1Il y a un mystère de l’incarnation, qui ne se limite pas au seul champ du religieux, mais englobe tout le Sacré, et donc le Pouvoir, en tant que principe et en tant qu’institution. La forme du pouvoir va de pair avec sa nature, visible et invisible, tel qu’a pu l’analyser en son temps Ernst Kantorowicz en se penchant sur le(s) corps du roi… C’est en partant de cette dialectique que Pierre Karila-Cohen, professeur d’histoire contemporaine à l’université Rennes 2, interroge, dans un ouvrage riche, issu de son habilitation à diriger des recherches, la figure du préfet au xix^e siècle. Création de l’an VIII du calendrier républicain, le préfet est d’abord et avant tout figure d’autorité dans un siècle où l’autorité fut régulièrement remise en cause par les révoltes, émeutes, révolutions et autres communes. Issu de ces « masses de granit » par lesquelles le premier consul Napoléon voulait en l’an VIII enraciner la République, le préfet est censé incarner cette autorité, non pas comme un « empereur au petit pied », mais bien comme le visage idéalement souriant d’une république anonyme. Cela passe toutefois par un travail d’élaboration, l’autorité républicaine n’étant ni un héritage ni un décalque de l’autorité monarchique (même si, comme le montre l’auteur, certaines pratiques d’ancien régime, telles les « joyeuses entrées » des princes dans les villes, trouvent des échos au xix^e siècle). C’est ce que montre cet ouvrage passionnant, qui analyse, à l’aune d’une communication politique avant l’heure englobant l’individu et sa fonction, la construction de l’autorité préfectorale au long d’un xix^e siècle scandé par les changements de régime et qui voit passer, non sans un certains chaos, monarchie, empire et république. À cet égard, l’auteur s’avère déjà novateur, rompant avec la tradition des études par régime politique, pour proposer une enquête diachronique, qui s’intéresse autant aux individus et aux rituels qu’aux structures. P. Karila-Cohen appuie sa démonstration sur une masse respectable de fonds, tirés des archives nationales et départementales, enquêtes, rapports et correspondances administratives, ainsi que de sources publiées, récits et mémoires d’acteurs du temps. Avec un sens de la formule et de la synthèse qui fait mouche, il entraîne son lecteur dans une réflexion qui chemine entre histoire de l’État, histoire des sensibilités et anthropologie de l’État.

2L’autorité et son incarnation sont analysées au prisme de quelques grands concepts intégrateurs, importés des sciences sociales : le « rôle » d’un pouvoir mis en scène de manière quasi permanente, la « représentation » en tant que technique de « gouvernementalité » foucaldienne, le « charisme » wébérien enfin. Solidement armé, l’auteur peut donc s’engager dans une histoire au long cours, qui observe le « corps » préfectoral sur le plan physique dans sa matérialité – l’homme de pouvoir, en uniforme, dans sa préfecture, voire dans son couple – comme dans sa fonction, avec cette idée d’une communauté qui naît – le corps préfectoral au sens institutionnel du terme – en même temps que l’autorité qu’elle incarne. Observant les carrières, les postes et leur hiérarchie – explicite et implicite, P. Karila-Cohen en propose une lecture subtile, étayée par les rapports faits sur divers préfets, qui trace, au passage, le portrait du bon préfet.

3Qu’est-ce alors qu’être préfet ? Le verbe « être » trouve toute son importance tant l’auteur s’attache à montrer combien le corps préfectoral a fait l’objet d’un intense travail de sélection de la part des gouvernements, qui confine même à une forme d’eugénisme administratif. Être préfet exige donc certaines compétences et qualités, quelques richesses, mais plus encore une « magistrature énergique » (p. 114), qui passe par un physique (souligné par l’uniforme), une allure, un ethos même, qui suppose une personnalité faite pour la lumière… et la danse ! À cet égard, l’ouvrage interroge non seulement un quotidien professionnel, avec ses grandeurs et ses misères (dans les prémices de l’institution, les préfectures sont loin d’être les palais républicains d’aujourd’hui), mais aussi les coulisses et la dimension festive (le bal de la préfecture, ses dorures, son apparat, etc., un lieu de mémoire en soi, qui fait l’objet d’un beau chapitre). On constate ainsi que le bal a aussi vocation à apaiser les tensions, et qu’un lien entre festivités officielles et ordre public est indéniable, l’auteur évoquant même (p. 213) une « politique festive » qui, à l’instar des jeux antiques, favorise les trêves et le retour à la vie policée dans une France qui, au rythme des crises et des révolutions, redéfinit constamment son rapport à l’autorité. L’État, personnifié, s’incarne dans un visage, une allure, « un ensemble de gestes, une manière de s’exprimer, un uniforme » (p. 347) qui construisent une autre relation à l’autorité que la simple définition des normes et de leur mise en application. D’où l’importance de savoir « tenir son rang » et de faire, jusqu’à sa table, honneur au régime. La préfecture, « double de pierre » (p. 93) du préfet, comme bâtiment et comme programme architectural d’affirmation d’une autorité, fait également l’objet de beaux développements.

4Le préfet a une double mission, « administrer et séduire », une dialectique qui en fait un personnage autant qu’une personnalité, et l’État – quel que soit le régime politique – y porte une grande attention. Il est vrai que l’enjeu est de taille pour des régimes qui doivent régulièrement faire la démonstration de leur légitimité. Le préfet, qui observe et rend compte, est donc aussi un personnage public dont tous les gestes sont épiés et interprétés : habitant une « maison de verre » (le mot, cité par l’auteur, est de Honoré de Balzac), il est placé sous le double regard (et la double tutelle même) de l’opinion et du gouvernement. Une posture complexe, que l’auteur traduit par la notion de « popularité ». En écho aux travaux d’Antoine Lilti sur l’invention de la célébrité au xviii^e siècle (Figures publiques. L’invention de la célébrité, 1750-1850, Paris, Fayard, 2014), P. Karila-Cohen donne un sens neuf à cette notion appliquée à un représentant de l’État, en montrant combien l’autorité préfectorale ne peut être désincarnée, mais doit au contraire être en prise avec un terrain, un contexte et des communautés, dans un difficile équilibre entre distance et proximité, respect et séduction. À ce titre, le chapitre final qui compare le destin de deux préfets (Eugène Janvier de la Motte et Gabriel Alapetite) illustre parfaitement la démonstration, mettant en avant deux personnalités singulières, qui inspirent les romanciers. Car ce n’est pas l’un des moindres intérêts de ce travail que de réfléchir au préfet comme lieu commun, topos de la littérature, analysé sous l’angle des représentations, dans une perspective de « construction de soi ». Chez Stendhal ou H. de Balzac, comme dans les romans plus confidentiels, le préfet est une figure, presque un archétype. En tous les cas, un idéal type qui reflète une certaine conception de l’autorité, et l’auteur use à loisir des références littéraires puisées dans une vaste culture pour penser l’État incarné.

5Avec cette histoire du préfet, c’est donc une autre chronologie du xix^e siècle qui se profile, sensible du politique, originale à plusieurs titres, et qui prolonge ou complète celle plus classique de l’institution préfectorale et, plus globalement, celle de l’État. Il ne s’agit pas d’une histoire institutionnelle des pouvoirs, nécessaire, mais un peu désuète, mais bien une réflexion, novatrice à de nombreux égards, sur ce que l’on appelle parfois le « style » du pouvoir, ou ici, le « charisme » de la fonction. À mi-chemin entre l’histoire et l’anthropologie politique, P. Karila-Cohen manipule avec bonheur des concepts parfois anciens ou appliqués à d’autres objets, dont il renouvelle l’usage (on lira avec intérêt le dialogue qu’il établit avec les travaux de E. Kantorowicz, autour de la notion d’effigie et leur transposition au cas préfectoral). Au plaisir tout littéraire de parcourir une étude bien écrite, servie par une culture ample, s’ajoute l’intérêt d’une réflexion qui met en lumière l’un des mécanismes fondamentaux de l’État en tant que fabrique de l’autorité.