- 1 L’exemple récent de l’engouement qui entoure le développement des Moocs depuis quelques années en (...)
1La nécessité d’un changement de paradigme dans les pratiques pédagogiques vers des formes plus diversifiées, moins « magistro-centrées » (Demougeot-Lebel et Perret, 2010), et davantage orientées vers l’apprenant, son activité et ses spécificités, constitue une préoccupation récurrente dans l’enseignement supérieur depuis plusieurs années (voir, entre autres travaux, Lameul et Loisy, 2014). Plusieurs innovations – principalement d’ordre technologique – apparaissent aux yeux de nombreux acteurs (décideurs institutionnels et politiques, presse grand public, etc.), comme étant des leviers de changement indiscutables dans ce sens1. C’est le cas notamment de la généralisation de l’introduction des technologies de l’information et de la communication (TIC) dans les universités à partir des années 2000 à travers la mise en place des plateformes d’enseignement et d’apprentissage (Peraya et Peltier, 2010) qui a souvent été considérée comme un facteur favorable au changement et à l’innovation pédagogique. Or, plusieurs études (Docq et al., 2010 ; Peltier, 2010) ont montré que cela n’était pas le cas.
2Ce que l’on nomme la médiatisation des dispositifs de formation, c’est-à-dire leur instrumentation par des technologies numériques par exemple, ne constitue toutefois pas une évolution anodine et sans effets propres. Depuis les travaux des anthropologues André Leroi-Gourhan (1964) et Jack Goody (1979 [1978]), mais aussi ceux de Pierre Rabardel (1995), on sait que toute forme d’instrumentation de l’activité humaine modifie le rapport à la tâche, sa représentation, ainsi que son déroulement, et est donc loin d’être anecdotique. Les approches visant à analyser le phénomène dans sa complexité et dans une perspective multifactorielle semblent intéressantes, notamment parce que l’adoption d’un point de vue holistique et systémique s’éloigne en général du réductionnisme propre aux visions technocentrées qui ne tiennent pas compte de toute la complexité du phénomène et l’abordent de manière parfois simpliste.
3En 2018, dans le cadre d’un débat consacré à la question (Peraya, 2018), Jean-François Céci (2018) formule l’hypothèse que les formes éducatives pourraient évoluer sous l’impact de facteurs forts. D’autres études (Bonfils et Peraya, 2011 ; Peraya et Bonfils, 2012 ; Peraya et Bonfils, 2014) suggèrent que l’évolution des usages communicationnels chez les étudiants universitaires est susceptible d’exercer des modifications au sein des sphères personnelles et académiques. Ces exemples montrent l’importance qu’ont pris les TIC dans les réflexions et les projections autour de l’innovation pédagogique. Ils soulignent aussi la nécessité de disposer d’un cadre de référence permettant d’interroger et d’analyser les perturbations exercées par l’intégration, dans la sphère académique, de pratiques médiatiques issues de la sphère personnelle, ainsi que les changements attendus et/ou constatés sur ce que nous appellerons dans la suite de ce texte la forme universitaire.
- 2 Le terme de « perturbation » est utilisé par analogie à celui qui désigne, en météorologie, la « m (...)
4L’objectif de l’étude est de proposer un modèle théorique permettant d’aborder cette question. Plusieurs cadres de référence sont ainsi mobilisés et retravaillés à cette fin : celui de la forme scolaire et, plus largement, des formes éducatives (Vincent, 1980, 1994, 2008) ; celui des changements au sein de la sphère éducative (Prost, 2013) ; enfin celui de la communication éducative médiatisée (Peraya, 1993 sqq.) et de la sociologie des usages des technologies mobiles (Caron et Caronia, 2005). Dans la deuxième partie du texte, nous aborderons l’hypothèse selon laquelle les pratiques médiatiques et les modes de socialisation issus de la sphère personnelle sont susceptibles d’entraîner une perturbation2 de nature à modifier la forme universitaire en la confrontant au modèle théorique proposé. Enfin, nous identifierons les interrogations qui restent ouvertes à ce stade et qui constituent des pistes pour des recherches à venir.
5Au sens générique, une forme est un concept issu de la Gestalt Theorie ou théorie générale de la forme. Elle offre un « cadre mental par lequel la pensée humaine appréhende le monde »3. Pour Bernard Blandin (2002 : 200), « La notion de “forme” permet donc d’articuler sur le plan sociologique les dynamiques complexes qui se jouent sur les plans interpersonnels, culturels, et organisationnels : les formes sont engendrées ou transformées par les acteurs, mais en retour elles contribuent à déterminer le monde dans lequel se déroulent leurs actions, et à les former ».
6En tant que forme sociale spécifique et relative à une organisation particulière et stable des rapports sociaux, la forme scolaire est située dans le temps et rend compte de modes de socialisation, c’est-à-dire de la façon d’être au monde et à autrui (Vincent et al., 2012) propres à un moment de l’histoire sociale et politique. En d’autres termes, il s’agit d’un état de l’école à un moment donné de son histoire. Sous la pression de nouveaux modes de socialisation, les formes sociales peuvent se modifier et/ou disparaître et/ou donner naissance à de nouvelles formes.
7Considérée par le sociologue de l’éducation Guy Vincent comme une forme socio-historique dite de transmission des savoirs, la forme scolaire rend compte de l’école telle qu’elle se présente depuis son avènement progressif entre le xvie et le xviiie siècle (Chartier, 1976, cité par Vincent, 2008). Issue, selon G. Vincent, de la modification profonde d’une ancienne forme sociale, notamment celle du compagnonnage, la forme scolaire se caractérise notamment par : la séparation spatio-temporelle d’avec les autres pratiques sociales ; le primat de l’écrit sur l’oral ; le silence de l’élève ; le primat des savoirs sur les savoir-faire ; l’apprentissage par cœur ; la soumission à des règles impersonnelles imposées par contrainte (Vincent, 2008).
- 4 La forme scolaire a d’ailleurs constitué un cadre d’analyse de référence pour P. Perrenoud (2004) (...)
8Le cadre théorique élaboré par G. Vincent pour définir la forme scolaire nous semble tout à fait pertinent pour décrire la forme universitaire en tant que forme éducative particulière4. Si nous ne sommes pas en mesure de reproduire un travail historiographique tel que l’a mené G. Vincent, il nous semble envisageable, si l’on considère que la forme scolaire constitue la forme sociale de référence à partir de laquelle il est possible de décrire les caractéristiques de formes éducatives similaires, de décrire la forme universitaire à partir des trois dimensions constitutives de toute forme éducative : 1) espace ; 2) temporalité ; 3) règles et rapports sociaux. Nous y ajoutons une quatrième dimension, celle du rapport au savoir qui, si elle entretient un lien étroit avec la précédente, mérite d’être considérée spécifiquement.
- 5 Dans le contexte éducatif, le terme « transmission des savoirs » est fortement connoté et ne rend (...)
9Compte tenu des différents éléments qui précèdent, nous proposons de définir toute forme éducative (forme scolaire, forme universitaire, etc.) comme une forme sociale dite de « transmission des savoirs »5, caractérisée par l’instauration d’un espace-temps et de règles spécifiques régissant les interactions et les rapports sociaux. Nous allons examiner maintenant comment ces différentes dimensions peuvent s’actualiser dans le cas précis de la forme universitaire en tant que forme éducative spécifique.
10Tout comme les autres formes éducatives, la forme universitaire s’appuie principalement sur un lieu et une temporalité propres, séparés du reste du monde, pour l’accomplissement des activités d’enseignement et d’apprentissage. La réflexion actuelle autour de la dimension « professionnalisante » que devraient prendre les formations universitaires tend à réduire l’écart entre « le moment de l’apprentissage » et « la pratique en situation » (Maulini, 2018) qui constitue un des traits caractéristiques de la forme scolaire.
11L’enseignement se déroule le plus souvent dans un lieu clos spécifiquement consacré à cette fin : l’amphithéâtre, la salle de cours, de séminaire, de travaux pratiques, le laboratoire, etc. L’espace d’apprentissage n’est toutefois pas limité à une seule et même institution grâce aux programmes de mobilité et d’échange qui permettent une certaine flexibilité dans les parcours de formation.
12La temporalité de la forme universitaire concerne le temps des études et le temps des apprentissages. La délivrance d’un diplôme universitaire est régie par un règlement d’études qui impose en général une durée maximale pour sa réussite. En revanche, les cursus sont combinables à l’envi et sans restriction d’âge, ce qui implique que le temps global consacré aux études universitaires n’est pas limité. S’agissant du temps des apprentissages, ceux-ci s’inscrivent dans une durée déterminée et selon un découpage temporel établi (heures de cours, semestre, année académique).
13Il est intéressant de relever que l’espace-temps de la forme universitaire s’articule principalement autour de la transmission des savoirs. Cet attachement à la transmission se manifeste notamment dans la prédominance accordée à l’enseignement présentiel et, plus spécifiquement, à l’exposé magistral. Ainsi, même lorsque de « nouvelles » modalités d’enseignement telles que les Moocs, les cours enregistrés et diffusés en direct ou en différé ou encore les cours comodaux sont mises en œuvre, l’exposé magistral, synchrone ou asynchrone, reste le modèle de référence (Peltier, 2021).
14Dans une intervention filmée destinée à définir la forme scolaire, Olivier Maulini (2012) relève que « l’évolution de la forme scolaire est intimement liée à l’évolution des rapports de pouvoir ». Il poursuit en soulignant que les rapports de pouvoir « conditionnent » aussi le rapport au savoir. Il nous semble intéressant, dans cette perspective, de considérer, par extension, l’ensemble des formes éducatives comme un contrat social, dont certains aspects sont soit explicites soit implicites. En effet, toute forme éducative naît de l’instauration de règles qui favorisent des rapports d’autorité et un rapport au savoir spécifiques que nous considérons, nous le verrons plus loin, comme une dimension constitutive à part entière.
15Forme éducative de « transmission des savoirs », la forme universitaire est principalement organisée, nous l’avons souligné, autour de la parole de l’enseignant, instaurant par là même, une partie des règles et donc des rapports sociaux dans un mode de relation de type « vertical » (Kerbrat-Orecchioni, 1995). Même l’organisation prescrite des espaces dans les salles de cours et les amphithéâtres favorise une certaine manière d’être et d’interagir. Didier Paquelin (2018) souligne à cet égard que l’organisation spatiale est tout sauf anecdotique et influence les comportements : « Le mobilier, tout comme l’ensemble des autres dimensions d’un espace est porteur d’affordance » et toute action est « située [et] ancrée dans un espace vécu ».
16Toutefois, les règles et les contraintes ne concernent pas que les apprenants. Dans un ouvrage consacré aux figures de la magistralité, Renaud Hétier (2009 : 72) relève que « la position du maître n’est pas monovalente : le dispositif disciplinaire qu’il met en place, il le partage avec ses élèves, il y est présent, il y est pris aussi, il peut, moins encore que l’élève, sortir de sa classe ; il est constamment sous le regard de ses élèves. Il ne cesse de construire les signes de la discipline comme il se sent contraint d’en être lui-même le signe vivant ». Les contraintes dont il est question ne sont cependant pas tout à fait les mêmes que celles qui ont cours dans un amphithéâtre. L’enseignant y est confiné dans un espace scénique (le bas de l’amphithéâtre) qui le met bien plus à l’écart de ses étudiants que l’enseignant du primaire ou du secondaire ne l’est de ses élèves (la circulation entre les rangs est possible dans une classe).
- 6 Au début de la crise sanitaire liée à la pandémie de Covid-19 débutée en mars 2020, la question de (...)
17La relation asymétrique qui se noue entre enseignants et étudiants est caractéristique d’une modalité pédagogique transmissive qui oppose souvent le « sachant » (le maître) et le « non-sachant » (l’apprenant) (Billouet, 2009). Ce rapport de subordination se retrouve cristallisé dans l’évaluation des apprentissages, plus particulièrement centrée sur la performance (évaluation sommative) et la restitution de connaissances déclaratives. Melina Solari Landa (2018) considère d’ailleurs l’évaluation comme l’un des traits les plus stables de la forme scolaire : « Dans leurs représentations, les élèves continuent à attribuer plus de valeur à une évaluation venue de l’extérieur qu’à une autoévaluation ». Pour B. Devauchelle (2018), qui constate le même attachement à l’évaluation dans sa forme traditionnelle chez les étudiants universitaires, il pourrait s’agir de la marque d’une « forme de “reproduction” souhaitée de la forme universitaire », autrement dit d’une volonté « conservatrice » (Maulini, 2018) de maintenir la forme universitaire dans son état originel6.
18Sur le plan institutionnel, la forme universitaire est caractérisée par la forte autonomie (la liberté académique) laissée aux enseignants, dont le double statut est officiellement notifié en France dans l’appellation « enseignant-chercheur » (Albero et al., 2009 ; Fave-Bonnet, 2002), et aux institutions qui bénéficient d’une autonomie administrative et politique relativement étendue selon les contextes et les pays. En effet, alors que la forme scolaire repose sur une « organisation structurée » (Maulini et Perrenoud, 2005 : 151), sur un « principe hiérarchique fort » (Petit, 2018), mais aussi de dépendance aux autorités politiques de tutelle, les règles et rapports socio-institutionnels de la forme universitaire se caractérisent par un « principe électif et de gouvernance par les pairs » encore prédominant dans les universités françaises (Petit, ibid.). L’autonomie se manifeste dans les programmes proposés (accrédités, mais pas évalués par le ministère de tutelle) et aussi dans les recherches menées. Cette double liberté académique dont bénéficient les enseignants dans leurs activités d’enseignement et de recherche ne saurait toutefois masquer les difficultés, en particulier en matière de reconnaissance, que certains d’entre eux rencontrent lorsqu’ils agissent « aux marges de l’institution » (Albero et al., 2009 : 148).
- 7 À cet égard, on peut noter qu’initialement, l’université était d’abord centrée sur l’enseignement. (...)
19Si la forme scolaire est strictement centrée sur l’enseignement, c’est-à-dire sur « l’intention d’instruire et de faire apprendre » (Maulini et Perrenoud, 2005 : 151), la forme universitaire considère conjointement l’enseignement et la recherche7. Au-delà des discours qui accordent à l’enseignement une place égale, les faits tendent à placer la recherche au-dessus de l’enseignement pour ce qui relève, notamment, de la promotion des carrières des enseignants. Dans leurs missions, il s’agit donc de créer de la connaissance (recherche) et de la diffuser (enseignement). Toutefois, même si la question pédagogique est de plus en plus souvent mise en avant dans les politiques institutionnelles, notamment en France (Massou et Lavielle-Gutnik, 2017), et fait l’objet d’initiatives diverses à différents niveaux, cette préoccupation se manifeste et se répartit parfois de façon parfois inégale, aussi bien du point de vue institutionnel (niveau méso) que de celui des pratiques de terrain (niveau micro).
20Du point de vue du rapport au savoir, en tant que dimension propre que nous proposons d’ajouter au modèle, la forme universitaire se caractérise par la prédominance accordée aux savoirs scientifiques, par opposition aux savoirs dits « narratifs » pour reprendre la distinction proposée par Jean-François Lyotard (1979). La distinction de ces deux formes de savoirs opérée par l’auteur porte sur différents aspects. D’abord, le statut discursif de ses énoncés. En ce qui concerne les savoirs scientifiques, seule « la valeur de vérité de l’énoncé constitue son critère d’acceptabilité », ce qui n’est pas le cas des savoirs narratifs qui intègrent également d’autres valeurs (efficience, justice, bonheur, beauté, etc.) (Lyotard, ibid. : 36). Le deuxième aspect qui permet de différencier les savoirs scientifiques des savoirs narratifs relève de la catégorie des sujets légitimés à produire de tels savoirs. Ainsi les savoirs scientifiques sont-ils l’apanage de spécialistes qualifiés, reconnus par leurs pairs, exerçant au sein des universités (Peraya, 2012), ce qui n’est pas le cas des savoirs narratifs qui peuvent être rapportés par quiconque endosse le statut d’énonciateur. Le troisième aspect qui différencie ces deux types de savoirs est le rapport au référent. Dans le cas des savoirs scientifiques, il s’agit d’un rapport d’extériorité. En effet, comme le souligne Daniel Peraya (2012) : « Le savoir scientifique se veut objectif et objectivant ; il ne tolère aucune implication (éthique, morale, comportementale) du chercheur par rapport à la réalité décrite, et ce, même dans les sciences sociales ». À l’inverse, le rapport au référent dans les savoirs narratifs relève de la pragmatique des récits, des « rapports de la communauté avec elle-même et avec son environnement » et, plus globalement du lien social (Lyotard, 1979 : 40). Dans cette perspective, la question du mode de validation des savoirs (quatrième aspect) repose sur des critères très différents. Ainsi le seul fait d’être rapporté ne confère-t-il pas au savoir le statut de savoir scientifique. D’autres critères tels que la preuve ou l’argumentation entrent en ligne de compte. Enfin, le cinquième aspect, le caractère diachronique et cumulatif du savoir permet, dans le cas des savoirs scientifiques, de bâtir la science sur la base des énoncés précédents et de contribuer ainsi au processus de validation. Cela n’est pas le cas des savoirs narratifs qui trouvent leur validation avant tout dans le fait d’être rapportés et non dans le fait d’être exacts et vérifiables.
21On observe aujourd’hui dans la sphère académique, à travers l’usage des réseaux sociaux par les étudiants, une difficulté à maintenir cette distinction fondamentale entre savoirs scientifiques et savoirs narratifs (Peraya, 2012).
22De cette tentative de caractérisation d’une forme universitaire générique, nous retenons comme points saillants la place dominante accordée à la transmission des savoirs scientifiques et à l’enseignant comme détenteur de ces savoirs, l’instauration d’un mode de relation vertical et la prédominance de la recherche par rapport à l’enseignement. Dans cette perspective, la suprématie accordée au présentiel synchrone et à des modalités d’évaluation centrées sur la performance se comprend aisément. Les différentes caractéristiques que nous venons de décrire ne sont donc pas indépendantes les unes des autres, mais sont, au contraire, intimement liées. En effet, les caractéristiques des dimensions espace et temps semblent difficilement séparables. La nature forte de leur interaction pourrait même d’ailleurs nous conduire à les considérer comme une dimension unique. Dans un autre registre, le rapport au savoir et les rapports sociaux entretiennent aussi une relation d’interdépendance forte.
23La figure 1 ci-dessous récapitule les principales caractéristiques de la forme universitaire en lien avec les dimensions constitutives de toute forme éducative. L’intrication des différents éléments composant la figure souligne leur dépendance mutuelle.
Figure 1. Caractéristiques de la forme universitaire à partir des dimensions génériques des formes éducatives.
- 8 Par exemple, la question de la professionnalisation des formations universitaires était au cœur de (...)
24Les caractéristiques de la forme universitaire telles que nous les avons précédemment décrites semblent être assez immuables. Pourtant, celles-ci ont connu divers changements à travers les siècles (voir Charle et Verger, 20128). Si, comme nous l’avons souligné en préambule, l’intégration des technologies numériques au sein de la sphère académique ne semble pas remettre fondamentalement en cause les formes éducatives, nous envisageons le fait que certaines pratiques médiatiques sont toutefois susceptibles d’exercer des perturbations sur les différentes dimensions de la forme universitaire, voire d’en modifier certaines caractéristiques. Nous reviendrons sur ce point plus loin dans la deuxième partie de ce texte.
- 9 À noter que ces changements peuvent aussi bien s’exercer et s’analyser aussi bien aux niveaux micr (...)
25Pour analyser et décrire ces perturbations et les éventuelles modifications que celles-ci peuvent entraîner, nous pouvons, d’une part, mobiliser le cadre de référence que nous venons de présenter et, d’autre part, faire appel au modèle d'Antoine Prost (2013) relatif au niveau de changement dans les structures éducatives9. L’auteur propose de considérer trois niveaux de changement possibles :
- les changements mécaniques, « qui ne touchent ni à l’architecture d’ensemble de l’organisation concernée, ni à ses principes de gouvernement » (Prost, 2013 : 303) ;
- les changements organiques » qui « affectent en revanche l’architecture, l’organisation d’ensemble, mais ils n’altèrent pas les principes de fonctionnement, la logique selon laquelle le système se gouverne » (ibid.) ;
- les changements structurels ou paradigmatiques qui « remettent en question les fondements, les principes mêmes d’organisation et de gouvernement de l’institution » (ibid. : 303-304).
26La plupart des changements observés dans les universités à l’aune de différents usages des TIC sont des changements pouvant être qualifiés de mécaniques ou d’organiques, car ils ne modifient pas fondamentalement la forme universitaire et ses caractéristiques (voir figure 2 ci-dessous pour quelques exemples).
Figure 2. Exemples de changements mécaniques et organiques liés à l’intégration des TIC dans la sphère académique.
27Ces quelques exemples permettent d’établir deux constats. Premièrement, celui des liens d’interdépendance étroite qui unissent les différentes dimensions de la forme universitaire, comme nous l’avons déjà évoqué plus haut dans ce texte. En effet, si l’on se réfère à l’exemple ci-dessus relatif à l’intégration des différentes modalités de contact (permanences, courrier électronique, forum de discussion, etc.) proposées dans de nombreux plans de cours (voir, à ce sujet, Leduc, 2013), il est possible d’envisager que la diversité des moyens de communication à disposition des enseignants et des étudiants entraîne non seulement des modalités d’interaction plus informelles (on ne s’adresse pas à son interlocuteur de la même manière par courriel, dans un forum ou en face à face), mais contribue également à favoriser une certaine porosité entre les sphères sociales (académique, personnelle), en particulier sur le plan temporel : le temps de travail n’est plus seulement circonscrit aux heures de bureau et aux jours ouvrables par exemple. Un tel changement dans le fonctionnement de la vie universitaire ouvre ainsi le champ à une autre perception de l’espace de travail et de sa temporalité et à des relations plus informelles et moins « verticales ».
28Deuxièmement, ces exemples illustrent, selon nous, la façon dont la forme universitaire peut s’accommoder de nouvelles pratiques sans pour autant transformer le paradigme établi et, par conséquent, les caractéristiques initiales de la forme. En effet, un changement paradigmatique entraînerait forcément une modification des caractéristiques de la forme, telles que nous les avons identifiées, sur une ou plusieurs de ses dimensions. Pour reprendre l’exemple du déploiement des plateformes d’enseignement et d’apprentissage à distance dès le début des années 2000, celui-ci a donné aux universités l’occasion d’élargir et de diversifier les espaces d’apprentissage, mais aussi celle de repenser la temporalité dans laquelle se déroule l’ensemble de ces activités. Pourtant, cela ne semble pas avoir été le cas, malgré les discours enchanteurs prédisant une (r)évolution des pratiques d’enseignement vers des formes plus innovantes (Peraya et Peltier, 2010). Il s’agit donc de changements de nature mécanique ou organique qui ne modifient pas les caractéristiques des deux dimensions « espace » et « temps » de la forme universitaire. Précisons encore que les changements mécaniques, organiques et paradigmatiques peuvent s’observer à différents niveaux (macro, méso, micro) conjointement ou non. Ainsi des changements de paradigme peuvent tout à fait s’opérer au niveau micro (individuel) et ne pas se répercuter au niveau méso et macro.
29La « résistance » de la forme universitaire à modifier, non pas ses dimensions qui restent constitutives, mais ses caractéristiques (sphère close et séparée, synchronie, verticalité des relations et transmission des savoirs, prévalence des savoirs scientifiques), pourrait s’apparenter à une forme d’autopoïèse, comme envisagée par le biologiste Francisco Varela (1985b, cité par G. Bandura, 2017). Elle pourrait aussi se rapprocher de la notion de « clôture opérationnelle », c’est-à-dire « une frontière dynamique qui lui [le fonctionnement cognitif du vivant, ndlr] permet de réagir aux perturbations et de les intégrer dans son système, c’est-à-dire de se transformer continuellement tout en restant le même » (ibid. : 2).
- 10 Ce n’est que depuis peu que la législation française considère les enseignements à distance comme (...)
30Les perturbations extérieures peuvent être plus ou moins fortes et concerner plus particulièrement une ou plusieurs des dimensions de la forme universitaire. C’est le cas par exemple lorsque les universités s’ouvrent à d’autres modalités d’enseignement et d’apprentissage : formations entièrement ou partiellement à distance, hybridation des formations, Moocs, Spocs, classes inversées, cours en live streaming, comodaux, etc. Celles-ci incitent de manière plus directe à la prise en compte de nouveaux « espaces » et de nouvelles temporalités. Pourtant, malgré les perturbations qu’elles engendrent, ces nouvelles modalités ne semblent pas non plus entraîner un changement de paradigme (Peltier, 2021). Par exemple, le présentiel reste l’étalon de référence des institutions universitaires traditionnelles que ce soit pour le calcul des heures d’enseignement10 ou pour l’attribution des crédits académiques aux étudiants. L’une des explications possibles de cette suprématie accordée à la présence réside peut-être, d’une part, dans un attachement historique à la transmission des savoirs cristallisée par le cours magistral et, d’autre part, dans les interactions présentielles enseignants-étudiants qui caractérisent les autres modalités d’enseignement actuelles (travaux pratiques par exemple).
31Toutefois, certaines pratiques semblent engendrer des perturbations plus importantes que d’autres sur les formes éducatives. C’est du moins l’hypothèse suivie par D. Peraya et Philippe Bonfils (2011 ; 2012 ; 2014) dans le cadre de plusieurs études menées à l’Université de Toulon auprès d’étudiants de l’UFR Ingémédia. Ces travaux trouvent leur origine dans le constat d’une désertion progressive par les étudiants des plateformes et dispositifs institutionnels de communication et de production au profit de dispositifs issus de la sphère personnelle et de loisirs de type réseaux sociaux numériques. Cette émancipation dans les pratiques d’apprentissage et les modes d’interaction, associée à l’effacement progressif des sphères sociales (Belton-Chevallier, 2009 : 150-154) engendrées par l’irruption, au sein de la sphère académique, de dispositifs et de pratiques médiatiques majoritairement présents dans la sphère personnelle des étudiants, pousse, en effet, à s’interroger sur le rôle possible de ces pratiques, des modes de socialisation associés dans la transformation des formes éducatives en général et de la forme universitaire en particulier.
32Dans son ouvrage consacré aux « outils et médias éducatifs », Pierre Mœglin (2004 : 13) évoque la distance qui sépare certaines pratiques sociales des pratiques scolaires, tout en soulignant que « des savoirs » et « des capacités intellectuelles » spécifiques se construisent en dehors du « monde » de l’école à travers l’usage de médias tels que la télévision, les bandes dessinées, les jeux vidéo, etc. Malgré une « méfiance réciproque » (ibid.), ces deux mondes ne sont pas hermétiques et s’influencent mutuellement. Ainsi la projection de films ou de diapositives dans la salle de classe renvoie-t-elle à des pratiques culturelles issues du monde des loisirs, tandis que certains programmes de télévision de vulgarisation scientifique, de divertissement dit éducatif (e.g les vidéos diffusées sur YouTube ou dans le cadre des Moocs), empruntent à la forme scolaire un certain nombre de caractéristiques : transmission des savoirs, configuration de l’espace à l’image d’une salle de classe, rapport d’autorité, etc. Cette porosité des sphères sociales a aussi été évoquée par D. Peraya et P. Bonfils (2012) qui proposent d’utiliser le terme « percolation » pour désigner « la superposition d’usages et/ou de pratiques caractéristiques de la vie personnelle aux usages académiques (échanger, faire circuler de l’information, rédiger, par exemple) dans des environnements relativement semblables ». Cependant, il convient de souligner que le transfert de pratiques d’une sphère sociale à une autre ne représente pas une simple incorporation, mais constitue de fait de nouvelles pratiques. D’ailleurs, Cédric Fluckiger (2014 : 185) évoque cette « discontinuité » des pratiques médiatiques entre la sphère académique et la sphère privée en soulignant que « ce ne sont pas les mêmes instruments (au sens de l’approche instrumentale) qui sont convoqués dans les pratiques relevant de contextes différents ». La percolation implique donc une transformation qui, dans le cas des formes éducatives, relève de l’intégration de pratiques et d’usage de dispositifs habituellement extérieurs au monde académique.
33D. Peraya (2018) propose le terme de « pédagogisation » pour désigner le processus qui considère que « seules les médiatisations compatibles avec les pratiques pédagogiques existantes [sont] susceptibles de s’intégrer aux formes scolaire et universitaire ». Il s’agit donc d’une adaptation des pratiques extérieures aux normes de la forme universitaire afin de les rendre compatibles. Précisons que le processus de pédagogisation est un processus à double sens puisqu’il s’exerce aussi en dehors des formes éducatives, au sein d’autres sphères sociales (celle des loisirs ou des activités extrascolaires qui empruntent à la forme scolaire plusieurs de ses traits caractéristiques ; Lebon, 2010). Nous ne traiterons toutefois la pédagogisation que dans la perspective d’intégration des pratiques sociales extérieures.
34À ce stade, nous pourrions considérer la percolation comme une dynamique générique de « passage », de pratiques et d’usages dans des sphères sociales différentes et la pédagogisation comme la désignation spécifique de l’incorporation de certaines pratiques sociales dynamiques au sein de la sphère éducative/académique de manière à ne pas la bouleverser complètement (accommodation).
35Ces deux notions, percolation et pédagogisation (récapitulées dans la figure 3 ci-dessous), aident à comprendre les pressions exercées sur la forme scolaire et la raison pour laquelle les changements généralement observés ne sont que de nature mécanique ou organique.
Figure 3. Percolation et pédagogisation.
36Abordons à présent la question spécifique des pratiques médiatiques et des modes de socialisation associés. Dans la partie qui suit, nous détaillons les raisons pour lesquelles nous pensons que ces pratiques et modes de socialisation spécifiques sont susceptibles d’exercer une pression suffisamment forte sur la forme universitaire, car ils agissent conjointement sur l’ensemble de ses dimensions.
37Plus haut dans ce texte, nous avons qualifié la forme universitaire de « forme sociale spécifique relative à une organisation particulière et stable des rapports sociaux ». Ces rapports sociaux, c’est-à-dire ces façons d’être au monde et à autrui, peuvent également être désignés comme des modes de socialisation, soit « l’ensemble des processus par lesquels un être humain construit son identité – ce qui comprend ses valeurs, sa compréhension de son rapport à l’Autre, ses connaissances pratiques des divers rôles qu’il est appelé à jouer » (Latzko-Thoth, 2002 : 166).
- 11 Cette conception particulière des médias est documentée depuis de nombreuses années. D’abord par H (...)
38Nous qualifions de « modes de socialisation médiatiques » les relations issues de l’usage de technologies numériques, médias ou dispositifs médiatiques pour faire référence au cadre de la communication éducative médiatisée (Peraya, 1993 sqq.). Le terme média est souvent entendu dans le sens de média de masse et désigne, par exemple, la presse écrite et audiovisuelle, la télévision, etc. Dans cette optique, il est envisagé avant tout comme un canal de diffusion d’un contenu (d’information, d’apprentissage, publicitaire, de prévention, etc.). Cette vision « diffusionnelle » (Peltier, 2016)11 n’est pas celle que nous défendons. En effet, nous nous appuyons sur une conception « dispositive » des médias (ibid.) qui s’inscrit dans la convergence de plusieurs champs théoriques et disciplinaires : « La conception dispositive repose sur les postulats sémiotique et cognitif, et s’inscrit dans une vision communicationnelle pragmatique, considérant le média comme un intermédiaire actif impliqué dans une situation de communication et de formation médiatisée et qui produit des effets sur différentes dimensions du comportement humain » (ibid. : 59). Ainsi un média – ou dispositif médiatique – comprend-il des caractéristiques matérielles, symboliques, relationnelles qui entraînent un certain nombre de modifications aux plans cognitif, postural, praxéologique, relationnel, etc. (Peraya, 2010 ; Peraya et Peltier, 2012).
- 12 Cette différence terminologique souligne la différence de point de vue. Précisons toutefois que, d (...)
39Les pratiques médiatiques, que nous définissons comme des activités humaines instrumentées par des dispositifs médiatiques, doivent être envisagées comme des activités complexes, impliquant un sujet (un individu ou un groupe d’individus), un objet (une action, un autre individu) et un instrument (le dispositif médiatique). Cette dynamique triadique rappelle celle décrite par P. Rabardel (1995), lequel adopte toutefois une perspective plus générique, c’est-à-dire orientée sur l’ensemble des activités humaines et en particulier en lien avec l’ergonomie du travail. Le modèle de la communication éducative médiatisée (Meunier et Peraya, 2010 [1993] ; Peraya, 1993 sqq.) est, lui, centré sur la médiatisation (instrumentation12 propre à l’activité d’enseignement et d’apprentissage) et appréhende les effets possibles de la médiatisation sur différentes dimensions du comportement humain.
40Les pratiques médiatiques ne sont pas l’apanage de la sphère personnelle. Elles s’exercent tout aussi bien au sein de la sphère académique, mais ne sont pas de même nature, car elles font l’objet, nous l’avons souligné plus haut, de processus d’instrumentalisation et d’instrumentation différents (Fluckiger, 2014). Dans la suite de ce texte, nous proposons de distinguer ce qui relève des pratiques médiatiques personnelles de ce qui relève des pratiques médiatiques dites académiques.
41Afin de mieux comprendre le rôle joué par les pratiques médiatiques dans la dynamique d’effacement des sphères personnelle et académique, il nous semble intéressant d’examiner également le point de vue de la sociologie des usages quant aux rôles des objets dans la vie sociale (Blandin, 2002 ; Caron et Caronia, 2005 ; Akrich, Callon et Latour, 2006 ; Latour, 2007 [1994] ; ). Pour ces auteurs, comme pour bien d’autres, les objets matériels sont les produits et les producteurs d’un ensemble de relations sociales. Selon André H. Caron et Letizia Caronia (ibid. : 54), : « les technologies ne se limitent pas à organiser d’un point de vue pratique nos façons de vivre le temps et l’espace, elles contribuent à définir et à régler nos façons d’être en relation avec les autres ».
42Leur seule présence suffit à créer des contextes d’interactions en ouvrant tout un champ de possibles (les objets font et nous font faire). Ils participent en cela à la configuration et à la reconfiguration des représentations et influencent, de ce fait, les comportements. Pour A. H. Caron et L. Caronia (ibid.), les technologies mobiles en particulier contribuent à modifier le rapport à l’espace et au temps et, par conséquent, notre rapport au monde et aux autres. Pour ces auteurs, le brouillage des espaces, favorisé par l’usage des technologies mobiles, entraîne une redéfinition des sphères publiques/privées, car un nouveau sens, une nouvelle valeur, leur est accordé. En effet, on assiste à une « publicisation » de la sphère privée et à une « privatisation » de la sphère publique. Cette intrication des sphères sociales contribue, dans un autre registre, à brouiller le statut de légitimité ainsi que la posture du spécialiste qui détient et transmet les connaissances. Désormais, chacun peut produire et publier des contenus, notamment à travers les réseaux sociaux, quelle qu’en soit la forme. Olivier Le Deuff (2006) évoque d’ailleurs des « glissements de concepts » entre autorité et popularité, ainsi qu’entre pertinence et influence. Ce point de vue renvoie à la distinction entre savoirs scientifiques et savoirs narratifs opérée par J.-F. Lyotard (1979).
43Sur le plan de l’espace, du temps et du rôle joué par les acteurs sociaux, les technologies mobiles contribuent à une délocalisation et à une multilocalisation par le passage d’un monde à l’autre, d’une sphère à l’autre et d’une identité à l’autre (Lahire, 1998). « Nous nous trouvons immergés alternativement dans des sphères privées et publiques, nous nous investissons simultanément dans des rôles familial et professionnel » (Caron et Caronia, 2005 : 24-25). À cet égard, les deux auteurs proposent le concept de « polychronie » pour désigner « l’émergence d’un temps déspatialisé caractérisé par la cohabitation du synchrone et de l’asynchrone » (ibid. : 27).
44Nous sommes loin d’une vision strictement technocentrée ou radicalement anthropocentrée. Le point de vue que nous défendons est celui d’une « troisième voie » (Peltier, 2020) caractérisée par l’approche dispositive proposée par D. Peraya (1999 sqq.).
45En synthèse de cette partie, nous proposons de définir les modes de socialisation médiatiques comme des façons d’être au monde et aux autres à travers des pratiques médiatiques caractérisées par :
- une nouvelle façon d’établir des liens sociaux, notamment par l’affranchissement des contraintes d’espaces et de temps, mais également par la prévalence des savoirs narratifs sur les savoirs scientifiques (Lyotard, 1979) ;
- la redéfinition des espaces privés et publics (la publicisation de la sphère privée et la privatisation de la sphère publique [Caron et Caronia, 2005]) ;
- la modification des frontières identitaires (Lahire, 1998) ;
- la modification des représentations de l’espace et du temps (Caron et Caronia, 2005).
46C’est ainsi que nous envisageons les pratiques médiatiques personnelles comme étant de nature à provoquer une perturbation particulièrement forte au sein des formes éducatives, parce qu’elles contribuent à modifier le rapport aux sphères sociales (à leurs temporalités, leurs spatialités et leurs spécificités identitaires) en les décloisonnant. L’usage des dispositifs médiatiques (en particulier les dispositifs mobiles) contribue au brouillage, voire à l’effacement des sphères sociales et à l’expression d’identités plurielles (Lahire, 1998). Enfin, les pratiques médiatiques modifient le rapport au savoir et à l’autorité intellectuelle et scientifique. En effet, les dispositifs médiatiques permettent l’accès à une masse inédite d’informations dont la diversité et la rapidité de diffusion favorisent les savoirs narratifs au « détriment » des savoirs scientifiques et contribuent à promouvoir la popularité plutôt que l’autorité (Le Deuff, 2006). Les pratiques médiatiques académiques, elles, résultent de l’incorporation de certaines pratiques médiatiques personnelles au sein de la sphère académique, comme le montre la figure 4 ci-dessous, selon une dynamique : 1) de percolation des pratiques médiatiques personnelles dans la sphère académique ; 2) de « pédagogisation » de ces mêmes pratiques par la forme universitaire. Les changements opérés peuvent, comme nous l’avons vu, être qualifiés de mécaniques ou d’organiques (c’est-à-dire qu’ils ne modifient pas les caractéristiques initiales de la forme universitaire) ou de paradigmatique si, d’une manière ou d’une autre, les caractéristiques de la forme sont transformées.
Figure 4. Proposition de modélisation des effets possibles exercés par les pratiques médiatiques personnelles sur les pratiques médiatiques académiques en fonction de leurs caractéristiques respectives.
- 13 En France, citons les projets investissements d’avenir-stratégie nationale « Enseignement et numér (...)
47Malgré les volontés politiques et institutionnelles à l’œuvre depuis plusieurs années (les investissements réalisés dans les projets d’intégration des technologies numériques dans les universités en témoignent13), force est de constater que la révolution pédagogique annoncée/espérée n’a pas (encore ?) vraiment lieu. Même lorsque la pression pour modifier les pratiques ancrées est particulièrement forte, comme cela a été le cas depuis le printemps 2020 et la succession de vagues épidémiques de Covid-19 qui a poussé l’ensemble des acteurs académiques à bouleverser leurs pratiques et à endosser, dans l’urgence, de nouvelles façons de faire à travers la mise à distance totale ou partielle des dispositifs de formation, les traits caractéristiques de la forme universitaire (suprématie du présentiel et transmission des savoirs notamment), ne semblent pas être modifiés. Toutefois, dans une récente étude, Patrick Pelletier et Anne Mesny (2021) suggèrent qu’une « nouvelle logique institutionnelle » reposant sur l’hybridation des dispositifs de formation, la liberté de choix et la flexibilité pourrait désormais se dessiner.
48Le modèle théorique que nous avons proposé illustre l’hypothèse selon laquelle, tant que les caractéristiques d’une ou de plusieurs des quatre dimensions de la forme ne sont pas modifiées, les changements possibles (attendus ou constatés) ne peuvent être que mécaniques ou organiques et ne peuvent pas apporter de changements profonds (changements paradigmatiques).
49Certaines caractéristiques de la forme universitaire semblent plus « malléables » ; c’est le cas de celles qui caractérisent les dimensions espace et temps (sphère close et séparée et synchronie). La plupart des actions mises en œuvre en vue d’un changement paradigmatique portent surtout sur ces deux dimensions et plus rarement sur les autres d’entre elles. Or, nous l’avons souligné, il existe vraisemblablement une interaction forte entre le rapport au savoir, à l’autorité et à sa transmission et l’attachement aux modèles d’enseignement présentiels et/ou synchrones. Dans ces conditions, la voie vers un changement paradigmatique ne passerait-elle pas d’abord par un bouleversement des règles et rapports sociaux, ainsi que par le rapport au savoir et à la transmission ? Nous n’avons bien évidemment pas de réponse à apporter à cette question à ce stade, mais le modèle théorique que nous avons présenté constitue, de notre point de vue, un cadre de réflexion et d’action dans ce sens et ouvre la voie, du moins nous l’espérons, à de futures recherches. Ainsi, au moment où fleurissent de très nombreuses études empiriques relatives aux effets de la crise sanitaire sur les systèmes d’enseignement universitaire, pensons-nous qu’un tel cadre permettrait d’aborder nos objets comme des objets de recherche afin d’aller au-delà des comptes rendus d’expérience, des enquêtes d’opinion, de simples descriptions, en d’autres mots de se détacher de l’empirie.
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