Olivier Lazzarotti, Vivent les vacances ! Tourisme et chansons
Texte intégral
1Qu’il est stimulant de dévorer un ouvrage sortant des sentiers battus. Oser marier le phénomène géographique mondial qu’est le tourisme (qui concernait presque un milliard et demi de personnes dans le monde avant la pandémie du Covid-19 ; et plus de 80 millions d’arrivées en France) et les chansons écoutées et fredonnées par des millions de personne n’avait pas encore été tenté avec l’œil et les outils du géographe. C’est chose faite grâce à l’intuition d’Olivier Lazzarotti qui choisit de s’aventurer dans une démarche de croisement comparatif. Celle-ci permet de jeter un regard neuf sur la façon dont la chanson populaire nourrit le fait touristique et réciproquement. L’ouvrage est court. Il est joliment illustré de vignettes en couleurs et de graphiques en noir et blanc qui permettent de caractériser le corpus de 200 chansons constituant un substrat fertile, support de démonstrations menées avec rigueur et jubilation.
2La préface intitulée « Des lieux pas si communs », d’Yves Borowice, professeur d’histoire-géographie au lycée Louis-le-Grand, grand spécialiste des chansons, permet dès l’abord une mise en perspective savante et subtile du travail d’O. Lazzarotti, autour de la notion de lieux communs, d’art mineur, de « Kleinkunst ». Il introduit ce travail avec deux citations empruntées à Charles Baudelaire, en 1859, et Jean Cocteau, en 1926, faisant toutes deux l’apologie du lieu commun. Elle comporte aussi une référence à des lieux fictifs, imaginés dans des chansons et devenus réalités, tel le café Pouchkine de la chanson Nathalie de Gilbert Bécaud, fredonné en 1964 et ouvert à Moscou en 1999, et telle aussi une rue de la Grange-au-Loup, inaugurée à Nantes, en 1986, pour rendre hommage à une chanson de Barbara de 1964. Deux symboles forts de la fertilité et de l’efficacité de la chanson pour « inventer » des lieux.
3La préface est suivie d’un curieux avant-propos d’O. Lazzarotti qui évoque une rencontre avec Pierre George, figure tutélaire de la géographie, peu avant la soutenance de son habilitation à diriger des recherches, en 1993. Cette anecdote que l’auteur juge sans doute signifiante pour lui est passablement insignifiante pour une majorité de lecteurs. Elle a le mérite de s’interroger et de nous interroger sur la place du Front populaire dans l’histoire des vacances, du tourisme et des loisirs. Il est curieux de noter que dans le tableau chronologique des chansons retenues par l’auteur (figure 1, p. 29) comme matériaux de sa réflexion, allant de 1891 à 2020, la période de 1936 à 1941 soit aussi pauvre en production avec 4 chansons bien loin des 39 chansons de la période 1961-1965 ou des 24 chansons de la période 1971-1975.
4La problématique du travail n’est pas formulée de façon simple. L’ouvrage fait songer à une navigation à la recherche d’objets mystérieux revisités que sont la plage, le camping, la station balnéaire, l’hôtel, la route, le train, l’aéroport… L’ensemble est sous-tendu par une réflexion menée de longue date par O. Lazzarotti sur la notion d’habiter.
5La bibliographie s’appuie sur les travaux des membres de l’équipe appelée MIT, prêtant à confusion avec le fameux Massachusetts Institute of Technology, pour qualifier un groupe de chercheurs travaillant sur « Mobilités, Itinéraires, Tourismes ». Rémy Knafou, le fondateur de cette équipe à l’existence éphémère, a fait le récit de la création de ce premier groupe français de recherche sur le tourisme dans un article du Bulletin de l’association des géographes français en 2018. O. Lazzarotti a fait partie de ce groupe de recherche pionnier en compagnie de collègues qu’il cite abondamment, à juste titre, pour la place qu’ils occupent dans les publications sur la géographie du tourisme et des loisirs. Émergent de cette riche brochette de contributeurs à l’analyse du fait touristique Philippe Duhamel, Jean-Christophe Gay, Isabelle Sacareau, Philippe Violier, Vincent Coëffé, Mathis Stock, Luc Vacher, Giorgia Ceriani Sebregondi… Il n’en oublie pas pour autant les travaux stimulants sur le front de l’histoire menés par Alain Corbin, de l’anthropologie, par Jean-Didier Urbain, de la philosophie par Agnès Gayraud et de la sociologie, par Jean Viard notamment. Ce recours à la chanson comme marqueur géographique a déjà été tenté de façon ponctuelle. Philippe Gervais-Lambony, dans « De Born to Run à Born in the USA, une approche géographique de la nostalgie dans les chansons de Bruce Springsteen », publié dans Annales de géographie 2020/5, 735 (p. 5-32), affirme dans le corps de cet article l’utilité de l’approche géographique : « …il permet aussi de voir qu’une analyse géo-littéraire des paroles de chansons populaires complète utilement des travaux de recherche de terrain ». J.‑C. Gay avait envisagé la place signifiante des chansons dans un chapitre d’un ouvrage collectif coordonné par R. Knafou intitulé « De dimanche à Orly à Nationale 7 : les lieux du déplacement. On connaît les chansons » (Les Lieux du voyage, Paris, Éd. Le Cavalier bleu, p. 51-66, 2012).
6La constitution du corpus est analysée de façon illustrée par une série de graphiques et de cartes sous le titre irritant par son souci de paraître moderne « Faire corpus » comme le sera plus loin le chapitre intitulé « Faire plage » qui, comme la formule « mise en tourisme », participe, à notre sens, d’une forme de coquetterie et de soin de trouver des formules sortant des sentiers battus. Les histogrammes reprennent des données fournies en annexe. Ils permettent de visualiser les mots clés, où vacances et plages occupent les deux premières places ainsi que les interprètes majeurs. Henri Salvador, avec 8 chansons retenues, est l’interprète par excellence, osant aborder sous de multiples facettes le fait touristique. Il est suivi par une brochette de chanteurs de variété menée par Les Parisiennes et Claude François où émargent et émergent aussi Gérard Lenorman, Sacha Distel, Johnny Halliday et Brigitte Bardot…
7Le corpus de 200 chansons a été choisi avec une part de subjectivité, assumée par l’auteur. Un tableau récapitulatif en annexe dresse la liste de ce corpus trié par ordre alphabétique à partir de la première lettre du titre, complétée par le nom du parolier, du compositeur, de l’interprète retenu et de la date de création. Un classement chronologique aurait eu un intérêt indéniable, de même que l’indication du nombre de disques vendus, uniquement donné dans le corps du texte, de manière aléatoire, pour mieux apprécier la réception d’une chanson traitant des vacances. Ce corpus peut être écouté de façon systématique sous la forme d’une playlist, à retrouver sur YouTube. Ce doublon de l’écrit et de l’oral, de la mobilisation de la vue et de l’ouïe, contribue à forger une nouvelle façon d’enrichir l’objet livre. L’auteur de cette note de lecture avait déjà rencontré cette pratique novatrice dans une thèse de géographie due à Alizé Berthier intitulée Oiseaux urbains ? Les conditions d’une cohabitation humains/animaux dans le Grand Paris, soutenue à l’université Paris 1, en 2019. Une playlist de 42 titres sur le thème des oiseaux, des Beach Boys à Olivier Messiaen, presque tous en anglais. Elle comportait beaucoup de « birds » et de « sparrows » dans les titres, mis à part le cas de Léo Ferré chantant les corbeaux d’Arthur Rimbaud. Elle accompagnait le manuscrit contribuant à nourrir cet étonnant dialogue entre le texte et le son, entre la littérature et la musique, en créant une ambiance, sans être partie intégrante du matériau de réflexion comme c’est le cas avec O. Lazzarotti.
8La structuration et le contenu de l’ouvrage permettent d’aborder tout à la fois des réflexions d’ordre général sur le tourisme et des thématiques plus pointues. Retenons quelques pépites dans cette façon d’aborder le fait touristique. Les chapitres consacrés aux moyens de transport balaient les différents modes de déplacement du vélo à l’avion. Le rôle des moyens de transport de masse automobiles, d’où émergent la 4L et la 2CV, la place de ce que l’on n’appelait pas encore les influenceuses, comme Sheila ou Les Parisiennes et Claude Bolling, retracent un moment décisif dans la massification et la vulgarisation de nouveaux modes de déplacement. Les chapitres sur la dimension sexuelle des vacances, sur la notion de couple, sur les rencontres plus ou moins furtives sont convaincants. La place du dimanche et du week-end fait aussi l’objet de mises en perspective qui suscitent l’intérêt.
9O. Lazzarotti s’avère doué pour contextualiser une chanson, pour en faire ressortir la virtuosité des instruments, pour en extraire les paroles les plus signifiantes, pour commenter une pochette de disque, un vidéo-clip, voire un film dont ces chansons constituent un morceau de bravoure. Cet essai sortant des sentiers battus marque un jalon dans une façon renouvelée d’aborder le phénomène touristique, sous un regard neuf, avec une oreille attentive, porteuse de nostalgie et de jubilation.
Pour citer cet article
Référence papier
Paul Arnould, « Olivier Lazzarotti, Vivent les vacances ! Tourisme et chansons », Questions de communication, 42 | 2022, 510-512.
Référence électronique
Paul Arnould, « Olivier Lazzarotti, Vivent les vacances ! Tourisme et chansons », Questions de communication [En ligne], 42 | 2022, mis en ligne le 01 février 2023, consulté le 17 février 2025. URL : http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/30485 ; DOI : https://doi.org/10.4000/questionsdecommunication.30485
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