1L’information, comme l’économie, est l’un des nerfs de la guerre, et ce depuis longtemps : le paysage de la conflictualité a évolué, englobant progressivement l’ensemble des sociétés dans le concept de guerre totale, en intégrant l’information dans toutes ses dimensions, à commencer par la propagande. Ce rôle essentiel de l’information en a fait à la fois une arme et un champ de bataille à part entière. Partant du concept de guerre informationnelle, les auteurs s’attachent dès lors à montrer en quoi l’information fait arme, et arme à long rayon d’action, s’inscrivant dans une forme de guerre indistincte – hybride pour reprendre un vocabulaire issu de la polémologie – qui bouleverse les schémas habituels de la guerre. Certes, l’information comme arme de guerre n’est pas une nouveauté et l’histoire, comme les stratégistes, en enseigne depuis l’Antiquité les usages stratégiques, tant par la propagande que dans la guerre psychologique et la contre-subversion, ce que montre l’article de Nicolas Mazzucchi, avec des exemples qui alternent réflexions doctrinales et cas particuliers – le Hezbollah, Daech – significatifs. La problématique n’est pas neuve, elle est même assez ancienne et figure dans la plupart des grands traités stratégiques : l’enjeu du moral (envisagé en 1831 par Carl von Clausewitz dans De la guerre) ou bien une tactique qui allie désinformation et dissimulation (Sun Tzu et son Art de la guerre) sont autant d’illustrations historiques d’un procédé ancien. Mais avec l’émergence, dans les années 2000 d’une technologie numérique, qui, via l’internet 2.0, fait de l’utilisateur un acteur à part entière, la révolution numérique a transformé les rapports que les États entretiennent entre eux comme avec les sociétés, et changé la nature de la guerre, installant le cyberespace comme un champ de bataille en soi. Certes, la communication ne sert pas d’abord – pour plagier la formule du géographe Yves Lacoste – à faire la guerre, on lui prête même des vertus apaisantes… mais l’actualité de l’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022 démontre encore combien cette conception irénique résiste mal aux faits, à commencer par l’enjeu de légitimation d’une « opération spéciale » qui n’assume pas le nom de guerre de conquête, ou encore la médiatisation des attaques informatiques menées depuis la Russie et la Biélorussie. Ce nouveau risque, qui épouse d’ailleurs les différences entre régimes démocratiques et États autoritaires, voit se multiplier les acteurs, étatiques et non étatiques (de l’Otan aux « hackers » criminels ou mercenaires, etc.), protagonistes de ce qui peut parfois ressembler à de la guérilla et à des guerres « sous le seuil ». Dans un contexte technologique évolutif, où la suprématie américaine est remise en cause (par exemple via la technologie 5G), ces « guerres de l’information » sont également le reflet d’une société mondialisée complexe et un bon indicateur des rapports de puissance.

2C’est en partant de ce constat que les directrices de l’ouvrage, chercheuses à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (Irsem), ont rassemblé une équipe de chercheurs, civils et militaires, spécialisés dans divers domaines (géographiques ou technologiques) pour évaluer l’ampleur de la rupture stratégique en cours, tant sur les plans technologique et opérationnel que par des approches nationales. De ce fait, l’ouvrage s’avère à la fois très renseigné, bien structuré et impeccablement problématisé, explorant, dans un dernier temps, les implications politiques, ainsi que les tentatives de réponses juridiques apportées aux innovations en cours. En commençant par une approche stratégique, qui, sous la plume du colonel Gomez, analyse les méthodes (par exemple, la cyberstratégie, qui comporte les frappes cinétiques, le ciblage, notamment dans les opérations de renseignement), le champ de bataille (le cyberespace, mais aussi le réseau dans sa matérialité, via les serveurs : une question effleurée par Kévin Limonnier), les tactiques (et notamment les stratégies d’influences), et plus largement l’histoire de la guerre électronique (qui débute avec l’invention de la radio et son application militaire, durant la Grande Guerre), l’ouvrage dévoile progressivement la nature de ces guerres sous le seuil, et pose la question d’une conflictualité singulière, et encore mal/peu régulée. Dans une certaine mesure, le cyberespace est un far west de la guerre, un lieu indistinct, entre no man’s land, terra incognita et laboratoire, dans lequel des acteurs hybrides sont déployés, qui questionne le concept même de combattant, et revisite l’idée d’objectifs (militaires en particulier) comme l’idée de victoire, dans un contexte où l’asymétrie s’avère forte. Autant d’acteurs, autant de tactiques, de conceptions opérationnelles, de cultures stratégiques, et d’usages politiques, diplomatiques, etc. On peut ainsi s’interroger, avec Pierre Pahlavi sur la notion, équivalente de « diplomatie publique hybride » (appliquée au cas iranien), qui entretient pareillement le flou, un schéma également reconnaissable dans la hasbara israélienne analysée par Amélie Férey, qui, entre diplomatie publique et propagande, prône « l’explication » (traduction de l’hébreu hasbara) au service du sionisme. À cet égard, la seconde partie, distinguant régimes autoritaires (Russie, Chine, Taiwan, Corée du Nord, Iran, Golfe) et démocraties (Royaume-Uni, États-Unis, Israël, Japon et France), propose une première cartographie de la puissance numérique et de ses usages militaires dans un tableau général, qui éclaire les représentations que chaque puissance se fait de cet objet et de cet espace nouveau. Les cultures, diverses, se confrontent, jusqu’au lexique même, et « l’espace informationnel » russe (Céline Marangé et Maxime Audinet) interroge par sa plasticité, par rapport au « cyberespace » occidental. Car c’est là sans doute que le schéma consensuel de Marshall McLuhan et du « village planétaire » se heurte à l’idée d’un droit schmittien issu du sol, et qui revendique, y compris sur cet espace, une souveraineté, ou du moins une autonomie d’action garantie par la seule technologie. En parallèle, B. Pajot montre, dans le cas français, que la notion de résilience, face à la manipulation et à la désinformation, relève également d’une approche sécuritaire, fondée sur l’identification de la menace et les contre-mesures (et à cet égard, on lira avec intérêt la communication de Divina Frau-Meigs, qui éclaire les moyens de cette politique). Dans le même ordre d’idées, l’article de François Delerue, qui traite du cas spécifique des élections, cas largement médiatisé depuis les élections américaines de 2016 et française de 2017, montre l’ampleur de la menace.

3Doté d’une bibliographie sélective par chapitre et d’un glossaire utile au néophyte, cet ouvrage s’avère un bon instrument de compréhension des enjeux internationaux d’une technologie récente et d’une conflictualité évolutive. Le spectre envisagé est assez large, avec un prisme institutionnel légitime, qui se focalise davantage sur les stratégies, les doctrines d’emploi, les pratiques et les acteurs, que sur le pan traditionnellement le plus aveugle de toute recherche sur l’information en guerre, à savoir la réception. Dans une certaine mesure, la question du public demeure un angle mort dans une réflexion qui reste à hauteur des États-majors (même si, dans l’article de F. Delerue consacré notamment aux élections américaines, l’influence des opérations est reconnue). La guerre informationnelle, qui tend à devenir une guerre sur un champ de bataille numérique, devrait inspirer de nombreuses recherches (et l’actualité en démontre régulièrement la nécessité), et ce n’est pas l’un des moindres intérêts de cet ouvrage que de poser des questions et d’inspirer des problématiques aux futurs chercheurs. Sans être exhaustive, l’étude, qui réunit de bons spécialistes, offre un panorama ample qui embrasse la plupart des lieux de conflictualité – haute ou basse – de notre temps, et complète l’approche géographique proposée récemment par Philippe Boulanger dans sa Géopolitique des médias (Paris, A. Colin, 2014-2021). Elle démontre, si besoin en était, que la guerre informationnelle est une notion dense, mouvante, liée à la modernisation technologique et qui, de ce fait, souligne l’écart toujours croissant entre normes et pratiques guerrières.