Thomas Frank, Le populisme, voilà l’ennemi ! Brève histoire de la haine du peuple et de la peur de la démocratie des années 1890 à nos jours
Thomas Frank, Le populisme, voilà l’ennemi ! Brève histoire de la haine du peuple et de la peur de la démocratie des années 1890 à nos jours. Marseille, Éd. Agone, coll. Contre-feux, 2021, 405 pages
Texte intégral
1Thomas Frank, essayiste américain est connu pour avoir publié deux essais célèbres dont le premier est Pourquoi les pauvres votent à droite (trad. de l’anglais par Frédéric Cotton, Agone, Contre-feux, 2008) et son pendant Pourquoi les riches votent à gauche (trad. de l’anglais par Étienne Dobenesque, Éd. Agone, 2018). L’ordre de publication de ces deux ouvrages reflète le parcours de l’auteur puisque celui-ci a commencé par une implication au sein du Parti républicain à l’université avant de s’en détacher sous la présidence de George W. Bush et de se montrer très critique par rapport à la présidence de Donald Trump. Après avoir analysé le paysage politique américain dans de nombreuses publications internationales, il s’attaque au terme de populisme dans le présent ouvrage qui a inondé la sphère médiatico-politique lors de l’élection présidentielle de 2016 qui aura vu D. Trump victorieux. T. Frank dresse le constat selon lequel nous traverserions « moment populiste » (p. 16). Il propose une lecture historique et partisane du concept de populisme qui ouvre une perspective sur le sens même du mot.
2Originaire du Kansas, il a publié un ouvrage sur son état natal en 2004 : What’s the Matter with Kansas ? (New York, Metropolitan Book, 2004), dans lequel il examine la naissance du conservatisme anti-élite. C’est aussi à cet endroit qu’il débute son ouvrage, car c’est au Kansas que les partisans des partis populistes se réunirent à plusieurs reprises, aux prémices du premier mouvement populiste américain : le Parti populiste.
3Mouvement de masse de gauche radicale, il se définissait comme étant un « mouvement de citoyens ordinaires qui demandaient des réformes économiques démocratiques » (p. 25), alors que ses détracteurs le brocardaient en le dépeignant comme « un dangereux mouvement d’aigreur sans fondement auquel des démagogues poussaient la partie la moins recommandable de la population » (p. 26). L’auteur prend parti pour ce que l’on pourrait qualifier de populisme de gauche.
4Il retrace la manière dont les mouvements populistes ont traversé le temps médiatico-politique américain, en se battant contre la ploutocratie du Gilded Age. Il décrit la manière dont le populisme du président Franklin D. Roosevelt et de son new deal a répondu aux aspirations du peuple américain suite à la crise de 1939, tout en exacerbant les tensions avec les élites américaines.
5T. Frank développe le point de vue d’un populisme de gauche qui, à l’exception d’universitaires comme Chantal Mouffe et Ernesto Laclau, détonne dans le paysage universitaire. Pour lui, le populisme est la solution et non le problème. C’est pourquoi il prend parti pour un populisme de gauche en reprenant en leitmotiv l’opposition « Nous » contre « Eux ». Le titre lui-même joue avec cette opposition et T. Frank réalise un renversement de vue tout au long de ce livre. En soulignant le clivage de classe qui sous-tend, selon lui, la question du populisme, il éloigne le lecteur du mépris de classe qui, selon lui, caractérise une partie des commentateurs politiques américains quand ils sont confrontés au sujet du populisme. C’est pourquoi la publication de ce livre permet d’ouvrir le débat grâce à une nouvelle perspective sur le phénomène du populisme.
6À l’inverse d’auteurs comme C. Mouffe ou E. Laclau, T. Frank considère que le populisme a un contenu politique et qu’il n’est pas qu’une stratégie politique dénuée de contenu programmatique. Il considère que le populisme est, par essence, de gauche. L’utilisation du concept par la droite américaine, Donald Reagan, James Buchanan ou encore D. Trump, par le truchement de Steve Bannon, est, pour l’auteur, un dévoiement de ses valeurs et un aveu d’incapacité de la gauche américaine : « Ce que Buchanan avait fait avec les accords commerciaux, Bannon l’a fait avec le sauvetage des banques : il a récupéré une indignation qui aurait dû venir de la gauche ».
7L’auteur rejoint C. Mouffe sur un point majeur, qu’elle développe dans son ouvrage Pour un populisme de gauche (Paris, A. Michel, 2018) : il faut envisager le populisme comme une réponse globale, qui puisse permettre de sortir de la rationalité en entrant dans le champ des affects et des passions. C’est ainsi qu’il pourra répondre à ses détracteurs et constituer un camp politique trans-classe répondant aux aspirations populaires.
8Désormais, le consensus scientifique se fait autour de la notion de populisme idéationnel. Étudié notamment dans l’ouvrage dirigé par Kirk Hawkins, entre autres auteurs (The Ideational Approach to Populism: Concept, Theory, and Analysis, London/New York, Routledge, 2019), le populisme idéationnel ne permet pas de définir le terme mais de circonscrire le concept mouvant de populisme. Il prend en compte les éléments historiques développés notamment par T. Frank en ce qui concerne la formation des mouvements populistes américains mais également les moments populistes latino-américains et européens. Le populisme idéationnel le définit comme étant une thin ideology, une idéologie pouvant être adossée à une autre. Cette définition n’est pas reprise par T. Frank qui le positionne à gauche. C’est une des limites de son analyse. Pourtant, sa démonstration peut s’inclure dans le cadre idéationnel. En effet, si l’on considère le populisme comme une idéologie à laquelle peut être associé un autre contenu politique, alors il est possible qu’il en existe un se revendiquant de la gauche radicale.
9La définition que l’auteur porte se situe dans la continuité du Parti populiste. L’apport majeur de l’ouvrage, hormis la mise en perspective historique fouillée, est la réhabilitation d’un populisme de gauche américain. L’ouvrage prend du recul sur l’évolution récente de la politique américaine et l’engouement des électeurs pour un candidat comme Bernie Sanders ou pour des représentants comme les élues du Parti démocrate composant The Squad (Cori Bush, Jamaal Bowman, Ayanna Pressley, Rashida Tlaib, Ilhan Omar et la figure la plus éminente : Alexandria Ocasio-Cortez).
10Le fait que le Parti démocrate a perdu les élections en 2016 indique que la gauche américaine a abandonné les revendications sociales issues historiquement, selon T. Frank, du mouvement politique mais également du mouvement syndical. Il rappelle le contenu social du discours de Martin Luther King, qu’une partie de l’historiographie a mis de côté. Selon lui, il faut reconnaître l’idée selon laquelle « les gens ont voté pour D. Trump en raison de craintes compréhensibles sur les salaires, les opioïdes, le chômage ou la désindustrialisation » (p. 313). Prendre en compte cela, c’est considérer la rationalité du vote en faveur de D. Trump et donc le fait qu’il y a une demande de l’électorat américain à prendre en compte ses aspirations sociales. L’auteur est lucide sur les accomplissements réels de D. Trump, il écrit d’ailleurs que ces « promesses [n’étaient] en aucun cas sincères mais certaines pouvaient sembler vraiment très bonnes » (p. 317). Ces promesses entrent dans le cadre du conflit « Nous contre Eux ».
11Le populisme interroge aussi le fondement même de la démocratie. Certains partisans de l’establishment, cités par T. Frank, pensent que « l’objectif populiste d’accroître la participation populaire est intrinsèquement aberrant ; c’est aux experts que nous devrions donner le pouvoir » (p. 70). Il soulève ici une aporie sur le principe « philosophique essentiel de la démocratie : le peuple sera toujours trop ignorant pour se gouverner lui-même. […] À présent, c’est nous qu’elle vient embarrasser, sous le nom de “populisme” » (p. 75). Le conflit entre le peuple et les élites prend le nom de « moment populiste », chacun niant à l’autre la légitimité de la parole dans l’espace public.
12C’est ainsi que le populisme interroge l’ethos de l’émetteur du message politique. Qui est légitime à prendre la parole en politique ? La polarisation grandissante du système politique américain éloigne la possibilité d’une position médiane. C’est ainsi que T. Frank pourrait se servir d’Antonio Gramsci et de son concept d’intellectuel organique pour expliquer le changement de légitimité au sein d’une partie de la population américaine. Penseur révolutionnaire italien, A. Gramsci propose, dans ses fameux Cahiers de prison (Paris, Gallimard, 1990) rédigés entre 1929 et 1935, le concept d’intellectuel organique arguant que « tout groupe social, qui naît sur le terrain originaire d’une fonction essentielle dans le monde de la production économique, se crée, en même temps, de façon organique, une ou plusieurs couches d’intellectuels qui lui apportent homogénéité et conscience de sa propre fonction, non seulement dans le domaine économique, mais également dans le domaine social et politique ». Un prolongement du travail de T. Frank pourrait se trouver dans le processus d’identification des intellectuels organiques de l’ère de D. Trump ou d’une des ères appartenant aux moments populistes qu’il développe.
13Le livre de T. Frank offre une perspective novatrice sur la notion de populisme dans le débat actuel. Retraçant la genèse du mouvement populiste américain, il analyse le populisme comme étant, par essence, de gauche et répondant aux aspirations populaires avec des outils rhétoriques connus, tels que l’opposition peuple/élites, symbolisée par le Nous/Eux. Son ouvrage interroge la légitimité de l’émetteur d’un message dans le « moment populiste ».
Pour citer cet article
Référence papier
Pierre Mourier, « Thomas Frank, Le populisme, voilà l’ennemi ! Brève histoire de la haine du peuple et de la peur de la démocratie des années 1890 à nos jours », Questions de communication, 43 | 2023, 400-402.
Référence électronique
Pierre Mourier, « Thomas Frank, Le populisme, voilà l’ennemi ! Brève histoire de la haine du peuple et de la peur de la démocratie des années 1890 à nos jours », Questions de communication [En ligne], 43 | 2023, mis en ligne le 01 octobre 2023, consulté le 23 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/32053 ; DOI : https://doi.org/10.4000/questionsdecommunication.32053
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