1L’université d’Angers est unanimement reconnue pour son Journal of the Short Story in English, revue scientifique semestrielle dédiée à la nouvelle anglophone et aux formes brèves, qui célèbre en 2023 ses 40 ans d’existence. C’est donc en toute logique que s’y est tenu en avril 2018 un colloque sur « Les temps de la fulgurance », dont est en partie issu ce volume proposé par ses organisatrices.

2Organisé en quatre chapitres comptant chacun cinq parties, il se consacre d’abord à circonscrire le concept même de fulgurance. Les approches sont variées : tout d’abord lexicale à travers mots et locutions pour Michel Sandras dans le domaine poétique ; puis par le biais de l’onomastique et son « rôle de récit dans le récit » (p. 103) pour la brillante et érudite contribution diachronique d’Emmanuel Vernadakis sur la poétique des noms propres comme « microfictions fulgurantes » (p. 81) ; ensuite linguistique pour Françoise Daviet-Taylor, qui se penche sur la dimension performative des injonctions divines dans le « penser, [le] dire et [le] dit dans la Genèse » (p. 73) ; enfin textuelle avec la microfiction et ses effets de réception sondés par Yvon Houssais, puis avec le récit très bref (une « littérature libérée du temps » [p. 119]) scruté par Ada Teller. Les différents angles choisis par ces auteur·ices soulignent combien fulgurance et brièveté sont indissociables de la notion d’événement au sens large : les cinq sections considérées offrent un riche panorama des potentialités originales de l’objet d’étude en l’élargissant bien au-delà de son acception initiale, ce synonyme de « fulguration » usité en physique et en chimie, dérivé morphologique du latin fulgur, « foudre », dont le sémantisme figuré a nettement pris le dessus sur le sens premier. Le lexème « fulgurance » apparaît en effet comme relativement récent en langue française : si une première occurrence est signalée en 1866 par Le Grand Robert de la langue française (Paris, Éd. Le Robert), le Nouveau dictionnaire étymologique Larousse (Paris, P. Larousse) le signale comme rare avant le xixe siècle et il n’est référencé par le Littré (Versailles, Encyclopaedia Britannica) que dans son supplément de 1999.

3Le chapitre II, « Mises en scène de fulgurances textuelles », s’intéresse aux dimensions esthétique et poétique de la brièveté comme forme littéraire : elles peuvent être dialogiques, comme le montre Salwa Ben Sassi-Taktak dans son analyse des échanges oraux dans Jacques le Fataliste et son maître (Diderot Denis, Paris, Flammarion, 2012 [1796]) ; user de formes rhétoriques et narratives elliptiques telles que métaphores, métonymies, répétitions, phrases nominales, procédés relevés parmi d’autres dans la section suivante par Claire Cazajous-Augé chez le nouvelliste Rick Bass avec ses esquives animales (The Hermit’s Story, New York, Houghton Mifflin, 2002), voire de « techniques de fragmentation », asyndètes, parataxes et ellipses (p. 179), dont le pouvoir de sidération est exploré par Irène Kristeva dans les Petits traités de l’écrivain et penseur Pascal Quignard (Paris, Gallimard, 1981-1991 [p. 169]). Parfois c’est une matrice formelle qui s’avère singulièrement pertinente eu égard à la violence de son époque : Magali Bossi l’illustre avec cinq micro-analyses de haïkus de la Grande Guerre autour de l’explosion, poèmes dont la puissance de condensation porte aussi en elle, paradoxalement, une potentialité de dilatation quasi filmique. Enfin, pour clore ce chapitre, Nelson Charest étudie chez Charles Baudelaire, une autre forme de concision discursive, le brevet, « écrit de brève mesure » (p. 213). Sa réflexion, à portée sociologique et philosophique, s’articule notamment autour de la thématique du don, ce « jeu d’apparition et de disparition » (p. 221), fulgurant par essence.

4Le bref peut aussi être spectaculaire, comme on le voit au chapitre III, qui traite des arts visuels et de spectacle vivant, domaines particulièrement propices à son exploitation, que ce soit dans le théâtre et la danse, disciplines où les questions de temporalité structurent la performance ou, plus inattendue, la peinture, qui est toutefois, si l’on y réfléchit, une forme de concision. Le premier exemple théâtral, exposé par Claudio Pirisino, est issu de l’œuvre d’Achille Campanile avec ses « tragédies en deux répliques ». Ces micro-drames illustrent la « brièveté du temps tragique » en jouant sur la coïncidence entre durées de la fiction et de la représentation (p. 232-233), tout en accumulant les didascalies pour mieux mettre en relief l’économie du texte oralisé. Effet de subversion assuré ! La section suivante traverse les siècles, du genre oratoire incarné par Quintilien aux « dramaticules » de Samuel Beckett, « réduction extrême des possibilités de la forme théâtrale [pour] dédramatiser le drame » (p. 257), en passant par le traité de la danse de Domenico Da Piacenza. À travers ces « pauses iconographiques » des plus variées, Silvia De Min souhaite repenser l’image scénique dans son rapport au temps (p. 244) par le biais du détail. Pauline Boivineau relate une expérience originale : celle d’« une minute de danse par jour », performance à la fois poétique et politique (p. 262), où le non-spectaculaire s’inscrit dans l’espace public pour faire du « presque rien quelque chose d’essentiel » (p. 275) en réaction aux attentats de 2015 contre l’équipe du journal Charlie Hebdo. Ensuite, avec Marie-Pierre Chabanne, retour en 1824, année du Salon de peinture commenté dans Le Journal de Paris par Stendhal. Au cœur de la controverse esthétique de l’époque, l’écrivain transpose sa théorie du romanticisme aux beaux-arts : la forme brève s’y retrouve avec l’abandon des grands formats, rompant avec l’esthétique davidienne, et la promotion de la lithographie, des tableaux de chevalet et de l’aquarelle, « œuvre rapide et éphémère » (p. 280) en provenance d’Angleterre. Ces productions « minimalistes et denses » fondées sur la concision, l’intensité et la précision orientent le regard sur l’essentiel, idéal qui empêchera cependant Stendhal de percevoir l’intérêt d’Eugène Delacroix, par exemple, comme incarnation de la « révolution romantique ». Toujours dans le domaine pictural, mais contemporain cette fois, c’est le plasticien Ernest Pignon-Ernest qui retient l’attention de Liliane Louvel pour les « Fulgurances et revenances » de son street art (p. 295). Ses dispositifs, sérigraphies éphémères sur papier journal désormais célèbres, relèvent de l’« installation intempestive » sur les murs, qui va interloquer les passant·es par son pouvoir d’illusion en jouant sur le principe du trompe-l’œil, allant même jusqu’à revisiter les « extases et le corps foudroyé [...] des grandes mystiques » (p. 304) via ses dessins.

5Enfin, le chapitre IV est dédié à l’audiovisuel : photographie, radio, cinéma sont l’objet des cinq sections qui le composent. D’abord, Bertrand Naivin propose une réflexion diachronique sur l’évolution de la photographie vers la « phonéographie », photographie au smartphone. Cette technique introduit la fulgurance dans la prise et la diffusion d’images, souvent frénétiques, que l’auteur aborde comme « surenchère de soi » (p. 323) tout aussi instantanée qu’éphémère, qui réinterroge notre rapport au temps et à l’espace. Carole Darmon se penche, quant à elle, sur une autre forme de communication : le billet radio, tel que l’a conçu Edward R. Murrow entre 1939 et 1941 pour la station CBS en Grande-Bretagne. Ces billets participent d’un « ethos journalistique » ; leur rhétorique synesthésique et leur concision de « vignettes » (p. 342) sonores intègrent les bruits de guerre (sirènes, bombes, canons anti-aériens) et servent à construire l’empathie envers les Britanniques dans l’opinion publique américaine, tout en forgeant l’image d’un E. R. Murrow correspondant de guerre qui réinvente les codes du journalisme. Un autre genre concis, celui du film-annonce, est analysé par Sylvie Périneau-Lorenzo. Ce paratexte filmique procède d’une syntagmatique assez prévisible, qu’elle classe en quatre types énonciatifs : promissif, explicatif, symbolique et méta- (p. 361). L’article tout à fait passionnant explore avec brio les tenants et aboutissants d’un genre apte à dépasser largement, l’autrice en fait la démonstration, le simple « attrape-spectateurs » promotionnel, et ouvre au lectorat une tout autre vision de ces « trailers ». Non loin du film-annonce, le générique de série TV est l’objet d’une étude de cas sémiologique conduite par Jean-Bernard Cheymol, portant sur Mindhunter (Penhall Joe, 2017-2019) et son ouverture aux images quasi subliminales (p. 374). Pour conclure, Jérôme Dutel se consacre au genre du « très très court métrage d’animation », dont la fugacité du format (moins de deux minutes) fera d’autant plus forte impression sur le public qu’elle contraint les stratégies narratives et esthétiques mises en œuvre.

6Au terme de ce volume, on exprimera un seul regret et il porte sur le hiatus entre le sous-titre de couverture, « Le temps de la fulgurance », et la suite du volume, où les directrices insistent dès l’introduction sur le pluriel « Les temps de la fulgurance » visant à marquer « une multiplicité et même une complexité des temporalités qui s’articulent avec cette notion » (p. 12-13, emphase originale), que cette coquille met un peu à mal. Passé ce défaut d’affichage, reste à souligner la grande richesse de l’ouvrage, tant au niveau des approches scientifiques que de la variété des thèmes et exemples traités. Nombre de contributions témoignent en effet d’une remarquable originalité dans la « lecture » de l’ultra-bref et les perspectives développées à partir de ce concept éminemment fécond susciteront surprise et intérêt chez les lecteur·ices de tous les différents champs de recherche concernés.