentés dans la partie suivante.
10La deuxième étape de l’analyse consiste en l’analyse de cadrages narratifs de magazines dits de vulgarisation scientifique français et étasuniens : deux magazines spécialisés en astronomie (Ciel et Espace, Astronomy), trois magazines de vulgarisation généralistes (Science et Vie, New Scientist, Scientific American) et un magazine moins vulgarisé (La Recherche). L’étude des unes (sémiologie) et de la titraille (lexique) révèlera les principaux cadres mobilisés pour traiter de l’exobiologie et des exoplanètes. Ce faisant, nous serons en mesure d’analyser plus finement les modalités narratives des récits, en examinant de manière qualitative les horizons d’attente mobilisés (voir infra).
11En examinant de manière plus approfondie ces récits par une analyse croisant sémiologie et narratologie, nous tâcherons dans la deuxième partie de mettre en évidence quelques horizons d’attente structurants, de manière à montrer que la communication sur les exoplanètes et la vie ailleurs est porteuse d’enjeux politiques. En effet, nous reviendrons en clôture de cette étude sur les enjeux sociaux profonds des exoplanètes, dans la mesure où nous serons alors fondés à mieux en saisir la dimension politique. Cette dimension traduit l’implication de ces découvertes sur nos modèles de sociétés, largement établies sur l’exploitation capitalistique de ressources. En effet, la question des exoplanètes a fait l’objet d’un débat scientifique sur leur nature politique opposant Bruno Latour et Pierre Favre, débat auquel Ève Seguin (2015), politiste, a consacré une réflexion, et sur lequel nous reviendrons dans la dernière partie. Par-delà une communication spécifiquement scientifique, quels enjeux pour nos sociétés les médiatisations des exoplanètes révèlent-elles ? Quelles logiques sociales, en particulier sous-tendues par les acteurs du numérique désormais convertis au spatial, sont à l’œuvre dans ces communications médiatisées ? Ce sont ces questions vers lesquelles nous nous orientons, en interrogeant à présent la couverture médiatique des exoplanètes, révélatrice d’une événementialisation de ces dernières.
12L’analyse de la couverture médiatique des exoplanètes révèle une événementialisation manifeste, en amont de laquelle certaines découvertes jouent un rôle majeur. Il n’existe cependant pas une exacte corrélation entre découverte et couverture médiatique. Les exoplanètes apparaissent progressivement, à mesure que leur institutionnalisation sociale se construit : la preuve scientifique apportée par M. Mayor et D. Queloz en 1995 ne percole que progressivement. Afin de mesurer cette émergence médiatique, nous en avons recensé les occurrences dans deux chaînes de télévision, trois titres de presse nationale, deux magazines d’information générale et deux magazines de vulgarisation. Ce sont ainsi 468 occurrences qui ont été recensées, auxquelles un corpus complémentaire a été adjoint, relatif à l’exploration martienne en lien avec la recherche de traces de vie (485 occurrences supplémentaires). Par ailleurs, afin de mieux évaluer les mutations rapides et actuelles de la médiatisation sur la thématique de l’exploration spatiale, nous avons constitué un dernier corpus complémentaire au sein des trois titres de presse nationale retenus, relatif aux entreprises SpaceX et Blue Origin, corpus que nous mobiliserons dans la dernière partie. Le tableau ci-dessous indique les sources retenues, ainsi que les modes de recherche opérés.
Tableau 1. Corpus thématiques, sources et modes de recherche.
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Télévision |
Presse écrite quotidienne |
Presse magazine d’information générale |
Presse magazine de vulgarisation scientifique |
Médias sélectionnés |
JT de 20 h de TF1 et de France 2 |
Libération, Le Monde, Le Figaro |
L’Express, Le Point |
La Recherche, Pour la Science |
Sources et modes de recherche |
Inathèque Recherche « planète », JT collections 20 h, Descripteurs Astronomie ou Espace |
Europresse Recherche « planète extra » ou « exoplanète » ou « exo planète » |
Europresse Recherche « planète extra » ou « exoplanète » ou « exo planète » |
Sites web des magazines Recherche des titres contenant « planète extra » ou « exoplanète » ou « exo planète » |
Nombre d’occurrences |
54 + 72 (Mars) |
244 + 310 (Mars) + 129 (Space X et Blue Origin) |
55 + 46 (Mars) |
115 + 57 (Mars) |
13Concernant cette partie préalable de l’enquête, il s’agit de quantifier les occurrences, c’est-à-dire de comptabiliser le nombre d’articles ou de reportages consacrés aux exoplanètes, ainsi qu’à la planète Mars lorsque la question de la vie est abordée. La sélection des documents nécessite un tri minutieux des sources, eu égard aux référencements parcellaires de certains titres. Nous avons opté pour les médias dont les bases (Inathèque, Europresse, sites dédiés) permettaient une recension complète des collections et une identification sans ambiguïté des articles et reportages. Il s’est ensuite agi d’opérer un nettoyage des notices documentaires et articles collectés. Les décomptes peuvent être synthétisés ainsi :
Figure 2. Couverture médiatique des thématiques « Exoplanètes » et « Mars et vie » (nombre d’occurrences par périodes quinquennales).
14Les résultats mettent en évidence que les couvertures médiatiques des exoplanètes et de la vie sur Mars sont comparables en termes de nombre brut d’occurrences. Cependant, elles évoluent de manière distincte. On doit d’abord remarquer la nette émergence puis la croissance rapide de la thématique relative aux exoplanètes au cours des années 2000, malgré un tassement en fin de période. Cependant, on peut noter que la situation pandémique mondiale liée au coronavirus depuis le début de l’année 2020 a bouleversé les agendas médiatiques. Autre enseignement de cette visualisation, les différents médias couvrent de manière relativement homogène les deux thématiques, bien que la thématique « Mars » connaisse une plus grande variabilité, et une différence de taille avec celle des exoplanètes en étant bien établie dès le début de la période prise en compte, au milieu des années 1990. Ceci est à rattacher, comme nous allons le voir ci-après, à la plus forte événementialisation de l’exploration martienne et à l’envoi d’instruments sur la planète. Ce qui explique aussi le traitement télévisuel plus régulier et croissant concernant Mars, dans la mesure où des images et prises de vue de la « planète rouge » alimentent régulièrement les reportages télévisés. Enfin, notons que les magazines scientifiques accordent une attention un peu moins soutenue à la question de la vie sur Mars qu’aux exoplanètes, qui constituent une question essentielle en astronomie : le caractère spécialisé de cette presse vient renforcer ce phénomène. L’émergence médiatique des exoplanètes étant manifeste pour tous médias confondus, généralistes comme spécialisés, on peut à présent tâcher de caractériser plus précisément la nature de l’événementialisation en examinant plus en détail la couverture opérée par la presse nationale.
Figure 3. Couverture annuelle des thèmes « Exoplanètes » et « Mars et vie » en nombre d’articles (Libération, Le Monde, Le Figaro).
15Ce graphe révèle plus en détail l’événementialisation dont la médiatisation des exoplanètes fait l’objet, en particulier en la mettant en regard de celle de la question de la recherche de vie sur Mars. Les pics de couverture médiatique sont manifestement pour Mars liés aux missions d’exploration, « incarnées » par des robots ayant produit images et sons. Les rappels de ces missions sont indiqués dans le graphe ci-dessus. On peut constater le fort intérêt médiatique suscité par ces missions au tournant des années 2000, d’abord avec la sonde spatiale Pathfinder de la NASA (National aeronautics and space administration), puis avec le crash de Beagle 2 de la mission européenne Mars Express, suivie des nombreuses images produites par le rover Spirit. Après un creux de quelques années, voyant la question de l'habitabilité des exoplanètes prendre son essor, les missions suivantes (Curiosity, ExoMars) susciteront toujours un intérêt durant les années 2010, mais dans une moindre mesure.
16Ces courbes révèlent aussi une attention progressive portée aux exoplanètes, dont la découverte est moins directement associable à des images (qui n’existent pas), et qui ne peuvent faire l’objet d’une exploration in situ. La médiatisation des exoplanètes se déploie ainsi progressivement. En premier lieu, nous pouvons noter que la découverte de la première exoplanète en 1995 – qui vaudra à M. Mayor et D. Queloz leur prix Nobel – ne fait pas l’objet d’une couverture par la presse. Il faut attendre une dizaine d’années pour que la thématique émerge réellement et se déploie. Le cadrage se développera alors sur des questions anthropocentrées, comme nous le verrons, avec la question de l’« habitabilité ». Il s’agira de définir les attentes relatives à ces découvertes : des attentes centrées sur la vie et l’habitabilité, et sur la recherche d’autres Terres. Il est toutefois à noter que la médiatisation de la découverte des premières exoplanètes a fait l’objet d’erreurs, imputables aux débats et doutes animant le champ scientifique. Confrontés aux difficultés inhérentes à la légitimation d’un nouveau domaine scientifique, les journalistes se doivent d’opérer des choix éditoriaux : sélectionner l’information de nature scientifique ou ne pas la sélectionner. Si une certaine prudence semble de mise lors de la médiatisation de tels événements, la légitimité académique ou politique des sources peut favoriser la couverture médiatique d’un événement scientifique. Concernant les exoplanètes, un cas est ici intéressant à relever, relatif à l’annonce d’une découverte dans un contexte encore incertain. Dix ans avant la réelle découverte de M. Mayor et D. Queloz, en 1984, un reportage du 20 Heures d’Antenne 2 présentait ainsi ce que certains astronomes (McCarthy et al., 1985) pensaient alors être une planète extrasolaire.
Figure 4. Reportage du journal télévisé de 20 h d’Antenne 2, 12 déc. 1984.Principaux plans et retranscription (source : Antenne 2).
17En réalité,l s’agit de la découverte de « van Biesbroeck 8b » (ou VB 8B), objet ayant été identifié de manière fausse en 1984 comme la première naine brune3. Le reportage présente cet astre comme une planète, exagérant de ce fait l’information scientifique. Qui plus est, si la publication scientifique date de 1985, une conférence en 1984 avait révélé cette découverte, ce qui montre le caractère stratégique de ce type d’annonce : être le premier scientifique à démontrer l’existence d’une exoplanète était déterminant, au même titre que la preuve de vie non terrestre aujourd’hui. VB 8B s’était avéré être une erreur, probablement due à un artefact optique : une équipe grenobloise infirmera cette découverte deux ans plus tard4. Comme pour les exoplanètes, il faudra attendre une dizaine d’années pour que la preuve scientifique de l’existence des naines brunes soit avérée. Ce reportage porte ainsi en germe l’ensemble des questionnements sociaux relatifs à la découverte des exoplanètes : la quête des origines, la recherche d’une autre terre, la vie extraterrestre.
18Cette événementialisation se met en place et reflète les positionnements différenciés des médias. La presse magazine spécialisée dans la vulgarisation scientifique se montre plus prudente que les médias audiovisuels généralistes, enclins à privilégier des affirmations amoindrissant le doute. Le cas suivant illustre ces logiques.
Figure 5. Annonces prématurées : les cas de la NASA en 1998 (source : Science et Vie, France 2).
19Une illustration produite par la NASA est ainsi diffusée mondialement le 29 mai 1998, suscitant une couverture médiatique diversifiée, de la presse écrite à l’audiovisuel. En effet, cette photographie, prise par le télescope Hubble et publiée via l’Astronomy Picture of the Day5, serait celle de la première exoplanète directement observée. Cette information sera démentie quelques mois plus tard et les premières observations directes d’exoplanètes (mais sans images) ne seront produites qu’au milieu des années 2000. Les commentaires journalistiques, reproduits ci-dessus, montrent clairement le positionnement différencié des instances médiatiques : le journal télévisé se donne pour rôle d’illustrer, l’annonce de la NASA n’est pas mise en perspective, contrairement à la presse magazine de vulgarisation scientifique. Ces présentations contrastées dénotent la manière dont les médias infèrent des attentes spécifiques de la part de leurs publics, attentes d’informations scientifiques validées ou d’images extraordinaires.
- 6 D. Larousserie et P. Barthélémy, « Cosmologie et planètes extrasolaires à l'honneur du Nobel de ph (...)
20L’annonce et l’événementialisation des exoplanètes et de leurs questions corollaires oscille entre ces deux attentes, comme l’explique le journal Le Monde citant l’astronome Xavier Delfosse à la suite de l’obtention du prix Nobel par les découvreurs de la première exoplanète : « quand la science se retrouve avec une donnée qu’elle est incapable d’expliquer on a un gros moment de flottement6 ». Ce flottement est déterminant, il indique la difficulté d’une communication scientifique et de la médiatisation de celle-ci. Ce flottement relève également de la difficulté à vérifier les faits scientifiques, dans un contexte où la concurrence des équipes de recherche rejoint celle des entreprises du secteur spatial, drainant de forts investissements publics et, de plus en plus, privés. Ce faisant, les nécessités communicationnelles de visibilisation des recherches est déterminant, et les annonces, parfois approximatives, peuvent jouer un rôle stratégique essentiel. Chercheurs et journalistes apparaissent de ce fait comme interdépendants comme l’indique Daniel Jacobi (1999 : 28) : « Dans la vulgarisation, chercheurs et médiateurs deviennent des alliés objectifs : le journaliste oublie le jargon du savant et le chercheur pardonne les approximations… Au nom des intérêts supérieurs de la science et des exigences de l’information ». Nous allons à présent examiner plus en détail la manière dont la presse de vulgarisation scientifique contribue à cette événementialisation par l’analyse de ses cadrages, qui révèlent la production d’horizons d’attente.
21L’événementialisation de la découverte des exoplanètes apparaît comme la production d’un nouveau type d’événement, progressivement construit. Elle participe de l’actualisation d’un « modèle d’événement » (Esquenazi, 2013), celui de l’exploration spatiale, avec cependant une orientation spécifique apparaissant de manière croissante, celle de la vie ailleurs : en cela, cette événementialisation apparaît corrélée d’une certaine manière avec celle des missions d’exploration martienne, pour lesquelles la recherche de vie est centrale. Le cadrage biologique est donc particulièrement « saillant », il relève d'une stratégie énonciative visant à la « prescription » ainsi que défini par Robert M. Entman (1993 : 52) : « Cadrer, c’est sélectionner certains aspects de la réalité perçue et les rendre plus saillants dans un texte de communication, de manière à promouvoir la définition du problème, l’interprétation causale, l’évaluation morale et/ou la recommandation de traitement de l’objet décrit. Généralement, les cadres diagnostiquent, évaluent et prescrivent » (Entman, 1993 : 52) ». Ce cadrage traduit alors la construction d’un nouvel horizon d’attente, que nous allons détailler.
22Afin de mieux caractériser cette événementialisation et la manière dont la découverte d’exoplanètes et la question de la vie ailleurs sont entremêlées, une analyse des couvertures (unes) de presse magazine de vulgarisation scientifique a été réalisée. Les unes constituent en effet des artefacts permettant de mieux saisir les cadrages dominants en la matière, c’est-à-dire la structuration des horizons d’attente. L’approche est diachronique en remontant aux premières unes sur la question en 1985, et transversale puisqu’elle croise un corpus international : trois magazines français (Ciel et Espace, Science et Vie, La Recherche) et trois étasuniens (New Scientist, Scientific American et Astronomy). L’intérêt de la démarche consiste à observer des magazines relativement homogènes puisque relevant du même type de presse, tout en présentant des lignes éditoriales spécifiques : magazines spécialisés sur l’espace (Ciel et Espace, Astronomy), magazines de vulgarisation généraliste (Scientific American, New Scientist, Science et Vie) et un magazine présentant une ligne éditoriale moins vulgarisée (La Recherche). Le corpus a été construit par la sélection des unes faisant référence aux questions suivantes : exoplanètes, explorations spatiales et martienne en particulier en lien avec la thématique de la vie et des origines de la vie. En définitive, 130 unes ont été collectées, se répartissant de la manière suivante :
Figure 6. Répartition annuelle des 130 magazines retenus (Ciel et Espace, Science et Vie, La Recherche, New Scientist, Scientific American, Astronomy).
23Les analyses qui vont suivre ont été réalisées sur les 126 unes post-1999 du corpus, qui se répartissent de la manière suivante : Astronomy (22), Ciel et Espace (23), La Recherche (7), New Scientist (39), Science et Vie (21), Scientific American (14). L’objectif de ces analyses est avant toute chose de rendre compte des cadrages opérés dans l’événementialisation des exoplanètes par la presse magazine, il ne s’agit pas d’étudier les positionnements éditoriaux des médias en fonction de leur identité éditoriale ou de leur ancrage national. L’enjeu est davantage de mettre en évidence l’existence d’horizons d’attente structurant quelques « grands récits » de l’exploration, et d’en souligner les enjeux.
24En effet, la mise en récit médiatique de l’événementialisation des exoplanètes mobilise des cadrages spécifiques, dont nous faisons l’hypothèse qu’ils reposent sur des « horizons d’attente » partagés. Le concept d’horizon d’attente, largement utilisé en narratologie (Jauss, 1978 ; Lits, 2008) ou en histoire (Koselleck, 1990 ; Ricœur, 2000), est assez peu mobilisé en sciences de l’information et de la communication. Ce concept a pourtant une valeur heuristique dans la mesure où il permet de penser les attentes des publics conjointement avec les récits scientifiques et imaginaires, par le truchement des formes de médiatisation. Ainsi les récits scientifiques relatifs à la détection des exoplanètes et à la vie ailleurs contribuent-ils à produire de nouveaux horizons d’attente partagés avec les publics, par exemple sur les « nouvelles Terres ». Nous allons ici questionner ces récits, en cherchant à en comprendre leurs enjeux, en particulier en matière de nouveaux investissements dans le domaine de l’exploration spatiale.
- 7 « L'esthétique de la réception verra sa tentative d’une médiation nouvelle entre l’histoire littér (...)
25Jean Caune (2008 : 39-40) note que « [l]’intérêt de faire référence à l’horizon d’attentes de la science et de la technique est d’examiner les effets de la médiation non pas en fonction d’un contenu ou d’une finalité annoncée, mais en fonction d’une expérience intelligible et sensible du récepteur ». Autrement dit, c’est l’implication des publics qui est centrale, c’est-à-dire les cadres d’expérience mobilisés par les récepteurs dans leur appréhension des événements scientifiques, cadres qui mêlent communications scientifiques, médiatiques et imaginaires. Cette question des horizons d’attente est centrale dans la théorie de la réception développée par Hans Robert Jauss qui, dans ses écrits, relie directement les horizons d’attente de la recherche scientifique à ceux de la littérature7 : pour lui, les horizons d’attente des scientifiques au fondement de l’observation reposent sur une praxis vécue, comparable à celle des lecteurs de littérature. Pour reprendre les termes de J. Caune, cette praxis consiste en « l’expérience intelligible et sensible du récepteur », comme du scientifique définissant son objet. Notre insistance sur ces éléments de définition tient aux liens que nous établissons entre les horizons d’attente produits par trois instances : le champ scientifique, le champ médiatique et les publics. Pour fonder leurs observations, les scientifiques développent des horizons d’attente. Vulgarisés, ces horizons constituent le leitmotiv de nombreux récits médiatiques : journalistiques, documentaires ou fictionnels. Par leurs pratiques de réception médiatique, les publics sont amenés à consommer ces récits (quelles que soient leurs postures, de l’adhésion à la réprobation), participant de ce fait au partage de ces horizons d’attente. En ce sens, les exoplanètes deviennent bien une question sociale et publique – voire politique – porteuse d’enjeux et de représentations collectives, que nous allons caractériser.
- 8 La méthode Reinert produit un découpage du texte en segments, afin d’observer dans chacun de ces s (...)
26Afin d’analyser le cadrage mobilisé – et les horizons d’attente qui en résultent – par les magazines scientifiques retenus, nous avons procédé à la retranscription et traduction des titres de leurs 126 unes. Nous les avons ensuite traités statistiquement à l’aide du logiciel Iramuteq, qui a permis de réaliser deux analyses : une classification hiérarchique descendante (CHD) et une analyse de similitudes (ADS). L'analyse lexicale par CHD de type Reinert permet de mettre à jour des mondes lexicaux, c’est-à-dire des thématiques générales du corpus, qu’elle permet de visualiser par différents outils graphiques8. Nous reproduisons ci-dessous le dendrogramme issu de l’analyse.
Figure 7. Dendrogramme : CDH (classification hiérarchique descendante) des titres de presse magazine scientifique (source : Iramuteq).
27Ce dendrogramme met en évidence deux groupes principaux de termes, regroupant plusieurs classes relativement équilibrées. Nous avons intégré à cette visualisation des commentaires interprétatifs (partie inférieure). Deux grandes thématiques nous apparaissent structurantes.
28La première – sur la gauche – regroupe deux thèmes : la question de la recherche de planètes habitables dans l’univers (classe 2) et les chances d’en trouver eu égard à la structuration de notre système en regard des milliards de galaxies (classe 5). Il s’agit donc de questionnements sur les chances de trouver des planètes habitables. La deuxième thématique (classes 1 et 6) précise ce questionnement en étant clairement orientée sur la « chasse » de « nouvelles Terres », et la recherche de nouveaux mondes similaires au nôtre. Ainsi, la première thématique fait clairement référence à une recherche stratégiquement orientée de planètes habitables, similaires à la Terre. Mars et les exoplanètes sont alors mobilisées comme des cibles potentielles : nous interprétons ces cadrages comme relevant d’un horizon d’attente de l’exploitation, en plus de l’explication scientifique au fondement de ces magazines.
29La deuxième thématique regroupe trois classes. Les classes 3 et 4 relèvent de la thématique des origines de la vie, avec un cadrage portant sur la chimie du vivant et sur les scénarios d’apparition de la vie, en particulier autour du rôle des comètes. La question de la vie extraterrestre est alors importante, y compris la question de l’intelligence. Le lexique mobilisé est celui de la découverte des origines, avec quelques extrapolations sur l’apparition de la vie. La classe 7, pour sa part, renforce les questionnements sur l’existence de vie extraterrestre (voire d’intelligence), avec la mobilisation d’un registre fondé sur des verbes d’action : trouver, aller, venir, chercher. Ces trois classes, bien que toujours fondées sur l’explication, reflètent des cadrages thématiques forts sur la vie extraterrestre, les origines de la vie et la potentialité d’autres vies intelligentes. Elles semblent ainsi relever d’un horizon d’attente de l’extrapolation, avec la projection de recherches sur des questions incertaines.
30Qu’il s’agisse des origines, de la découverte de vie ailleurs ou de projection dans des mondes habitables, ces titres renvoient à un dénominateur commun : la vie. Les horizons d’attente de l’exploration de l’inconnu ou de l’explication scientifique désincarnée du vivant ne semblent pas suffire à l’événementialisation des exoplanètes, qui semblent cadrées dans une large mesure par l’analogie avec la Terre et les conditions d’habitabilité. Aussi avons-nous procédé à une recherche sur le terme « vie » dans le corpus, afin d’observer les horizons d’attente mobilisés. Nous avons alors réalisé une analyse de similitude avec Iramuteq, qui a consisté à calculer les co-occurrences des formes lexicales avec le terme « vie » au sein du corpus, analyse présentée sous forme de graphique de mots associés.
Figure 8. Analyse de similitude, terme « vie » au sein du corpus de titres de presse magazine scientifique (source : Iramuteq).
31Afin de faciliter l’interprétation, nous avons encore inséré des commentaires interprétatifs. Cette analyse de similitude confirme la CDH précédente. Ainsi, la question de la vie – transversale à la couverture des exoplanètes – renvoie-t-elle comme celles-ci à deux principaux horizons d’attente, qui viennent compléter et opérationnaliser celui de l’explication scientifique : l’extrapolation et l’exploitation. L’horizon de l’extrapolation implique des cadrages relatifs à la compréhension des origines de la vie, à la découverte de planètes induisant des potentialités de vie, ou encore à la recherche de preuves de vie extraterrestres, y compris en abordant la question d’autres intelligences. Les couvertures reproduites ci-dessous illustrent ces cadrages.
Figure 9. Sélection de unes de magazines scientifiques : des horizons d’attente évolutifs (source : Scientific American, Science et Vie, La Recherche, Ciel et Espace, Astronomy).
32Les trois premières (à gauche) renvoient bien à ces extrapolations. La vie ailleurs est envisagée, soit à l’aide de vue d’artistes – les couleurs surprenantes de plantes « alien » en une de Scientific American –, soit en extrapolant la question de l’habitabilité aux découvertes relatives au nombre d’exoplanètes – 9 milliards selon Science et Vie en 2014. Cet horizon d’attente de l’extrapolation se décline ainsi en plusieurs nouveaux horizons, tels que l’habitabilité ou la « vie extraterrestre », thématique désormais affichée de manière assumée en une par les magazines, par exemple La Recherche en novembre 2016, avec le sous-titre « Les raisons d’y croire. Des environnements habitables aux signaux exotiques de l’Univers ». Pour sa part, l’exploitation concerne la définition de cadrages relatifs à la recherche de nouvelles Terres, la notion de similarité étant déterminante, tout comme celle de proximité. Il peut ainsi être fait référence à des exoplanètes proches (quelques années-lumière) ou à la présence de vie sur d’autres astres de notre système solaire. À partir de 2015, les « nouvelles Terres » cèdent la place aux « jumelles » de la Terre (voir partie suivante). Des numéros spéciaux des magazines leur sont même consacrés, comme Ciel et Espace en juillet 2017. Le cadrage prend alors un tour plus volontariste, le questionnement ou l’étonnement de l’extrapolation cédant la place à la démarche stratégique de recherche systématique, voire à la « chasse », comme le présente Astronomy en septembre 2019 dans un hors-série.
33De la sorte, ce qui apparaît c’est une progressive transformation des horizons d’attente. Cantonnés aux récits de science-fiction, les horizons de la colonisation et de l’exploitation deviennent courants dans les magazines d’information scientifique, qui participent en cela de l’événementialisation des exoplanètes mise en évidence dans la partie précédente. Nous allons à présent examiner plus en détail ces nouveaux horizons.
34Nous avons établi que la vie constituait, par extrapolation, une thématique transversale à la question des exoplanètes et des explorations actuelles du système solaire. Partant de là, nous examinons la manière dont cette question développe un horizon d’attente croissant, celui de l’habitabilité, et comment la question de l’exploration martienne et de la course à l’espace vient bouleverser l’événementialisation de la question. Le corpus est constitué d’extraits des documents précédemment collectés – articles de presse quotidienne et magazine, magazines scientifiques de vulgarisation – dans une visée d’interprétation des logiques mises à jour dans les parties antérieures. L’approche sémiologique vise ici à mettre en perspective des éléments signifiants des corpus. Ainsi que le soulignait Y. Jeanneret (2019 : 127), « observer est déjà interpréter et la cohérence qu’il faut cultiver n’est pas celle des éléments du corpus entre eux, mais le lien explicite entre la visée problématique et les caractères observables. Les observables ne se standardisent pas, ils se construisent et s’argumentent ». En nous appuyant sur des éléments issus des corpus collectés, nous examinons le déploiement de cette événementialisation dans trois directions : les horizons d’attente de la mission exploratoire, ceux de l’habitabilité (extrapolations) et enfin ceux des nouveaux espaces exploitables par des expéditions.
- 9 Les différentes méthodes de détection sont décrites sur le site Web de l’Association française d’a (...)
35Les explorations relatives aux exoplanètes consistent en des projets de recherche de longue haleine, fondés sur des méthodes de détection complexes mobilisant des instruments de mesure ne produisant pas d’images directes (par exemple, méthodes des vitesses radiales ou des transits9), ce qui est assez éloigné d’une événementialisation fondée sur des nouvelles d’actualité marquantes et compréhensibles par des publics non spécialistes. Aussi la médiatisation de ces questions implique-t-elle des choix éditoriaux particuliers, en matière de cadrage des récits et de mise en images. Les récits de la détection des exoplanètes mêlent ainsi explications scientifiques vulgarisées et schématisées et propos sur les enjeux de ces découvertes à l’aune des sociétés humaines : la quête des origines et la recherche de la vie.
36Ainsi que le souligne Sophie Moirand (1997 : 41), la diffusion des savoirs par les médias traduit une logique propre au média, qui implique une explication scientifique retravaillée : « les contraintes de temps et d’espace des médias laissent peu de place à une véritable explication, voire à l’argumentation scientifique ». Il existe une « contradiction inhérente à la rencontre entre sciences et médias : entre le projet vulgarisateur (réel ou simulé) d’expliquer la science et les contraintes institutionnelles et techniques de rapidité des médias qui ne peuvent que la montrer » (ibid.). De ce fait, les explorations relatives aux exoplanètes font l’objet de toute une série de choix éditoriaux, narratifs et sémiologiques, visant à montrer la science, ses instruments et ses principales découvertes.
37La personnalisation est l’un de ces multiples procédés, que l’on peut en particulier observer les divers robots atterrisseurs des missions martiennes (Curiosity) ou sur des comètes (Philae, voir article du dossier). Les exoplanètes se voient ainsi traquées par des satellites qui deviennent des acteurs à part entière des explorations, avec des missions dédiées qui font l’événement (voir supra, figure 3), en l’occurrence Corot et Kepler. Cette personnalisation se double d’une intention prêtée à l’instrument fondée sur la mobilisation de métaphores (Jacobi, 1999 : 85 sqq.) : traque, affût ou chasse pour la métaphore cynégétique ; moisson ou cueillette pour la métaphore agricole. Ainsi, lors de son lancement : « Corot observera plusieurs dizaines de milliers d’étoiles, à l’affût d’un soudain et léger affaiblissement de leur éclat10 ». Le récit des péripéties du financement de la mission implique aussi une logique de personnalisation, le « petit engin » étant présenté comme vivant (« survie ») grâce à ses nouveaux objectifs :
- 11 J. Fenoglio et C. Galus, « Lancement réussi pour Corot, satellite et chasseur d’exoplanètes », Le (...)
« Le satellite Corot a une dette envers les planètes extrasolaires. Si tout va bien, son lancement, prévu mercredi 27 décembre de Baïkonour (Kazakhstan) à bord d’une fusée Soyouz, peut lui permettre de commencer à la rembourser. Le petit engin, français à 70 %, ne doit rien de moins que sa survie à l’étude des astres qui sont en orbite autour de leur propre étoile, très loin de notre système solaire11 ».
- 12 M. Mennessier, « Corot a bien commencé sa moisson de planètes », Le Figaro, 21 déc. 2007. Accès : (...)
- 13 P. Barthélémy, « Le satellite Corot dessine les nouveaux paysages spatiaux », Le Monde, 21 déc. 20 (...)
38Un an plus tard, la mission a produit des résultats, présentés selon les métaphores précédemment évoquées : « Corot a bien commencé sa moisson de planètes12 » ; « Corot a déjà deux trophées à son tableau de chasse, les planètes géantes Corot-Exo-1b et Corot-Exo-2b13 ».
39La détection des exoplanètes a ainsi été montrée davantage qu’expliquée, dans la mesure où la vulgarisation scientifique ne peut avoir qu’une place rédactionnelle limitée au sein des titres de presse quotidienne. Quelques articles ont toutefois explicité les méthodes de détection, qui font l’objet d’une attention accrue dans la presse magazine de vulgarisation scientifique. Il ne nous est pas possible de rendre compte de l’extrême richesse de ces contenus, la presse magazine relatant dans de nombreux articles de taille très variable les découvertes relatives aux exoplanètes. Il est cependant manifeste que lorsqu’un dossier est consacré à la question, le cadrage de l’information scientifique laisse entrevoir des horizons d’attente en lien d’une part avec l’exploration et la découverte dans le registre des mondes inconnus, et d’autre part avec la chasse et les expéditions militaires. Les captures de doubles pages du magazine Science et Vie ci-dessous illustrent ces horizons.
Figure 10. Doubles pages de Science et Vie : horizons des missions exploratoires (source : Science et Vie).
40Ainsi que le notait Michel de Pracontal (1984 : 505), « Science et Vie projette l’image d’une science “toujours sur le pied de guerre”. Ce n’est pas la science qui est montrée, mais la vitrine où elle expose ses trophées. Ce qui exclut, du même coup, tout ce qui ne se met pas en vitrine – les idées, les concepts, les méthodes, les relations sociales, économiques, politiques, institutionnelles bref à peu près tout ce qui constitue humainement l’activité scientifique, au seul profit du spectaculaire ». Sans souscrire pleinement à cette conclusion, qui ne prend pas en compte les multiples contenus de vulgarisation méthodologique diffusés par Science et Vie, force est de constater que les cadrages stratégiquement construits par le magazine dans ses grands dossiers projettent des horizons fondés sur une exploration conquérante. Science et Vie n’est pas le seul magazine à projeter cet horizon d’attente qui est largement partagé, de La Recherche à Scientific American, d’Astronomy à Ciel et Espace.
Figure 11. Chasse et vigie à la une des magazines scientifiques (source : Scientific American, Astronomy, Science et Vie, Ciel et Espace, La Recherche).
- 14 La Recherche titre également en décembre 2002 sur sa une : « Objectif Terres : la chasse aux planè (...)
41Si la chasse, comme nous l’avons évoqué, est un cadrage présent dans les colonnes et à la une des magazines comme Scientific American ou Astronomy avec la chasse aux « planètes meilleures que la Terre » ou aux « cousines de la Terre » (voir ci-dessus14), l’exploration est aussi présentée de la manière la plus traditionnelle qui soit, celle des grandes découvertes du xvie siècle. L’analogie avec la navigation et la découverte de nouveaux continents est manifeste. Le magazine scientifique énonce alors un « point de vue global » exprimant « une vision du monde partagée » (Rabatel, 2008 : 9) fondée sur l’information scientifique relative à la preuve de l’existence d’exoplanètes telluriques abritant potentiellement des formes de vie : il se pose en observateur, c’est-à-dire qu’il adopte le point de vue de la vigie postée au haut du mât d’un bateau, vigie annonçant « Terres en vue ! ». Cependant, il est notable que ce point de vue de la vigie n’est présent qu’à la une des magazines français, dénotant certainement un point de vue européen sur l’imaginaire de l’exploration vers de « nouveaux mondes » (hypothèse qu’une analyse comparée de magazines internationaux permettrait de clarifier). On peut argumenter par une rapide comparaison des unes de Scientific American et de son édition adaptée en France, Pour la Science. Une fois encore, la vigie est mobilisée : le magazine français titre en une de son n° 347 de septembre 2006 « Exoplanètes : nouvelles Terres en vue », tandis que son homologue américain ne titre pas sur cette information, qui ne fera la une sur la question des exoplanètes qu’en juin 2009 avec le titre « Unlikely suns, improbable planets ». Le cadrage national opéré par les magazines scientifiques est ici manifeste, d’autant que le satellite CoRoT (Convection, rotation et transits planétaires) à l’origine de la détection de planètes telluriques en zones habitables à partir de 2006 est principalement français. Les enjeux politiques et économiques de l’exploration spatiale (ESA-CNES [Agence spatiale européenne/Centre national d’études spatiales] versus NASA) s’entremêlent de ce fait avec les enjeux culturels de présentation des grandes découvertes (ancien monde versus nouveau monde).
42Ces cadrages traduisent des horizons fondés sur une approche classique de l’exploration, les nouveaux mondes découverts amenant potentiellement de nouvelles ressources à exploiter. Encore faut-il qu’ils soient suffisamment accueillants pour de potentielles futures explorations : l’habitabilité constitue de ce fait un nouvel horizon d’attente.
43Les extrapolations relatives aux exoplanètes, à leur découverte et à leur description à grands renforts d’images d’artistes ont cédé progressivement la place à de nouveaux horizons, en particulier la recherche de planètes « habitables ». Il s’agit alors dans cette perspective de projeter des mondes où il est possible de vivre ou, tout au moins, où la vie s’est développée de manière éventuellement similaire à la Terre. Sur cette thématique, la progression du cadrage que révèlent les grands titres dans le magazine Science et Vie est intéressante, comme l’illustre la figure suivante.
Figure 12. Des « Terres » aux « jumelles » de la Terre. Titres de Science et Vie (source : Science et Vie).
44Quelques années avant la découverte de M. Mayor et D. Queloz, en 1988, la couverture de Science et Vie pose la question de manière frontale : « Y a-t-il d’autres Terres ? ». Le contenu de l’article s’interroge sur les conditions de formation de planètes, sur les chances d’en détecter et sur les moyens d’y parvenir. Il s’agit clairement alors d’une extrapolation raisonnable sur les possibilités d’autres planètes telluriques. Coïncidence ou logique d’association d’idées, l’article qui suit celui-ci dans le même numéro est titré : « C’est parti pour la conquête de Mars ! ». Il décrit, illustration à l’appui, un « vaisseau interplanétaire [russe] qui doit emmener les hommes sur Mars en 2025 ». La question martienne comme celle de la vie ne sont jamais loin de celle des exoplanètes. Sept ans plus tard, la preuve scientifique de l’existence de ces dernières sera produite, tandis que l’homme sur Mars reste un horizon toujours reporté à un terme proche.
45Au début des années 2000, la détection d’exoplanètes est en plein essor et la découverte de planètes non gazeuses est un enjeu des recherches. En juillet 2000, Science et Vie indique ainsi dans le chapô d’un article en double page intitulé « des nouveaux mondes par milliards » : « Américains et Européens s’engouffrent dans cet eldorado galactique et mettent au point de gigantesques machines à découvrir des planètes “terrestres”. Avec pour objectif d’y détecter des indices de vie ». Cette introduction contient l’ensemble des horizons indiqués dans la présente étude. Grande découverte dans la lignée des explorateurs du xvie siècle (« eldorado »), recherche de la vie, et enfin découverte de nouvelles Terres. Certes, la prudence est encore de mise, la notion de Terre étant mobilisée par le truchement de l’adjectif « terrestre » mis entre guillemets et non du substantif. Mais la progression dans l’affirmation est rapide. En janvier 2001, le satellite Corot est ainsi présenté comme le « chasseur de “Terres” » (voir supra, figure 10), c’est cette fois-ci le substantif qui est mis entre guillemets.
46La première moitié des années 2000 verra ces précautions lexicales progressivement levées. La détection de planètes de taille supérieure à la Terre induit la notion de « super Terre15 ». Notion largement reprise dans la presse, qui se fait l’écho de « La course à la “superterre” » comme le titre Le Monde le 3 septembre 2004. Science et Vie relate également cette actualité en octobre 2004 en y consacrant sa une et son dossier. Alors que le premier article du dossier est intitulé prudemment « Voici peut-être la première “super Terre” », la une titre : « On a découvert une autre Terre ». Cette progression dans l’affirmation des découvertes va en s’amplifiant en mobilisant une métaphore familiale, passant des autres Terres aux cousines, sœurs, voire jumelles de la Terre. En mars 2006, Science et Vie indique ainsi en chapô d’un article intitulé « Autre Terre, on en tient enfin une ! » : « Cette fois, c’est sûr : la Terre a au moins une petite sœur tellurique dans le cosmos ! » (p. 72). Cette métaphore familiale progressera jusqu’à l’annonce en juin 2014 par Science et Vie de la découverte de Kepler-186f, image d’artiste à l’appui (voir figure ci-dessus) : « La Terre a une jumelle » (p. 65). De nombreux magazines scientifiques et journaux de presse quotidienne collectés dans cette étude mobilisent également cette métaphore : « Hunting for Earth’s cousins » (Astronomy, avril 2007) ; « La Terre compte une cousine éloignée, mais pas encore une sœur16 » ; « Exoplanètes. La vérité sur les jumelles de la Terre » (Ciel et Espace, février 2012) ; « Découverte de la première “fausse jumelle” de la Terre17 »… Cette mobilisation de la métaphore familiale participe d’un « détour pour comprendre » comme l’a développé Y. Jeanneret (1992 : 106), pour qui « [u]ne bonne allégorie conjugue en effet deux qualités : adéquate pour représenter la théorie, elle est parlante pour le lecteur. Si l’analogie est trop lointaine ou trop superficielle, la notion est sacrifiée ; si l’exemple reste académique, il n’évoque nulle représentation : risques symétriques de la caricature et de l’hermétisme ». En l’occurrence, la « famille » permet d’approcher la catégorisation des exoplanètes habitables (abritant potentiellement des formes de vie) co-construite par les astronomes et les exobiologistes, d’en présenter quelques types en regard de la seule référence connue, la Terre.
47À partir de 2007, cette construction métaphorique des exoplanètes va franchir un cap avec la question de l’habitabilité et le premier grand titre de Science et Vie sur la question.
Figure 13. Titrailles sur l’« habitabilité » des exoplanètes (source : Science et Vie).
- 18 L’Encyclopédie des planètes extrasolaires est un site Web fondé en 1995 par J. Schneider à l’Obser (...)
- 19 Une version interactive de la carte en question est consultable sur le site de de L'Encyclopédie d (...)
48Le croisement des données sur la nature tellurique des planètes et sur les mesures révélant la présence d’une atmosphère induit vers la fin des années 2000 la question de l’habitabilité. La première référence à la question dans le corpus est celle à la « zone d’habitabilité » en clôture d’un article du Monde (3 sept. 2004). Dans la même dynamique, Libération y fera référence en 2006 (18 mai 2006) et Le Figaro en 2007 (25 avril 2007). Science et Vie titre pour sa part en juin 2007 (voir ci-dessus) : « Voici la première exoplanète “habitable” ! ». Là encore, le premier cadrage d’une nouvelle notion est mis entre guillemets. Le doute sur la question de l’habitabilité va peu à peu se lever, bien que Science et Vie questionne la notion en octobre 2008 en faisant sa une sur « Des milliards de planètes mais… Une Terre unique ? ». Par-delà ces questionnements, la question s’impose et finit par devenir récurrente et admise, au point qu’en février 2014, l’habitabilité fait la une avec l’exclamation suivante : « 9 milliards de planètes habitables ! Même Mars a pu accueillir la vie ». L’habitabilité, de possibilité, devient certitude. En quelques années, la titraille est passée des planètes extrasolaires aux exoplanètes, puis de celles-ci aux autres Terres et aux planètes habitables. Ce glissement s’accompagne de l’émergence de nouveaux modes de visualisation, en particulier une carte produite par le magazine en septembre 2020 : « Voici la nouvelle carte des exoplanètes habitables » (voir ci-dessus). En publiant cette visualisation cartographique agrémentée de commentaires, Science et Vie participe d’une « diagrammatisation », c’est-à-dire qu’« en donnant une forme visuelle synoptique d’un ensemble abstrait, il en fixe les caractéristiques et favorise sa mémorisation et son rappel sous une forme stable et invariante » (Bourgatte et Jacobi, 2019 : 249). Cette carte des exoplanètes habitables a été établie par Marco Mancini de l’Institut Denis Poisson (universités d’Orléans et de Tours), à partir des données de L’Encyclopédie des planètes extrasolaires18. Selon M. Mancini, Science et Vie a passé commande avec une idée précise du graphique à construire, et ce dernier a donc développé un script Python pour produire cette visualisation19, qu’il s’est agi ensuite d’enrichir graphiquement. De ce fait, ce processus de diagrammatisation, en l’occurrence de cartographie, contribue à consolider le concept d’habitabilité et à ancrer l’horizon d’attente de futures exploitations.
49Pourtant, dans les magazines de vulgarisation scientifique comme dans la presse quotidienne nationale, la notion d’habitabilité reste discutée. En juillet 2017, le magazine Ciel et Espace consacre un hors-série à la question, « Terres habitables. Les mondes inattendus ». Un article fait le point sur la notion, « Habiter la zone », dans lequel la question est posée. « Qu’est-ce qu’une “planète habitable” ? C’est, par abus de langage, une planète rocheuse située dans la zone habitable de son étoile. Mais ce concept lui-même est très controversé » (Ciel et Espace, juillet 2018, p. 28). De même, le magazine Pour la Science publie une tribune de l’astrophysicienne et vulgarisatrice scientifique Elizabeth Tasker : « Exoplanètes : arrêtons de parler de “zone habitable” ». Tribune dans laquelle elle se dit inquiète de la crédibilité des scientifiques et plaide pour une « nouvelle terminologie qui ne donne pas de faux espoirs ». Elle propose alors de parler de « zone tempérée » avant de conclure : « Ne gâchons pas tout juste pour un gros titre dans les médias20 ». Discutée, critiquée, l’habitabilité est cependant devenue un enjeu majeur de la médiatisation des exoplanètes, surcadrant les découvertes initiales et constituant un nouvel horizon où se projettent des perspectives d’exploitation, par le développement d’expéditions.
50Comme on l’a établi, l’extrême variété des exoplanètes a cédé la place à la recherche de similarité avec la Terre, corrélée au thème de l’habitabilité. Ce faisant, se pose la question de la projection dans ces espaces présentés comme potentiellement habitables. On peut remarquer que dans plusieurs magazines, deux étapes se succèdent.
Figure 14. Projections sur l’habitabilité dans trois magazines (source : Ciel et Espace, Science et Vie, New Scientist).
51La figure précédente illustre les transformations de la mobilisation de l’habitabilité dans des astres lointains. À une première étape en 2015-2016 centrée sur des projections positives – rêve, paradis, planètes plus accueillantes à la vie – succède une seconde étape après 2017, où les projections viennent ternir ce tableau. Ciel et Espace évoque ainsi le « rêve » d’une autre Terre, qui devient, deux ans plus tard, « inattendu ». L’habitabilité devient une question scientifique liée davantage aux scénarios de développement du vivant sur des astres variés qu’une question de recherche d’une « Terre 2.0 » comme indiqué ironiquement en édito et en conclusion du magazine (p. 3, 77 sqq.). De la même manière, si l’accent est mis en 2015 dans Science et Vie sur les « paradis extra-solaires », plus « vivables » que la Terre, la question de leur accessibilité est largement remise en question en 2017. Après un spationaute déambulant dans une prairie en couverture, on retrouve le même personnage en difficulté deux ans plus tard. Les explorations martiennes qui se profilent sont alors visées :
- 21 Accès : https://www.science-et-vie.com/ciel-et-espace/vivre-dans-l-espace-pas-si-simple-15274#doss (...)
« Les premiers conquérants seront-ils simplement capables de tenir debout après six à huit mois de voyage en micro gravité ? Comment réagiront-ils une fois confinés dans leur bulle, isolés, bombardés de rayons cosmiques, entourés d’un désert sans fin, exposés à des minitornades… ? Au dernier moment, voici qu’aller dans l’espace s’annonce plus difficile que prévu. À l’arrivée des voyageurs sur Mars, la base sera prête et le soleil brillera sur le sol orangé… Mais la journée sera-t-elle belle ? Rien de moins certain » (Science et Vie, mai 201721).
52New Scientist évoque les mêmes problématiques que les magazines français, et la une traduit un glissement symbolique intéressant à relever. Comme pour Science et Vie, le parallèle des deux couvertures de New Scientist à presque cinq ans d’intervalle est saisissant. Alors qu’en 2016 un couple est représenté dans une perspective de quasi-emménagement en pointant du doigt une nouvelle planète, dans une imagerie typée American way of life des années 1950, en 2020 une image cadrée de manière similaire représente un homme seul, dans l’attente, face à des planètes moins nettes, évanescentes : les horizons d’attentes ne pourraient être plus clairs. D’une promesse de planètes « meilleures que la Terre » en 2016, on se questionne en 2020 sur la vie « au-delà de la Terre ». L’horizon se déplace désormais en direction du système solaire, son exploration, et les magazines se font l’écho des nouvelles recherches de vie sur des planètes proches : Vénus, Titan et, objet de projets d’expéditions, Mars.
53La progressive transformation des horizons d’attente liés aux exoplanètes a donc induit la question de l’habitabilité et, de ce fait, la question de l’exploration martienne. La médiatisation des exoplanètes, qui a émergé comme on l’a vu dans le premier point au tournant des années 2000, alors que l’exploration martienne faisait déjà l’objet d’un traitement récurrent (figure 2), relève de plus en plus d’horizons communs à cette dernière. À savoir la recherche de vie et l’habitabilité, dont la découverte met en jeu une compétition entre nations, voire entre acteurs privés. Au vu de ces nouveaux enjeux exploratoires, nous avons procédé à un relevé complémentaire de la couverture presse établie dans la première partie, de manière à observer la médiatisation des projets d’E. Musk (SpaceX) et de J. Bezos (Blue Origin).
Figure 15. Couverture médiatique des thématiques « Exoplanètes », « Mars et vie » et « SpaceX » – « Blue Origin » (nombre d’occurrences par périodes quinquennales) dans la presse quotidienne nationale (Libération, Le Monde, Le Figaro).
54Il ressort de ce décompte que la couverture médiatique par la presse quotidienne de la question des projets spatiaux de J. Bezos et d’E. Musk émerge très rapidement et massivement à la fin des années 2010. Avec une centaine d’articles sur la période 2017-2020, ces deux projets dépassent quantitativement le cumul « Mars » et « Exoplanètes » (82 articles). Cette rapide progression est révélatrice d’une logique de « proximisation » des enjeux. La controverse scientifique mise en avant par la Revue française de science politique (RFSP) entre B. Latour (2008) et P. Favre (2008), et relatée par E. Seguin (2015), est sur ce point éclairante. Riche en arguments, cette controverse est trop longue à relater en détail, mais nous en abordons quelques aspects saillants. B. Latour (2008 : 663) défend l’idée d’« exoplanètes politiques » en ce qu’elles modifient le collectif social : « La découverte des exoplanètes est-elle politique ? Mais non, bien sûr. Est-elle politique ? Oui, sans aucun doute : un grand chambardement est introduit dans l’ordre du monde selon qu’on les multiplie ou qu’on en réduit le nombre ». Et de poursuivre plus loin : « Ne jurons pas que la question des exoplanètes ne deviendra jamais une question politique : s’il fallait un jour quitter notre Terre ravagée, ne faudrait-il pas dire de ceux qui en superviseraient l’exode qu’ils engagent, de la façon la plus radicale qui soit, la grande question schmittienne [référence au décisionnisme de Carl Schmitt] de la décision ? » (ibid. : 665). B. Latour cherche ainsi à démontrer la nature politique de toute émergence d’une question non humaine a priori (perspective des science studies). P. Favre (2008 : 820), dans la livraison suivante de la RFSP, considère que B. Latour amplifie à dessein la nature politique des exoplanètes : « Le nombre des exoplanètes mises en évidence depuis 1995 s’accroît constamment, on en a découvert à ce jour 270, mais cela n’affecte en rien le politique ». Il poursuit en ces termes :
« La politisation reste évidemment possible, si par exemple un prophète se saisit de la découverte d’une exoplanète particulière pour instituer une nouvelle religion [...]. La politisation peut aussi résulter, dans un tout autre cadre, d’un débat sur l’affectation des crédits de recherche […]. S’il faut un jour que l’humanité quitte la Terre pour se réfugier sur une autre planète, il y aurait là du politique, au sens du moins où on l’entend aujourd’hui, mais faut-il vraiment s’arrêter à cet exemple ? » (ibid.).
55Finalement, au-delà des critiques fortes adressées à B. Latour sur la question de la rationalité, il s’avère que les deux auteurs ont un désaccord « de courte durée puisqu’ils affirment tous deux que le statut politique des exoplanètes pourrait changer » (Seguin, 2015 : 297). En effet, E. Seguin estime que les exoplanètes révèlent en réalité une nature politique profonde, que la sociologie (initiale) de B. Latour est à même de questionner en tant que théorie politique des sciences et non dans sa perspective pragmatiste :
« La théorie “science is politics by other means” permet de comprendre pourquoi l’astronomie contemporaine, comme la microbiologie, est une pratique politique. L’erreur commune à B. Latour et à P. Favre est de postuler que la colonisation d’exoplanètes participera d’un objectif aussi grandiose que lointain : assurer la pérennité de l’espèce humaine suite à la complète dégradation des conditions de vie sur terre. En réalité, la politique de proximisation interstellaire qui est en train de se mettre en place poursuit des objectifs politiques qui n’ont rien à voir avec ce scénario-catastrophe. Le plus important est probablement l’abolition de la limite terrestre à la croissance économique » (Seguin, 2015 : 299).
56Ainsi la « proximisation » dont il est question consiste-t-elle en la mise au point de techniques innovantes par la recherche et l’industrie, dans l’optique de rendre les explorations toujours plus réalisables techniquement et profitables économiquement. Déjà en 2002, cette logique était à l’œuvre : « la présence de l’homme dans l’espace passe du registre du rêve et de l’exploration à celui de l’expérimentation, la perspective étant désormais celle de la connaissance de la physiologie humaine (au moins à titre d’alibi) plus que le voyage vers Mars » (Sourbès-Verger, 2002 : 15). Depuis, les investissements privés se sont multipliés au point que la course vers Mars s’est accélérée, et de nombreux projets sont développés dans un domaine qualifié de New Space :
« Des transformations majeures ont saisi le secteur spatial durant les années 1990, et l’irruption d’intérêts économiques dans une industrie jusque-là sous le contrôle monopolistique des États a eu pour effets d’ouvrir les marchés des systèmes spatiaux aux entreprises privées. Ce phénomène, dénommé le New Space, désigne l’apparition récente d’un grand nombre de start-ups ayant pour but de réaliser des activités spatiales à but commercial, et les mutations du marché spatial international qui en découlent » (Degrange, 2021 : 13).
57Jacques Arnould (2018), pour sa part, écrit en 2018 :
« Les sommes investies par ces entrepreneurs sont impressionnantes, en même temps qu’à la hauteur et à l’image du pouvoir que possèdent aujourd’hui les GAFA : en 2015, 21 milliardaires et plus de cinquante sociétés d’investissement auraient ainsi injecté 1,8 milliards de dollars dans ces nouveaux champs de l’entreprise spatiale, soit un montant supérieur à celui des quinze années précédentes ! En janvier 2015, SpaceX a ainsi annoncé avoir reçu de Google et du fonds d’investissement Fidelity la somme d’un milliard de dollars pour développer une plate-forme d’accès à Internet via les satellites ».
58Dans ce contexte de compétition économique et technique internationale, E. Seguin parle d’un projet lancé par la DARPA (Defense Advanced Research Projects Agency) et la NASA en 2010, a 100 Year Starship Study, programme qui attribuait des subventions aux entités privées dans l’optique d’encourager la R&D (recherche et développement) nécessaire à la réalisation d’un voyage interstellaire d’ici cent ans22. Abandonné en 2015 et critiqué depuis, ce programme est emblématique d’une logique d’appels à projets de la part des États, dans une visée de création de nouveaux marchés et de positionnement stratégique d’industries nationales. On peut ainsi citer, parmi d’innombrables exemples, un programme lancé en 2021 également par la DARPA, NOM4D (Novel Orbital and Moon Manufacturing, Materials and Mass-efficient Design), qui montre bien ces enjeux techno-industriels. Comme l’indique le site du projet :
- 23 « As commercial space companies increase the cadence of successful rocket launches, access to spac (...)
« alors que les entreprises spatiales commerciales augmentent la cadence des lancements de fusées réussis, l’accès à l’espace devient plus courant pour les intérêts gouvernementaux et commerciaux. [...] La vision de NOM4D est de développer des matériaux, des processus et des conceptions de base nécessaires pour réaliser la fabrication dans l'espace de grands systèmes précis et résilients du Département de la Défense. [...] Le programme NOM4D sera à l’origine de nouveaux matériaux et de nouvelles technologies de fabrication pour la construction en orbite et sur la surface lunaire, et explorera de nouvelles conceptions à faible coût23 ».
59Comme indiqué précédemment, il ne s’agit là que de l’un des multiples exemples de projets suscités par les agences et États dans les innovations en matière spatiale, innovations censées amener un effet levier dans de nombreux domaines : environnement, énergie, matériaux, transports, etc., l’État français n’étant pas en reste sur ces questions, comme l'indique le site du ministère de l'Enseignement supérieur et de la Recherche24. Aux États-Unis comme en Europe, conventions, forums et séminaires sont organisés dans le but d’activer les échanges entre investisseurs, chercheurs et industriels intéressés par ces nouveaux marchés de l’espace. En décembre 2019 à Rome, l’ESA (European Space Agency) a ainsi organisé le New Space Economy European Expoforum (NSE25), dont les thématiques portaient en particulier sur ces nouveaux enjeux économiques de l’espace avec une table ronde intitulée : « Encourager l'économie spatiale en Europe ». Table ronde à laquelle prenait part en particulier Andrea Sommariva, professeur à la SDA Bocconi School of Management, membre du SEE Lab (Space Economy Evolution Laboratory) et auteur de nombreuses publications sur la question de l’économie de l’espace. Dans un ouvrage dont il est co-auteur, A Scenario for Interstellar Exploration and Its Financing, il indique que les retombées d’un tel projet sont déterminantes, en particulier en matière de techniques de communication et de calcul (Bignami et Sommariva, 2013 : 7826). Dans une perspective similaire à celle d’A. Sommariva, les études relatives aux stratégies économiques, industrielles et de défense se sont développées au tournant des années 2020, aux États-Unis comme en Europe.
Tableau 2. Parutions en 2021 relatives aux industries et explorations spatiales (New Space), revues et magazines en SHS (source : cairn.info).
Dossier
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Stratégique, 2021 (2-3), (no 126-127)
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Deuxième âge spatial : concurrence et complémentarité des acteurs stratégiques à l’ère du New Space
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Dossier
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Entreprises et histoire, 2021 (1) (no 102)
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L'industrie spatiale
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Dossier
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Techniques et Culture, 2021 (1) (no 75)
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Abîmes, abysses, exo-mondes
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Article
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SAY, 2021 (3), (n° 5), pages 130 à 133
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Le New Space, une révolution à l’avenir incertain
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Article
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Sciences Humaines, 2021 (8), (no 339), pages 17 à 23
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Géopolitique de l’espace
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Article
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Revue Défense nationale, 2021 (1) (no 836), pages 12 à 20
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Le New Space : opportunité ou menace pour notre autonomie stratégique ?
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Article
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Revue Défense nationale, 2021 (4) (no 839), pages 103 à 106
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L’Europe prépare ses futurs lanceurs spatiaux
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Article
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L'ENA hors les murs, 2021 (3), (no 504), pages 43 à 45
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Le Commandement de l’Espace et la montée en puissance du spatial de défense
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60La Revue Défense nationale note ainsi que « l’Europe a […] de très nombreux atouts, portés principalement par les grands pays du spatial que sont la France (0,11 % du PNB – 3 Md$), l’Allemagne (0,05 % du PNB – 2 Md$) et l’Italie (0,05 % du PNB – 1,1 Md$) » (Comité 1, 2021 : 15). Avant de s’interroger sur le fait de savoir si elle a pris le tournant du New Space : « Dans ce contexte de confrontation, la France, comme l’Europe, doit développer une politique d’ensemble et de long terme afin de préserver ses intérêts stratégiques, économiques et politiques dont son autonomie d’accès à l’espace » (ibid. : 22).
61Le contexte de découverte des exoplanètes, prolongé par la recherche de planètes dites habitables et l’accélération des missions en direction de Mars, a participé de la production d’une événementialisation mise en scène du New Space, produisant une médiatisation accrue du spatial au tournant du siècle. La couverture massive par la presse quotidienne des projets d’E. Musk et de J. Bezos (voir supra, figure 15) se nourrit des horizons d’attente précédemment évoqués et révèle la corrélation étroite entre projets industriels liés à l’exploration spatiale et stratégies de communication : « L’utilisation des exploits spatiaux dans un but de propagande n’est pas nouvelle pour les États, mais force est de constater que les méthodes de communication ont évolué avec l’arrivée des acteurs privés » (Degrange, 2021 : 15). De fait, la communication de SpaceX s’avère particulièrement offensive en étant orientée tous azimuts27, et illustre la volonté de cibler des publics non sensibilisés à la thématique spatiale (D’Urso, 2018). La croissance de la médiatisation des exoplanètes se double donc d’une logique de proximisation sur des thématiques envisageables car industrialisables – habitabilité, exploration du système solaire et de Mars –, présentant autant de nouveaux marchés illimités pour les États et entreprises, en particulier issues du secteur de la communication et du numérique. Et potentiellement, à plus long terme, des logiques d’exploitation de ressources hors de la biosphère terrestre.
62La médiatisation des exoplanètes est révélatrice de la multiplicité des enjeux et du croisement des champs participant de leur élaboration sociale : champ scientifique en premier lieu où se conçoivent les explorations et découvertes, champ politique et économique en attente de nouveaux espaces, ressources ou marchés à exploiter, champ médiatique enfin qui cadre ces divers récits en vue de leur consommation par des publics plus ou moins impliqués. Nous avons mis en évidence la croissance remarquable des exoplanètes dans les productions des principaux médias d’information, écrits et audiovisuels. Des questions corollaires sont très vite apparues comme nécessairement liées à celle des exoplanètes : exploration martienne, projets spatiaux des acteurs industriels présentés comme les animateurs d’un New Space (SpaceX et Blue Origin). Point nodal de ces médiatisations : une logique de proximisation, se traduisant par la production d’horizons d’attente, d’une part extrapolant la question de la vie aux exoplanètes par la notion d’« habitabilité » et/ou de nouvelles Terres, et d’autre part mettant en récit l’exploitation de l’espace par des expéditions à venir, en particulier à destination de Mars.
63Ce faisant, le caractère politique des exoplanètes a pu être envisagé, dans la mesure où ce nouvel objet social (en plus de sa réalité physique) participe par sa médiatisation d’une transformation des investissements capitalistiques et géopolitiques. La médiatisation de cette question initialement scientifique et astronomique – les exoplanètes – est bien un cas illustrant « le rôle spécifique des moyens de communication » qui, selon Yves de La Haye (1984 : 34), contribuent à la mise en place de « conditions générales d'apparition d'un homme nouveau : le capitaliste délié de toutes les attaches à une communauté locale étriquée, engagé dans une concurrence qui se joue de plus en plus sur la scène du marché mondial, isolé donc dans cette concurrence mais qui doit sans arrêt adapter sa stratégie, mesurer ses forces à l'ensemble des acteurs de cette scène ».
- 28 « Je restai pour ma part convaincu, car j’en avais fait l’expérience, de l’énorme intérêt que susci (...)
64De fait, la médiatisation des exoplanètes révèle toute une série de phénomènes corrélés, découlant de ce contexte capitalistique. Dans le domaine scientifique, les injonctions adressées aux chercheurs en vue de médiatiser leurs découvertes sont désormais incontournables, la performance des recherches devant se mesurer à l’influence sociale : « L’impact citationnel ne suffit plus, il doit s’accompagner d’un impact médiatique » (Boukacem-Zeghmouri et Rodríguez Bravo, 2019). Dans le domaine économique et politique, la recherche de nouveaux marchés par les États, investisseurs et industriels, en particulier du numérique, ouvrent des perspectives de concurrence internationale et de croissance par-delà les frontières limitantes. La médiatisation des exoplanètes se situe dans une longue histoire de récits d’exploration et de découvertes scientifiques productrices d’un intérêt collectif et partagé, que Carl Sagan évoquait il y a déjà un demi-siècle28. Ce faisant, par son événementialisation et ses apports spécifiques – au premier plan desquels l’habitabilité –, cette médiatisation contribue à l’actualisation permanente des nouvelles frontières et de leurs horizons d’attente.