Marion Pouffary, Robespierre, monstre ou héros ?
Marion Pouffary, Robespierre, monstre ou héros ? Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2023, 339 pages.
Texte intégral
1Encore un ouvrage sur Maximilien Robespierre ! est-on tenté de dire à la lecture du titre, mais il n’en est rien. Issu d’une thèse d’histoire soutenue à Sorbonne Université par Marion Pouffary, fonctionnaire parlementaire, ce travail s’interroge sur la représentation de M. Robespierre dans le discours politique français du xixe siècle. Celui-ci s’arrête pour l’autrice en 1898, quand la date marquant la fin du long xixe siècle se situe pour nombre d’historiens en 1914, mais l’argument de l’autrice de considérer la césure politique de l’affaire Dreyfus (p. 24) comme terminus ad quem est recevable. Une solide bibliographie, un état des sources cohérent, un index pratique et des notes de bas de page nombreuses complètent cet ouvrage. Il est vrai que les choix de M. Pouffary sont plus thématiques que chronologiques, sauf dans les cas des chapitres I, consacré au retour de M. Robespierre sur la scène politique en 1830 (p. 27-51) ; celui du II, largement consacré à la monarchie de Juillet (p. 53-77) et le IX, traitant de l’image de M. Robespierre dans le débat parlementaire des débuts de la Troisième République (p. 247-293). Cette construction, où s’entremêlent des séquences chronologiques et des moments où l’on suit une thématique, plus ou moins articulée à une chronologie propre, ne rend pas la lecture trop difficile, portée qu’elle est par un style vigoureux, mais oblige à une attention de tous les instants et, en corollaire, à de nombreux va-et-vient entre les différents chapitres.
2L’originalité du travail de M. Pouffary est de commencer par examiner la « légende dorée » de M. Robespierre, celle qui dans les débats, télévisés ou non, utilisant le nom de M. Robespierre est le plus souvent tue ou a grand mal à se frayer passage. Le chapitre I présente une image de M. Robespierre construite autour de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, présentée par lui à la Convention nationale le 24 avril 1793 et en partie reprise par la Constitution de l’an I (p. 27). Cette construction est véhiculée par la Société des amis du peuple et par la Société des droits de l’homme qui, au début de la monarchie de Juillet, inquiètent, par leurs convictions républicaines, le pouvoir en place encore mal assuré. Des historiens très politiques participent à ce revival de l’« Incorruptible » : Albert Laponneraye, Barthélemy Hauréau, Arthur Guillot, représentants du courant républicain radical-socialiste (p. 32-35), auquel s’oppose un courant républicain libéral, illustré par Adolphe Thiers et François-Auguste Mignet (p. 31-32), défendant, pour résumer, le legs de 1789 à août 1792 pour refuser celui de 1793 et donc le personnage de M. Robespierre, opposition féconde jusqu’à nos jours. Des travaux d’érudition permettent d’offrir au plus grand nombre un accès à l’abondante œuvre écrite de M. Robespierre (p. 36-41), tandis que Philippe Buonarroti, survivant de la période de la Convention, participe, quoique de façon nuancée, à assoir la légende dorée de M. Robespierre (p. 41-47), tout comme Alphonse de Lamartine (p. 46).
3Le chapitre II affine et précise le corpus des historiens, journalistes et hommes politiques qui enracinent leurs vues d’avenir sur le moment robespierrien de la Révolution française. Le tribun en sort en apôtre de l’égalité, dans une démonstration de l’autrice érudite et globalement convaincante (p. 51-63). Elle complète celle-ci par une analyse, toujours fondée sur les publications et recherches effectuées pendant la monarchie de Juillet, voire pendant la Deuxième République et le Second Empire pour le cas de Louis Blanc (p. 60), le passage au fil des années d’un M. Robespierre initiateur convaincu du droit à l’insurrection à un M. Robespierre homme d’ordre, en fonction de l’évolution politique du pays et des républicains radicaux-socialistes (p. 63-69). Elle achève son chapitre sur le grand prêtre d’une religion nouvelle (p. 69-76) qui convainc, Armand Barbès et A. de Lamartine, sans oublier Alphonse Esquiros et L. Blanc. Cet aspect du personnage, sensible et préoccupé de métaphysique, en quelque sorte préromantique, explique sans doute que l’Histoire des Girondins d’A. de Lamartine (Paris, Furne et Coquebert, 1847) ait, loin du propos premier (p. 46), versé dans un robespierrisme convaincu (p. 73-76).
4Le troisième chapitre, intitulé « Le poids des mots », eût pu trouver sa place dans les deux précédents, un souci d’équilibre général et une volonté d’échapper à la pression chronologique peuvent cependant justifier de l’isoler. La première remarque de l’autrice concerne l’accessibilité remarquable des textes de M. Robespierre, celui-ci ayant en son temps veillé à leur impression, tandis que leur réimpression sous la monarchie de Juillet a largement été assurée par érudits et historiens (p. 78). La rhétorique des textes de M. Robespierre, privilégiant souvent le général face au particulier (p. 82, 84), les rend compréhensibles au-delà du moment de leur énonciation, quand le rappel obstiné des principes (p. 86-90) permet de les recycler dans les temps futurs. Cette solidité de la construction, une passion à convaincre et au fil des années une maîtrise du verbe où l’homme se mettait tout entier, préparant jusqu’à l’épuisement son argumentation (p. 98-99), en firent un héros romantique, d’abord écrivain (p. 100-101). M. Robespierre était un disciple conséquent de Jean-Jacques Rousseau, au lyrisme et à la sensibilité affirmée (p. 105-106) sans renoncer à la rigueur du raisonnement. Préromantique en somme (p. 107), le M. Robespierre que célébrèrent A. de Lamartine et Charles Nodier profita de la vague du mouvement.
5Rien d’étonnant à ce que le chapitre IV, intitulé « Homme principe et génie de la Révolution », développe les traits de M. Robespierre que les républicains radicaux-socialistes ont voulu retenir. Les caractéristiques de l’homme vertueux, avec sans doute une lecture discutable du terme de « vertu » (p. 114), aux mœurs austères (p. 118), inébranlable dans ses certitudes (p. 117), incorruptible (p. 118), « appréciation politique et morale… mêlées » (p. 119), forment un portrait qui va marquer, autant que la légende noire, l’histoire de la Révolution aux dépens de l’homme (p. 119). Le mouvement romantique se plut aussi à en faire un génie, un être exceptionnel guidé par une inspiration céleste ; à tout le moins un philosophe chez A. de Lamartine (p. 127) ; de façon plus échevelée, chez A. Esquiros, un prophète de la divinité (p. 128) ; pour achever chez A. Laponneraye et Jean Lodieu, de façon moins appuyée chez A. de Lamartine, sa vie en nouveau Christ, en martyr (p. 131-132).
6Les chapitres V, VI et VII sont consacrés aux diverses légendes noires, celles de droite, celles de gauche, celles portées par les républicains libéraux. La première, au chapitre V, est la plus évidente. Née pendant la constituante dans les milieux royalistes et associée à la figure de l’anarchiste, elle se renforce avec les Girondins de celle du tyran, pour aboutir avec les thermidoriens au singulier monstre politique qu’est le « tyrannarchiste » (p. 133). Une dizaine de pages (p. 133-141), fort instructives, établissent filiations et synthèses d’une construction où le rapport d’Edme-Bonaventure Courtois à la Convention, établi en 1795 à partir des papiers de M. Robespierre, joue un rôle central (p. 139-140) en une présentation biaisée qui est, pour l’autrice, « une réécriture de l’histoire » (p. 139). Un sous-chapitre (p. 144-149), à mon sens mal placé, vient ensuite faire le bilan du discours contre-révolutionnaire appliqué à M. Robespierre, anarchiste irrémédiablement, et ce dès ses études au collège Louis-le-Grand, en s’appuyant essentiellement sur un ouvrage de 1795, publié à Augsbourg, de l’abbé Liévin-Bonaventure Proyart, intitulé La Vie et les Crimes de Robespierre, tout un programme ! Le chapitre se poursuit par l’analyse de divers travaux historiques de vulgarisation, reprenant les thèmes examinés précédemment, dont la vogue est censée faciliter la diffusion de cette légende noire (p. 149-154) et s’achève sur les emprunts faits au courant antirévolutionnaire par la légende noire libérale, concept qui vient ici de façon prématurée (p. 154-159). Les légendes noires de gauche, qui fournissent au chapitre VI sa matière, sont pour le lecteur une découverte qui ne manque pas d’intérêt. L’apparition dès les années 1839-1840 d’un mouvement, issu de la tradition babouviste, se présentant comme « communiste » (p. 161-162), rebat quelque peu les cartes. Adeptes de la raison et adversaires de la propriété, les Enragés et Hébertistes sont réhabilités par une partie des néo-babouvistes et communistes quand M. Robespierre, déiste et partisan de la propriété, voit décliner, voire disparaître, son aura de père fondateur au profit de Jacques-René Hébert et de Sylvain Maréchal (p. 162-168). Cette remise en cause entraîne une polémique violente à l’intérieur du mouvement, dont Étienne Cabet, « robespierriste », et Théodore Dézamy, « hébertiste », sont les principaux acteurs, mais que le ralliement d’Auguste Blanqui et de son proche Gustave Tridon aux thèses défendues par T. Dézamy tranchera en la défaveur de l’Incorruptible (p. 168-174). De façon beaucoup plus radicale, Pierre-Joseph Proudhon dénie toute actualité, sauf négative, à la figure de M. Robespierre, définitivement chassée du Panthéon anarchiste (p. 174-182), exclusion que confirmera avec verve Pierre Kropotkine, beaucoup plus tard (p. 182-195). Cette révision anarchiste du rôle de M. Robespierre, qui sera évoquée durant la Commune par Jules Vallès (p. 188-189), coïncide avec des luttes contemporaines (p. 190) dans lesquelles son fantôme est entraîné bon gré mal gré. Le chapitre VII interroge « la légende noire libérale-républicaine ». Celle-ci nous est familière, construite, de Jules Michelet à François Furet, tout au long de deux siècles (p. 197-198). L’autrice retrace son cheminement d’Armand Carrel à Jean Duplan pour aboutir à J. Michelet, quelque peu obsédé par le « cléricalisme » de M. Robespierre (p. 203-207), à Edgar Quinet (p. 207-208) et à Alphonse Aulard (p. 210-212). Des historiens en guise de locuteurs du discours politique, voilà qui peut paraître justifiable mais n’est guère justifié. Certes, ils furent engagés politiquement et l’influence de l’Histoire de la Révolution française de J. Michelet (1847-1853) dépassa de loin les milieux « cultivés », mais l’arène politique pas plus que le discours public ne sont évoqués. Ce défaut, dont les chapitres précédents n’étaient pas exempts, devient ici criant, même si la lecture de la table des matières nous indique que ces sujets seront partiellement traités par la suite. Cette critique républicaine et centriste de M. Robespierre sous-tend une lecture souvent opportuniste de la Révolution (p. 212), qui en accepte les résultats en en refusant les moyens.
7Le chapitre VIII s’intéresse aux références à M. Robespierre dans les débats parlementaires de la Restauration au Second Empire et constitue une sorte de synthèse de tout ce qui précède. Après avoir constaté que, pendant le Premier Empire, le nom de M. Robespierre ne fut prononcé dans aucun organe législatif (p. 213), l’autrice souligne que les parlementaires majoritaires des régimes suivants ont déroulé les bigarrures des diverses légendes noires. Sous la Restauration c’est le tyrannarchiste qui est honni, accompagné à l’occasion de Jean-Paul Marat, Georges Danton, Antoine Fouquier-Tinville, Jean-Lambert Tallien, Jérôme Pétion de Villeneuve, Antoine Barnave, Mirabeau, Emmanuel-Joseph Sieyès (p. 214). C’est toute la Révolution qui est ainsi mise au ban, avec cependant des nuances : les libéraux se réclament des principes de 1789 mais refusent les « excès » postérieurs au 10 août 1792, quand les ultras refusent l’ensemble des actes révolutionnaires (p. 217-219). Pendant la monarchie de Juillet, M. Robespierre est soit anarchiste soit tyran. Il n’est cité que 19 fois (p. 220) quand il l’avait été 30 fois pendant la Restauration (p. 214). Il incarne la figure du destructeur de l’ordre social (p. 220) lorsque, à bout d’arguments, le gouvernement en cherche un définitif, l’appel aux mânes terribles de M. Robespierre est une sorte d’ultima ratio. La Deuxième République voit l’argument ad Robespierrum fleurir, 34 citations pour quatre années (p. 228) en deux versions : l’hostile, six fois anarchiste et six fois tyran (p. 229), et la positive, portée par diverses fractions républicaines dont la radicale-socialiste (p. 231). Cette double référence rend les débats plus riches et plus fondés, la connaissance de M. Robespierre à partir des travaux d’érudits et d’historiens ayant quelque peu évolué (p. 230-238). Quant à la période du Second Empire, il n’est pas étonnant que la présence de M. Robespierre y soit modeste, 16 occurrences (p. 239). Anarchiste et tyran pour la moitié des interventions où il est cité, les autres portées par l’opposition libérale se servent de M. Robespierre comme repoussoir face à la politique gouvernementale (p. 244). Quatre-vingt-dix-neuf citations en 54 ans de vie parlementaire, une bonne moyenne, mais il y eut des moments de haute intensité ; l’impopularité ou la popularité du spectre de l’Incorruptible fut, somme toute, très modérée chez les parlementaires des époques concernées.
8Les deux chapitres suivants analysent les débats parlementaires de la Troisième République jusqu’en 1898. L’autrice consacre le chapitre IX à décliner l’image du tribun dans les débats parlementaires des débuts de la Troisième République. Elle constate une récurrence des citations de M. Robespierre, plus d’une centaine de 1870 à 1898, soit 3 citations par an (p. 247), mais surtout un élargissement des thématiques qui lui sont associées, en particulier s’agissant des questions religieuses et scolaires. La connaissance de son œuvre se fait plus précise dans les interventions (p. 248), en revanche M. Robespierre anarchiste disparaît, effet du changement de composition du parlement au fil des années et de la sidération que constitua pour nombre de parlementaires l’épisode de la Commune, sans que ce soit le cas de son parèdre le tyran, que la droite conservatrice continue de privilégier pour stigmatiser les gouvernements républicains de toutes nuances (p. 250-253). La figure de l’Incorruptible est cependant utilisée par l’« extrême gauche » du moment, emmenée par Georges Clemenceau avant de devenir le groupe « radical-socialiste », de façon positive à diverses reprises (p. 255-257). La Révolution constitue alors un enjeu politique de première importance et M. Robespierre versus G. Danton devient un sujet polémique (p. 256-258) qui culmine en 1891 avec l’« affaire Thermidor » qui est, pour G. Clemenceau, le prétexte à exposer avec force au parlement l’idée, vouée à une grande notoriété, selon laquelle « la Révolution française est un bloc » (p. 258-264).
9Le chapitre X est une réflexion, bienvenue mais un rien superflue, constatant que les débats parlementaires « reflètent moins la spécialisation parlementaire de M. Robespierre que ses légendes » (p. 265). Le M. Robespierre juriste souvent pointilleux, attentif à la procédure, passionne l’historien mais le parlementaire ébloui, en bien ou en mal, par l’âme du Comité de salut public n’en a que faire et opposer le constituant au conventionnel est affaire d’historien (p. 272). Quant au radicalisme démocratique de l’Incorruptible, il est, après la Commune, hors de propos dans les Chambres de la Troisième République, tout comme la partie de son œuvre que l’on peut rapprocher du socialisme (p. 278-293). Par ailleurs, ce chapitre, dans quelques retours en arrière d’importance (p. 275-277, 278-291) brouille quelque peu la lecture. L’on retrouve les mêmes acrobaties chronologiques dans le chapitre XI consacré à l’importance des références à M. Robespierre lors de débats sur les questions religieuses et scolaires. « Tyran des consciences », il est invoqué sous la Troisième République comme repoussoir et argument d’autorité par les conservateurs qui en font, par dérision, l’exemple à suivre par les républicains (p. 305-316).
10Pour qui s’intéresse au destin posthume de M. Robespierre et à son parcours dans la sphère politique au xixe siècle, cet ouvrage, agréablement écrit, rédigé avec une passion sincère, fera date. Il est dommage qu’une maîtrise insuffisante de l’utilisation de la chronologie, résultant de la difficulté de l’autrice à trancher entre récit thématique ou récit chronologique, laisse une sensation de gêne pour les lecteur·ices. Par contre ce travail est exemplaire sur l’instrumentalisation de l’histoire, en politique et dans la « sphère médiatique » dont le terme, et c’est dommage, n’est jamais cité.
Pour citer cet article
Référence papier
Michel Cadé, « Marion Pouffary, Robespierre, monstre ou héros ? », Questions de communication, 45 | -1, 519-524.
Référence électronique
Michel Cadé, « Marion Pouffary, Robespierre, monstre ou héros ? », Questions de communication [En ligne], 45 | 2024, mis en ligne le 30 juin 2024, consulté le 19 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/35825 ; DOI : https://doi.org/10.4000/11wyd
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